Nuit d'émotions

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Lorsque je rouvre les yeux, c’est pour les fixer, interdits, sur la silhouette de Can progressant vers la sortie principale du Bebek. Mon corps, resté de marbre, commence à gesticuler son fessier sur le tabouret devenu soudain peu confortable.


Il me faut bien deux minutes pour dresser un bilan sur les cinq dernières et pourpenser les prochaines : en un tournemain, le pyromane des cœurs a mis fin à mon mensonge. Dans un futur immédiat, sa villa va m’offrir à nouveau son hospitalité. Et demain...demain, il m’accule sous son objectif. S'en suit une recherche interne, en faveur de puiser le cran nécessaire de le rejoindre. Dans un dernier encouragement mental, mes baskets choquent le plancher d’un rebond et entament une traversée jusqu’à ciel ouvert. Je retrouve oncle et neveu, engagés dans une conversation exclusivement dans leur langue natale. Je ne comprends peut-être pas le turc, mais je sais reconnaître mon prénom, surtout quand celui-ci revient à deux fois. Sourcils froncés, ma contrariété se pointe dès ma connaissance de l’indélicatesse de me refuser leur échange. Mes yeux passent de l’aîné à son second dans la perspective d’y intercepter un indice sur l’origine de cette discussion. Mon observation m’amène uniquement sur la piste de sa valeur. Les deux hommes sont sérieux. Plus qu’une discussion, il semblerait que ce soit un entretien formel clôturé par Can d'une main tendue. Ibrahim étudie cet acte avec un intérêt préoccupant, puis rive son regard dans celui très franc de son interlocuteur.


Que peuvent-ils bien se dire de si capital ? Je ne les ai jamais vu si solennels.


Lorsqu'oncle et neveu s'accordent dans une poignée ferme, j'ai comme l'impression qu'un pacte vient de se sceller entre eux.

— Je ne sais pas ce qu'il se trame ici, ni ce qu'il se dit, souligné-je d'un doigt passant de l'un à l'autre, mais je ne suis pas sans vous rappeler que la poisse gangrène mon agilité, pas mon ouïe. Alors ? Qui de vous deux m’élucide le mystère de mon prénom dans vos conversations sans public admis ?


L’instant d’après, ils n’ont plus rien de solennel. Enfin, si l’on fait fi de leur posture cérémoniale. Car me fait face, une représentation de la prestance des deux hommes sous le couvert de la nuit. Ce n’est rien de plus qu’une gestuelle et une attitude du corps, mais aussi une façon de parler à grand bruit sans émettre une seule parole. Une énergie dominante alourdie l’aura autour d’eux. Pourtant, ce sont bien deux regards rieurs et autant de sourire montrant quelques dents blanches qui achèvent leur parenthèse sérieuse.


C’est regrettable. Ils avaient une allure époustouflante, il y a de ça un clignement de paupières. Là, ce sont justes deux idiots taillés dans un tronc d’arbre pourvus de têtes à claques.


— Tu sembles contrariée, kızım ? On supporte mal ma sanction ? plaisante mon patron.


— Primo, j’ai des raisons d’être contrariée. Mon estomac souffre d’une faim terrible mais c’est comme si la tequila avait insensibilisé mon palais ! Deuzio, il est évident que je ne compte pas te remercier pour le verre même si j’ai compris le but de la manœuvre. Et tertio, vos messes basses sur ma personne additionnées à vos têtes d’andouilles ne m’enchantent pas des masses...


Un silence succède à mes doléances. On pourrait croire que je leur ai cloué le bec, mais l’effet est tout autre si j’en considère l’hilarité submergeant à présent Ibrahim. En copie, Can se contente de ricaner.


Je refile sans ménagement mon reste de repas à mon patron du diable et coule un regard réprobateur à l’Aventurier des Enfers. Ce dernier me dispense une fois de plus, de commentaires caustiques. Toutefois, son coup d’œil ressemble fortement à un challenge. Et c’est lorsqu’il se retrouve aux commandes de Lust, fait rugir ce monstre d’acier, qu’une décharge traverse mon organisme. L’impatience. Ce sentiment me frappe avec la toute-puissante d’une météorite. Exactement la réaction qu’il espérait selon le tracé que forment ses lèvres. Il me met au défi : continuer à me lamenter sur ce bout de trottoir ou céder à l’appel d’embrasser furieusement l’adrénaline.

— Ibrahim, tu es censé être l’adulte ! Je m’attendais à plus mature. Un comportement plus digne d’un homme de ton rang social, sans vouloir t’offenser, cela s’entend.

Je m’étonne moi-même de mon ton sarcastique. Je pourrai toujours dire que l’alcool a influencé mon humeur.

— De mon rang social ? répète-t-il amusé.

— Tu me raconteras ce que vous vous êtes dit, n’est-ce pas ?

J’élude sa question pour poser celle ne quittant pas mes pensées. D'un hochement de tête, il désigne la monture comme réponse. Plutôt une non-réponse. Bien que je m’alanguisse de la chevaucher à mon tour, leur cachotterie ne fait qu’empirer ma détermination. Je m’apprête à insister quand une voix devance la mienne :

— En selle, Championne !

La voix de mon chauffeur force ma curiosité à rebrousser chemin.

—  Je devais passer la soirée avec ta charmante épouse ce soir, j'aimerais que tu m'excuses auprès d'elle, si tu veux bien.

Il sourit, m'attribue un clin d'œil attestant que je ne dois pas m'en faire, puis m'embrasse le front. Aussitôt les aurevoirs, la puissance de Lust entre mes cuisses nourrit ce nouveau besoin d’exaltation audacieuse. Avec Can, c'est comme-ci j'avais développé une espèce d'addiction. Où sa présence devient ma dose. Elle comble un manque de sensations jamais manifesté auparavant. Sans délai, l'engin se met en route pour défier vélocement le bitume.

— Tout va bien derrière ? s'écrit-il.

— Tu crois que l'on pourrait aller encore plus vite ?

Je l'entends rire et observe sa main droite accéder à ma requête. On gagne rapidement en vitesse. Arrivés à un embranchement sur l’itinéraire habituel, le biker décide de détourner notre trajet par la côte. Mon corps fait le plein d’émotions fortes, l'un de mes bras se détache de la taille du pilote pour venir caresser le souffle du vent. Bientôt imité par le deuxième, mes membres supérieurs s’étendent à l'horizontale. Les yeux fermés, l’air californien fouette ma peau, l’allégresse s’infiltre dans mon âme. Profitant de ce moment de liberté en tête-à-tête avec les lois de la gravité, je lâche prise. Il y a des moments dans la vie qui nous marque au point d’en oublier le jour, le mois et l'année où nous sommes. Celui-ci est l’un d’eux. Juste un instant, un minuscule instant de mon existence, de laisser-aller.

Après avoir admiré le bord de mer sous l'éclairage de la lune, nous atteignons l'allée de la villa. À l’arrêt devant son garage, Can me fait signe de descendre. Pied-à-terre, mes jambes chancellent. La force de mes muscles est précaire. Peu habitués d’être aussi sollicités, mes adducteurs sont à peine en mesure de me soutenir. Je retire mon casque et glousse à l’égard de ma piteuse endurance sportive. Au travers de sa visière de protection, Can me dévisage étrangement, le visage tranquille. Il ôte sa protection crânienne et sans m’être insolent, un drôle de sourire plane sur ses lèvres. Je commence à me demander si quelque chose ne cloche pas avec ma tête. Je replace mes cheveux et vérifie qu’aucune projection quelconque n'est venue se coller sur mon visage. Il me lance un trousseau de clefs et m’invite à aller m’installer. J'imagine qu'il va s'occuper de mettre sa monture à l’abri.

 Je dépose ma veste et mon sac au portemanteau du hall d’entrée, puis passe aux toilettes avant de retrouver ce sofa divin et la couverture telle que je l’avais laissé. J’agence ma couche pour la nuit, quand pour l’ixième fois, mon cœur menace de succomber à une attaque !

— Qu'est-ce que tu fais ? interpelle le coupable.

M’installer comme tu m’as demandé de le faire, imbécile. Et toi, qu’est-ce qui te prends à t’adresser aux gens dans leur dos ! Menace de lui balancer ma conscience.

 L’aventurier m'observe un sourcil arqué, bras croisés sur son torse musculeux. Il est fort probable qu’il est accédé à la pièce de vie par une porte de service.

— Euh... commencé-je, dormir me paraît être une bonne réponse à cette question.

— Ok, mais pour ça, j'ai mieux.

Sans bouger, je scrute sa silhouette se déplacer en direction d’une porte qu’il ouvre sans y entrer.

— Approche.

 J'avance, me faufile entre l’homme à ma gauche et le châssis. Charmée, je découvre une chambre d’un remarquable cachet. Liant le prestige et une invitation au bien-être.

— Ta propre salle de bain, m'indique-t-il de son index, avec du linge de toilette. Tu peux l'utiliser pour détendre tes muscles avec une eau bien chaude et dormir dans cette pièce. Je vais chercher de quoi te laver et un vêtement pour la nuit.

Je n’ai amorcé aucun autre mouvement lorsqu’il revient avec un grand tee-shirt, que je devine être à lui, ainsi que d'un gel douche pour homme.

— Si tu as besoin d'autre chose, tu sais où trouver ma chambre. Réveil à sept heures et demie. Des questions, Championne ?

Est-ce que le contenter d'un simple mouvement de la tête par la négative fait de moi une ingénue ? Non, parce que, pour des raisons qui m'échappent, à certains moments, les mots me manquent. Can dessine un sourire amusé sur ses lèvres.

— La journée qui nous attend nécessite un sommeil réparateur. Une nuit dans un vrai lit devrait t’assurer un réveil serein, ainsi qu’une bonne condition physique. Tâche de dormir.

Ensuite, la porte se referme derrière lui. Seule, j’inspecte longuement ma suite. Un lit double se trouve sur ma droite avec des draps de satin ambré. Lui fait face, une petite console contemporaine en bois couleur wengé. En y regardant de plus près, des sculptures et objets artisanaux y sont exposés. Un grand dressing dans les mêmes teintes recouvre tout un pan de mur et je n'ai aucun doute quant à la qualité des matériaux. Lorsque je pénètre dans la salle de bain attenante, le spectacle sous mes yeux me coupe le souffle. Lavabo en pierre, plan de travail en bois brut et un sol vallonné de pavés. Mais la pièce maîtresse reste cette immense douche à l'Italienne revêtit de mosaïques aux reflets d'or, avec son propre banc taillé dans une roche et son pommeau de douche encastré dans le plafond. Cet endroit est tout bonnement une ode à la beauté.

Un son provenant de l’autre côté du mur me renseigne sur l’activité dont se livre l’hôte de ses lieux. Nos chambres semblent avoir la même configuration, juxtaposées par nos salles de bain. Je retire mes vêtements et profite du luxe de cette partie de maison pour étirer mes articulations sous l'eau chaude. Par raisonnement logique, la connaissance de notre activité est mutuelle. La tranquillité des lieux et la fine insonorisation ne laissent entendre que le ruissellement, en simultané, de l'eau sur nos corps. Je ne me souviens pas qu'un besoin aussi ordinaire que celui de se laver pourrait devenir si particulièrement appréciable. Je le comprends dès l’instant où je commence à me savonner, parce que ma mémoire reconnaît instantanément l'une des fragrances de l'odeur de Can. J'en imprègne chaque parcelle de ma peau. La vapeur se charge de répandre cet arôme brut et masculin aux quatre coins de la suite. Plus tard, assise sur le gros bloc de pierre naturelle, complètement détendue par l’éclairage LED et le mode effet pluie du pommeau, la rêvasserie s’invite derrière mes paupières closes. Par exemple, j'entrevois à travers cette cloison, une tête renversée sous un jet brûlant, de larges mains passer ses doigts dans une chevelure détachée dévoilant au passage la contracture de biceps athlétiques. Je visualise la mousse glisser piane-piane sur le modelage de la chair de l’Aventurier, elle longe vers le sud par les reliefs fascinants de sa ceinture abdominale. Seuls quelques centimètres d'une paroi bétonnée nous séparent et entre l'audition des sons juste derrière le mur où repose ma tête et les effluves de ce gel douche, c'est un peu comme-ci une partie de lui avait réussi à les franchir.

Mes pensées corrompues bien rincées à l'eau froide, je m'enroule dans une serviette de bain. Mes doigts démêlent grossièrement mes cheveux. J'enfile ensuite le large tee-shirt de Can. Il survole le haut de mes genoux, découvrant subtilement la naissance de mes cuisses. Je fouille dans les tiroirs à la recherche d'une brosse à dents, mais force est de constater que les soins buccaux dentaires ne font pas partie du forfait nuit de cette suite. Quelles sont mes options ? M'endormir avec une haleine de tequila mélangée à mon en cas de dernière minute ou aller poliment demander à mon hôte si je peux lui en emprunter une ? Après avoir réajusté plusieurs fois ce tee-shirt trop long pour être porté, mais trop court pour être vu, je rase les murs, direction la chambre voisine.

Je cogne quelques coups contre la porte légèrement entrebâillée et attends une réponse qui ne vient pas.

— Can ?

Je frappe plus fort.

— Can, tu m’entends ?

Apparemment, non. Pourquoi faut-il toujours qu’il m’arrive ce genre d’ennuis ! Pas me retrouver sur le seuil du dortoir d’un dieu au blouson de cuir, cela va sans dire, mais dans un cas de figure aussi inconfortable. Hein ? Pourquoi ne peut-il pas simplement sortir et me donner une brosse à dents ? Mon saleté de karma préfère continuer son petit jeu ennuyeux des devinettes. Je rentre ? Je retourne dans ma chambre ? Je vais à sa recherche ? Oh et puis zut, je lui là maintenant !

— Can, j'ai la main sur les yeux et... balbutié-je, je... je voudrais bien une brosse à dents. Can ? Can, ne m’oblige pas à compter ! Bon, soufflé-je, faut croire que tu m’y obliges. Je vais compter jusqu'à cinq, entrer et retirer ma main alors, un... deux... trois... quatre...

Cette situation est grotesque et mon cœur fait grimper son rythme sur un bon 110 battements par minute.

— ... quatre et demi... et cinq.

J'écarte mes doigts et regarde au travers de manière à être certaine de pouvoir baisser complètement ma garde. J'avais raison, nos chambres sont similaires. Le lit est à la même place, à la différence de la couleur bleu pétrole des draps en satin et le caleçon qui se trouve dessus. Par déduction, si le sous-vêtement repose ici, c'est qu'il ne se trouve pas sur son propriétaire. Je n’aime pas très bien beaucoup ça. Ce qui me ramène à l’option deux : retourner dans ma chambre.

— Je peux t'aider ?

Je pousse un cri d'effroi et le saut de biche qui l’accompagne, avant de me retourner vivement vers l'auteur de cette attaque, prête à lui passer le savon qu’il mérite. Là, me confronte une masse de muscles rassemblés dans un torse encore humide, avec pour seul tissu, une serviette nouée à sa ceinture d’Apollon. Sur l’Aventurier des Enfers, cette serviette parait juste assez grande pour langer un nouveau-né. Ses cheveux sont remontés dans une demi-queue de cheval d'où s'échappent quelques mèches. Le tout dans une posture nonchalante, accoudée au chambranle de sa porte, une pomme dans la main. Il se coupe un quartier qu'il porte à sa bouche avec la lame d'un couteau à l'image de l'arme blanche d'un commando. Ses yeux dévient progressivement sur le vêtement qui m'habille. Son visage se pare d’une douceur flatteuse ; sourire cajoleur, regard suave. Cette analyse consciencieuse agit sur moi comme un sortilège destiné à me figer le corps et l’esprit. 

— Va falloir que tu parles un peu plus fort, Championne, si tu veux que je prenne à connaissance ta présence ici... m’interroge-t-il d’une tranquillité perturbante.

Parler ? Je n’ai pas ouvert la bouche. Aucun son n’est susceptible de franchir mes lèvres, si ce n’est ma respiration. Mes mots sont bloqués dans ma gorge. Je reste figée, troublée, intimidée... Mes doigts se mettent à triturer l'ourlet du tee-shirt, j’éprouve subitement une gêne thoracique. Une oppression écrase mes côtes, j’en ressens les palpitations jusque dans mes tempes. Le contrôle de mon corps m’échappe. Ma respiration se fait plus rapide, plus forte. Il me semble entendre Can déposer quelque chose derrière moi puis attraper prudemment l'un de mes poignets. À l’aide de son pouce, il prend mon pouls. Loin de me calmer, ça ne fait qu’empirer ma condition. L'une de mes mains s'enroule autour de ma gorge. Il me parle, mais ma conscience ne répond plus. J'étouffe ! Prises dans ma panique, mes jambes deviennent cotonneuses, une sensation de vertige emporte mes forces, je me sens vaciller. Avant que l’inconscience ne me cueille, j’ai juste le temps de sentir sa main vient m'attraper l’arrière de la nuque, alors que l'autre passe maintenant dans le creux de mes reins. Soudain, une lumière éteint mon esprit.

J’ignore le temps passé sans connaissance, mais lorsque mes yeux papillonnent, que le casse-tête chinois dans mon crâne trouve enfin la solution pour retrouver mes facultés, mon corps se mouve au rythme de balancements exercés par le biker. Toujours debout, une partie de mon visage repose sur son torse. Can me berce, me maintient fermement tout en me caressant les cheveux.

— C'est ça, Championne, continue d'écouter ma voix. Respire profondément, relâche les tensions de ton corps. Inspire longuement, compte jusqu'à quatre, retiens ta respiration pendant quatre secondes et expire lentement en comptant de nouveau jusqu'à quatre. Fais-le en même temps que moi, je te tiens.

Sa voix est calme et réconfortante. Entre ses bras protecteurs, solidement maintenue, les minutes s’étirent sans que Can ne fasse autre chose que m'étreindre. Jusqu'à ce que ses doigts dégagent quelques mèches derrière mes oreilles.

— Tu t'endors, murmure-t-il.

Son bras ceinturé à ma taille, il me guide aux abords du lit. 

— Assieds-toi deux minutes le temps que je me change. Encore des vertiges ?

— Non, je... c’est passé.

— Ça t’arrive souvent ?

— De tomber dans les vapes entre les bras d’un homme ? Pas vraiment, non. Je me sens beaucoup mieux, regarde, je tiens parfaitement debout.

Je n’ai pas le temps d’engager un pas, Can pose d'autorité sa main sur mon épaule.

— Tu as fait une crise de panique. Visiblement, j'ai dû te faire peur quand je suis apparu derrière toi.

Sans blague. Non seulement, il m’a fait peur mais j’ai découvert que la réincarnation existait. Sinon comment expliquer un tel physique ? J’hésite encore entre Zeus, Poséidon et Ares.

— Ne bouge pas d'ici. Compris ?

Je souffle de lassitude, mais acquiesce. Le pyromane des cœurs récupère son sous-vêtement et disparaît dans sa salle de bain.

—  Pour l’histoire, j'ai frappé. Deux fois. Et sans réponse, je me suis permise d'entrer. Dit comme ça, ce n’est pas très pertinent, mais je t’assure que j’t'ai demandé ton consentement. J’ai même compté jusqu’à cinq. Bref, j'étais juste venue chercher une brosse à dents.

Je l’entends se marrer. Bien entendu, j’élude le moment où mes émotions se sont faites ravagées par sa silhouette à demi-nue. À ce moment-là, une espèce de désordre psychique est survenue sur un fond d’anxiété dans mon cerveau.

Can réapparaît habillé comme la veille.

— Suis-moi.

Je ne sais pas si c’est la meilleure idée du siècle car je me retrouve dans sa salle de bain. Salle de bain aussi incroyable que celle de ma suite. Des parfums familiers flottent dans l’air. Je prends soin de ne pas regarder sa douche sous peine de voir revenir des images de lui à l’intérieur. Il me tend une brosse à dents et du dentifrice. Difficile de cacher mon embarras devant tant d'infantilisation en l’espace de quelques minutes. Néanmoins, un sourire m’échappe de nous voir chacun devant un lavabo, à se récurer la bouche.

— La prochaine fois que tu termines ta douche en tirant toute l'eau froide, préviens-moi à haute voix que je me prépare à être ébouillanté, lâche-t-il de nulle part.

Je glousse, crache le dentifrice et rigole franchement.

— Décidément, je ne suis pas louable. Je vais vraiment finir par te l'acheter ce manuel de bonnes conduites pour jeune fille comme moi, répliqué-je.

Nos yeux se croisent dans le miroir et le regard qu'il me porte m'envoie un message que je ne suis pas certaine de comprendre.

— Bon, cette fois-ci, tout est sous contrôle. Merci pour ça et pour m’avoir évité de m’étaler sur le plancher de ta chambre. Aussi pour cette suite de palace. Je vais aller m’y reposer. Bonne nuit.

— Bonne nuit, Championne.


*

* *

Postée face au miroir de la pièce d’eau, mon visage a le même reflet qu’il y a dix minutes, lorsque le réveil a sonné sept heures et demie. Mon apparence déplore une grande fatigue. Une campagne sur la parité de la femme dans le monde du travail, disait-il ? Comment dire que mon allure est si désastreuse, qu’on pourrait m’utiliser comme égérie pour une propagande sur l’esclavage. J'enfile mes vêtements, refait le lit et replie le tee-shirt qui m'a été confié pour dormir.

Dans la cuisine, un petit-déjeuner entre en course avec celui préparé pat Elly, quelques jours auparavant. Sous l’exposition des rayons de lumière naturelle, au travers de la fenêtre panoramique, mon hôte se tient appuyé jambes croisées, contre l’un des éléments, une tasse fumante à la main. Les yeux fermés, il s’offre une cure de vitamine D matinale. Son attitude si paisible me fournit l’occasion idéale pour me venger. Je pourrais être puéril et écrier un « BOUH ! ». Mais je dois être beaucoup trop empathique ou lui beaucoup trop satisfaisant à regarder, car je ne parviens pas à le tyranniser.

— Bonjour, me contenté-je de prononcer à mi-voix.

Il ouvre les yeux et tourne la tête vers moi.

— Bonjour, Championne, répond-il sur le même ton.

On sourit. D’un sourire où se cache l’ambiguïté. Un silence chargé d’un je-ne-sais-quoi s’assoit dans la pièce. Si j’ai toujours préféré les mots à l’absence de parole, trouver l’homme capable d’aller jusqu'à me couper le souffle, confirme qu’à la loterie des cœurs, j’ai devant moi le ticket gagnant.

— Installe-toi, il faut que tu prennes des forces avant le départ.

Contrairement à la nuit précédente, Can partage le repas avec moi. Mon appétit se soigne un peu dans chaque plat alors que mes yeux se nourrissent principalement de l'homme en face.

— Can ?

— Championne.

— Va falloir que tu cesses avec ce surnom. Tu avoueras que ce n’est pas le superlatif qui me scie le mieux, signifié-je en roulant des yeux. Il est l’heure de m’annoncer à quelle sauce je vais être mangé.

L’effet interdit sur son visage me fait reconsidérer le sens de cette phrase. Si je la reformule, cela voudra dire qu’elle pourrait avoir un double sens. Aussi, me contenté-je de lui faire une piètre imitation d’une expression qui dirait « Quoi ? Qu'est-ce que j’ai dit de si choquant pour que tu sembles avoir besoin d’être secoué comme un prunier ? ». Ses esprits repris, il annonce :

— En ce qui concerne les vêtements et la préparation, rappelle-toi que June te devait une faveur. Je l'ai engagé. Elle est supposée acheter tout ce qui se trouvait sur une liste confiée par mes soins. On a rendez-vous au salon de tatouage avant qu'il n’ouvre ses portes au public, elle t'aidera à t’y préparer. Ensuite, on embarquera sur un bateau de pêche où tu suivras les conseils d'un marin pour reproduire ses gestes. Parce que je vais te photographier en pleine mer.

— Tu m'emmènes pêcher ?

— C'est le programme, oui. C'est un problème ?

— C’est juste que j’imaginais quelque chose de plus... bureautique. 

— Ce n’est pas vraiment l’idée que j’ai en tête pour représenter la force et le courage de la femme. 

J’opine, touchée par l’image qu’il a de notre sexe.

— Quand j'étais petite, nous partions tous les étés en vacances au bord de mer. Mon père nous emmenait régulièrement pêcher, ma mère et moi. Sache que j'étais particulièrement nulle. Et depuis qu'il est...

— Depuis qu'il est ?

Les mots peinent à sortir.

— Depuis qu'il... a rejoint tes parents, je ne suis jamais remontée sur un bateau... avoué-je d’une triste nostalgie.

Il me considère avec intensité, percutant ce que mon aveu signifie sur l’endroit où se trouve mon père.

— Ta question n'était pas indiscrète, mais je te demande de ne pas creuser le sujet, nous sommes d'accord ? 

Comme si ma phrase avait la même frappe qu’un coup-de-poing au plexus, Can paraît sonné. Reste à déterminer si l’origine de ce choc revient à ma reprise mot pour mot, de sa question lors de son interrogatoire au restaurant. Ou si ma révélation l’atteint aussi lourdement qu’une tumeur dans l’âme.


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