La vue

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Je ne sais en quel honneur mon corps s'évertue à me trahir en sa présence, mais à l'instant où les mots franchissent ses lèvres, j'ordonne furieusement à ma raison de se reprendre ! Mes yeux s'écarquillent de lucidité. Ils fixent un point invisible par-dessus son épaule tandis que ses paroles résonnent dans mon esprit :

« Dans ta jolie petite robe à pois et ton sourire de chasteté, tu deviens le butin de lions affamés. ».

Alors qu'il recule lentement son visage de mon cou, une poignée de secondes s'écoule avant que mon regard s'ancre dans le sien avec une ténacité dont je ne me soupçonnais pas. Nos prunelles se toisent comme dans un vieux western en vue d’un duel musclé.

Regard perçant de l’américain, regard furibond de la française.

Puis animée par chacune des émotions affluant dans mon esprit, mon pied transgresse le peu de distance qui nous sépare.

Mon index pointé entre ses pectoraux, je presse fermement le doigt entre les pans de sa chemise déboutonnée de plusieurs boutons, dévoilant un sternum sculpté dans de l'acier.

Si je reste déterminée à ne rompe l'animosité de notre échange, lui abaisse les yeux pour constater mon geste. Quand il les immobilise à nouveau dans les miens, son sourire amusé vient narguer ma patience. Le sang me bout ! Ne tenant plus, je lui déverse un torrent d’indignation :

— Alors tu es ce genre d’homme, Can Özkan ? Le héros du quartier, le brave de sa famille et un type détestable le reste du temps ? Tu cherches à m'effrayer ? C'est très élégant de ta part de me faire sentir comme une personne fragile, sûrement assez stupide et empotée pour ce genre de soirée. Une fille dénuée de méfiance qui s'aventure dans la cour des grands. Non vraiment, c'était un vrai conseil avisé de ta part qui offense clairement ma ligne de conduite, houspillé-je.

— Il serait judicieux que tu ais peur. C’est une réaction innée liée à l’instinct de survie, un phénomène totalement dépourvu chez toi. Regarde un peu autour, il ne t'a fallu que cinq minutes pour te retrouver seule avec un verre dont tu ignores le contenu au milieu d'une foule d'inconnus défoncés. La plupart des hommes qui rôdent ici sont des prédateurs camés. La personne stupide dont tu fais référence, c'est surtout le crétin qui t'a offert ce verre sans réfléchir que ce mélange alcoolisé pouvait contenir n'importe quelle drogue coupée avec de la merde.

Can à la décence de ne pas élever sa voix à la mienne. Ce qui n’empêche pas son calme d’être affuté d’un timbre ferme.

Le problème, c’est que ces mots creusent d’avantage la brèche dans mon amour-propre. La douleur s’y intensifie, provoque à nouveau cette montée irritable.

— Mais un homme des régions hostiles, programmé pour survivre à toute menace, m'a retiré de ce breuvage potentiellement empoisonné. Car c'est ce que tu es, n'est-ce pas ? Un preux guerrier chevaleresque. Eh bien la demoiselle en détresse se passera de tes services ! Elle et sa jolie petite robe de province sauront très bien gérer les bobos à l'avenir, comme tout autre événement indésirable pouvant nuire à leur dignité. Pas comme la jeune fille derrière toi, si tu veux bien m'excuser.

Sans m'attarder, je le contourne par la droite pour me diriger vers une jeune femme en mauvaise posture. Se tenant à un coin de meuble avec une main sur le ventre, cette créature aux cheveux multicolores dont la chair est recouverte de tatouages, va bientôt se retrouver recouverte aussi de vomis.

— Bonsoir... Tu te sens de m’indiquer les toilettes ? Je pourrais t'y accompagner avant que tu ne...

Dans les secondes qui suivent, elle lâche un plateau de marbre qui coiffe une commode chiffonnier d'époque pour porter une main à sa bouche. Prise de soubresauts, elle restitue tout l'alcool ingéré ce soir sur ma jolie petite robe.

Ça, c’est vraiment petit de la part du karma ! Est-ce un signe de plus que ce n’est que le début d’une longue suite d’évènements indésirables d’une soirée complètement calamiteuse ?

— Oh merde... par-don, je suis désol-ée... J'crois que j'vais recom-mencer, Can tu peux... m'aider s'il te plaît ? essaye-t-elle d'articuler.

Can ? Comme Can Özkan ?

Je pivote ma tête à cent quatre-vingt degrés pour lui administrer ma façon de penser réprobatrice :

— Oui Can, c'est vrai ça, si tu venais jouer ton rôle de gentilhomme. 

À en juger par son sourire exaspérant, il a plutôt l'air de trouver la situation comique. À moins que ma remarque cuisante lui procure une distraction amusante.

 Il nous rejoint, prêt à servir sa galanterie en faveur de la jeune femme alcoolisée.

— Charly est dans le même état ? June, je te pose une question, tente-t-il de se renseigner alors qu’elle se love dans ses bras.

— Pos-sible, mais on a ga-gné au bi-ière-pong ! Cariño¹, trouve-moi les chio-ttes de cette baraque où je te jure répandre tripes et boyaux à tes bottes !

Nous échangeons un bref regard dissimulant difficilement notre sourire face à l'ivresse de la dénommée June, dont l'intonation de voix avoisine celle d'une petite fille de sept ans.

Nous accédons à l'étage et c'est sans équivoque que la qualification du mot débauche prend dès lors tout son sens. Dans le clair-obscur, nous atteignons les dernières marches du pallier sous la représentation d'un ballet d'exhibition.

Rythmés par l'enivrement, des corps partiellement dénudés valsent entre eux contre les murs, à même le sol et dans des pièces attenantes. Un homme guère plus âgé que moi, d'origine latine, entreprend de vouloir faire de moi sa partenaire pour la prochaine danse. Quand il se heurte au regard assassin de l'homme à mes côtés, il relâche docilement ma taille. Toute trace d'amusement a déserté le visage de Can, laissant place à l'éveil d'un instinct primitif. La protection. Son corps devient une armure derrière laquelle je me retranche jusqu’à repérage d’une salle de bain.

June se rue devant la cuvette, Can se positionne à l’entrée. Je détache mes barrettes et prends l'initiative de retenir quelques mèches des cheveux de ma nouvelle connaissance pendant qu'elle vide le contenu de son estomac.

Je me dirige vers l'évier et tente d'enlever le plus gros du vomi. Les faits qui viennent de se dérouler demandent de m’asperger d'eau le visage, la nuque et mon décolleté. J’ai besoin de rafraichir mes pensées, refroidir le liquide en fusion qui circule dans mes artères.

Dans le miroir, j’arrête sur un regard. Son regard. Ses yeux me parlent.

J'affiche un air coupable devant la dureté de ses traits. 

Il avait raison.

Tous ces inconnus pourraient me marcher dessus qu'ils ne me remarqueraient même pas.

Gagnée par la culpabilité faute à mon insouciance, j’avale les secondes pour tourner le dos à ce milieu.

— Can surveille l'entrée, tu es en sécurité. Je dois y aller, retrouver une amie au rez-de-chaussée. Prends soin de toi.

— Mer-ci, je te dois une robe.

— Laisse tomber pour la robe, tu viens de me donner une bonne occasion de m’en séparer. À mon âge, qui porte encore ce genre de vêtement, hein ? En revanche, tu me dois d'être plus prudente, d'accord ?

— Ta pu-reté ressors jusque dans tes traits, on pour-rait sans mal te don-ner le rôle de Blanche Neige.

Elle doit planer en plus d’être ivre. Je ricane :

— Détrompe-toi. J’ai plutôt voulu jouer les Cendrillon en assistant à ce bal dépravé. Mais le charme s’est très vite rompu lorsque l’on m’a fait comprendre que je n’avais rien à faire ici. Pas la bonne robe, ni les épaules. Minuit a sonné depuis longtemps, il est temps que je retourne à ma vie pathétique.

Je me redresse et m'arrête devant Can. Consciente qu'il a entendu mes propos, notamment ceux concernant notre conversation sur ma jolie petite robe à pois, je lâche :

— Je dois retrouver Elly. Merci pour... tout à l'heure. Je veux dire... de m'avoir dégagé de l'emprise de cet homme. Pour ce que ça vaut, je ne fais pas deux fois les mêmes erreurs. Tu seras satisfait d’apprendre que tu avais raison. Qui suis-je pour espérer être assez cool pour gérer ce genre d'événements ? Et si je peux à mon tour te donner un conseil, prends d'avantage soin de ta petite amie la prochaine fois. C'est dommage de la laisser se mettre dans cet état. Quelqu'un m'a dit que des lions affamés rôdaient ce soir et June est une jolie proie. 

Dans l’élan d’accentuer ma condition d’esprit, je poursuis avec ces derniers mots :

— Cette soirée aura quand même eu le mérite de découvrir que tu m’as rapidement taillé un profil. J’ai mes raisons pour venir en Amérique, et aucunes d’entre elles n’impliquent à devenir une serveuse de ton expérience, ni à me mélanger à l’élite des quartiers huppés. Maintenant, si tu me le permets, je voudrais quitter ce bal des enfers avec le peu de dignité qu’il m’aura laissé.

Can a écouté mon monologue sans se départir de son regard perçant. Ses yeux guettaient chacune de mes paroles. J'ai entraperçu sa mâchoire se carrer lorsque je faisais allusion à l'opinion que j'avais de moi-même.

Si je ne connaissais pas le fond de sa pensée, je jurerais que ses yeux brillaient de considération et de respect.

Sitôt qu’il m’ouvre l’accès, je tourne les talons, dévale les escaliers et pars en quête de mon amie peu recommandable.

Non loin de là, assise sur un billard, une cascade de cheveux argentés s'est entourée d'un harem. Dylan n'a d'yeux que pour elle et Elly n'a d'yeux que pour tous les hommes...

Je remarque que Riley et sa bande s'y trouvent également. Ce dernier note ma présence et ne tarde pas à s'avancer dans ma direction.

— Arizona ! Tu... C'est du vomi ? 

— Un fâcheux incident qui me rappelle qu'il se fait tard, je vais rentrer.

— Mais on n'a même pas eu le temps de discuter, de faire une partie avec les gars, je ne te les ai même pas officiellement présentés... Arizona, tu viens à peine d'arriver.

Je m'efforce de paraître désolée, mais en vérité, il doit être plus d'une heure du matin. J'ai quitté mon boulot à vingt et une heure trente et cette soirée est un désastre de bout en bout. Je suis exténuée, avec en prime, un égo lessivé au vomi. Je n'ai absolument pas profité de cette fête, y ai fait des rencontres inattendues, comme la petite amie de Can.

Sa petite amie.

Ces trois mots s’inscrivent dans mon crâne avec la douceur d’un collier de griffes. 

— Elly ! crié-je.

Au son de ma voix, ma correspondante est avertie d’un souci. Elle bondit aussitôt, plisse sa robe, et se retrouve vite à ma hauteur. Elle prend connaissance des dégâts sur le tissu qui m'habille sans échapper à l’humidité salée sous mes cils.

— Bon les garçons, merci pour la causette, les verres et vos jolis minois ! À l'un de ces quatre ! annonce-t-elle sans s’embarrasser de plus de formalités.

Au moment de soigner notre sortie, Riley lance :

— Je vous ramène !

— Ce ne sera pas nécessaire, un taxi est en route.

Mon amie et moi détournons la tête vers l'individu venu s'immiscer dans la conversation.

Le guerrier chevaleresque.

Il a donc appelé un taxi.

La jeune femme de tout à l’heure est solidement accrochée à son bras, le front écrasé lourdement contre son épaule. Can enserre sa taille et la remet de temps en temps en équilibre quand le manque de sobriété la fait vaciller.

— Laisse-moi au moins t'inviter à dîner.

Riley ramène mon attention à lui.

— C'est une proposition qui tombe à pic ! Arizona a besoin d'un cavalier pour un double date en ma présence, n’est-ce pas Sawyer ?

Son coup de coude n'est même pas discret. 

D’une certaine manière, c’est peut-être une occasion pour Cendrillon de refermer la brèche douloureuse par l’estime que lui porte ce jeune homme.

— C’est d’accord, va pour un dîner.

À ma réponse, le sourire que m'offre Riley ne suffit pas à me distraire du désaccord silencieux pressenti chez l'autre interlocuteur.

L’Explorateur n'a pas l'air en phase avec cette idée.

*

* *

Au réveil ce dimanche, je ne sais toujours pas ce qui me malmène le plus.

Le fait que Can présume que je suis une proie facile dupée par sa naïveté ?

Qu'il soit un témoin récurrent de toute ma fortune en termes de malchance ?

Que sa petite amie en jette un max même en épuisant ses organes à nourrir le trône ?

D'avoir accepté un rencard ?

Suite à la décomposition de mes états d’âme, je traîne ma déprime dans la cuisine. Karen y est seule avec son petit-déjeuner. Quand elle relève la tête, un sourire chaleureux m'est destiné. Instantanément, je trouve refuge dans ses bras.

J'aurais bien besoin de ce que ma mère appelle « son panier garni spécial jeune fille en peine ». Celui qui consiste à stopper toute activité en cours pour se consacrer au seul objectif de me remonter le moral. À savoir prendre des ingrédients trouvés dans le frigo et les fonds de tiroir, pour inventer le plat que l'on nommera La spécialité du jour des Sawyer. Mais aussi, trouver du réconfort dans l'écoute attentive tout en goûtant notre création gustative sur le tapis du salon. Pour finir par danser en pyjama, volume de la télé à fond, concert 1999 de Céline Dion au stade de France. 

Karen répond à mon geste, devine une humeur cafardeuse mais respecte mon silence.

— J'ai ce qu'il te faut, assieds-toi.

Elle m'explique que plus jeune, Ibrahim préparait souvent des petits-déjeuners turcs quand elle avait le cafard. Et puisque qu'il dort encore, nous allons lui en faire profiter au réveil.

Touchée par son initiative, je m'affaire avec elle dans l'élaboration de ce festin, y cherchant également une échappatoire à ma mélancolie.

Courant de matinée, Karen demande à son mari s'il pourrait déposer le courrier de Can arrivé encore par erreur à leur domicile.

C'est mon opportunité.

J'ai pris décision de lui rendre son billet.

Alors, profitant de mon jour de repos, je prends mon journal de bord, son billet et le courrier. En transport en commun, je me rends à l'adresse donnée par sa tante. 

Je m'attendais à tomber sur un beau logement, mais certainement pas sur une ampleur pareille !

C'est donc ce type de bien que Karen lui a déniché pendant qu'il dormait à la belle étoile ?

Cette importante propriété se partage une villa moderne associant le bois et design contemporain ainsi qu'un immense terrain arboré, parfaitement entretenu.

Alors que la porte s'ouvre après avoir signalé ma présence à l'entrée, mon regard est brusquement harponné par la scène qui se déroule actuellement au ralenti.

Mes yeux se laissent glisser progressivement sur un torse entièrement nu dont la musculature s'apparente à une statue grecque ayant pris possession de toutes ses facultés. La stature de Can est un symbole de puissance, elle dégage un magnétisme qui endort la lucidité pour réveiller la confusion. Une fine couche de transpiration étoile sa peau découverte de gouttelettes captivantes.

Outre le fait que ma poitrine frappe si fort que chaque battement de cœur menace de me faire tomber à genoux, ma respiration s'efforce de prendre le dessus sur ma fréquence cardiaque.

Vêtu d’un short long et d’une serviette éponge à l’arrière de la nuque, il est probable que ma venue interrompe une séance de sport. 

Un tatouage est dessiné sur son pectoral gauche, ce qui semble représenter un aigle, une rose des vents et une constellation. Je trouvais ça curieux qu'il n'ait pas de tatouages pour en exercer parfois l’activité.

Dire qu'il est mignon est un euphémisme. Il est doté d'une beauté fascinante et sauvage.

Son regard réclame le mien, je le sens.

À l'instant où notre vision se coordonne, je saisis qu’il a flairé mon trouble. Et ça devient encore plus concret quand il demande :

— Tu es sûrement venue jusqu'ici pour une raison autre que celle de rester muette, non ?

Un haussement de sourcil et le sourire qu’il me sert me donnent un bref aperçu de ce que doit renvoyer mon état. Je me mords l'intérieur de la joue pour me punir d'être aussi transparente avec mes émotions.

— Je suis venue te ramener du courrier ainsi que le bi...

— Rentre, me coupe-t-il.

Can s'approprie ce qui lui revient entre mes mains et s'évapore à l'intérieur de son logement. Je pénètre dans le hall sans aller plus loin.

Il revient habillé d'un tee-shirt et ouvre les enveloppes.

— Tu as prévu de rester dans l'entrée ? m'interroge-t-il sans lever les yeux de son courrier.

— Je... ne serai pas longue. Je tenais à te remercier pour m'avoir donné ce billet, mais tu en feras meilleur usage.

— Qu'est-ce que tu tiens d'autre dans les mains ?

Il continu de s'adresser à moi sans me porter véritable intérêt. Il peut esquiver ce qui sort de ma bouche, mais pas moi. Je dépose le billet de concert sur une étagère meublée de livres à ma gauche.

— Mon journal de bord, j'y recense chaque journée de ce voyage.

— C'est ce que tu prévois de faire après ton passage ici ?

J'affirme positivement de la tête tout en étudiant ce coin lecture où des bouquins attirent mon attention. Voyant que je suis davantage captivée par sa bibliothèque que par ses questions, il lève finalement la tête de ses papiers et répète sa demande en marquant le ton.

— Oui, je vais découvrir la Santa Cruz Beach Boardwalk² et m'y reposer pour écrire. À moins qu’elle ne fasse aussi partie des lieux proscrits pour une jeune fille comme moi...

Je tente un regard en biais pour juger sa réaction et... oh.

Oh comme « oh non pas ce regard perforant ».

Mes poumons oublient de se gonfler.

Ma rate et mon foie prennent mon estomac en étau.

Mes pensées se chargent d’un son désagréable. Des rires sournois qui semblent provenir d’une case de mon cerveau qui s’éclate royalement de voir mon assurance agoniser aux pieds de cet homme.

— J'avais prévu d’étudier un projet sur mon ordi après le CrossFit. Profites-en pour lire un de ces ouvrages et je t'y déposerai après.

— Non. 

— Non ?

— Non.

L’atmosphère chaude est déséquilibrée par l’air glaciale de ma témérité. Le tout forme un nuage dans la pièce. Il ressemble à ceux gris-noir observés les soirs de tempête. Porté par le courant entre nous, il produit une espèce d’électricité statique au-dessus de nos têtes.

— Je préfère y aller par mes propres moyens. J’aime être seule.

— Aussi seule que dans un bus bondé ? 

Je suis persuadée qu’il a très bien compris que c’est avec lui que je ne veux pas rester. Il attend le moment où j’aurais le cran de le formuler, non sans sourire.

Un sourire subtil qui lui confère une arrogance mystérieuse.

Il utilise sa grande taille pour attraper le livre que je lorgnais depuis que mes yeux se sont posés sur sa bibliothèque. Le gros ouvrage sur la mythologie grecque s’échoue sur le fauteuil club derrière nous.

— Les bus ici font beaucoup d’arrêts. J’ai une place assise, la clim et un trajet direct. Tu bénéficieras même de mon silence. Tu devrais y réfléchir.

Encore une fois, je n'ai pas le temps de répondre qu'il se dirige déjà vers sa table de salon. Sa proposition a tout de même deux bons atouts ; éviter les transports en commun et ne pas être obligée de faire conversation. Je sors mes écouteurs et m’assoies.

Plongée dans ma lecture sur les légendes, la prochaine musique focalise mon attention sur l'être humain à proximité. Je me rends compte de cette impulsion fréquente portant à le contempler. En sa présence, je développe une tendance à reluquer.

Concentré sur son ordinateur, je prends plaisir à détailler les expressions de son visage. Une légère contractation interne de ses sourcils lui attribue un air sérieux. Les mouvements de son corps sont appauvris, presque immobiles. Sa posture souligne un grand effort d’attention. L’attitude générale de son corps associée à l’esthétique de ses traits masculins font de lui un homme passionnant à regarder.

Son coup d'œil furtif accompagné d'un bref sourire me rend coupable de flagrant délit de matage !

Son portable émet un avertisseur sonore. Un texto.

— Je dois me rendre au salon de tatouage. Tu viens avec moi, y a quelqu'un qui te doit des excuses.

Je pense deviner que June est une collègue. Mais rien ne me certifie qu'ils ne sont pas intimement liés.

— Et la promesse de me déposer à la plage ?

— Après. Le salon n’y est qu’à quelques miles.

Dans l'habitacle, une chanson possiblement turque chante sa mélodie rock. Il a de bons goûts musicaux. J'ouvre ma fenêtre, et sors l'appareil photo de mon sac. Je capture quelques clichés du paysage à chaque fois que la voiture ralentie ou marque un arrêt. Can tourne parfois son attention vers moi sans jamais prononcer une parole. 

Garés le long de la devanture d'un salon de tatouage, il descend et vient cogner à mon carreau. Il m'invite à le suivre en ouvrant ma portière. J'entre à sa suite et comme une habitude, mes pieds ne dépassent pas l'entrée. Mon chauffeur parle à un gars dont la casquette est vissée à l'envers et les chaussettes d'une paire différente.

— J'ai une impression de déjà-vu. C'est une habitude chez toi de rester dans l'entrée ? relève-t-il d'un haussement de sourcil. Je te présente Charly, et June, que tu as eue l'occasion de rencontrer hier soir. 

— Vous êtes associés ?

— June et Charly se partagent la moitié des parts avec moi.

— C’est ton métier officiel ?

— Pour quelques mois dans l’année, ça l’est.

Notre échange s'arrête là. Ils discutent tous les trois de la cliente qui devrait arriver d’une minute à l’autre. Elle aurait allongé le prix du double pour remettre sa toile de chair spécifiquement à Can.

Je visite le lieu, accroche mon regard sur des photos où s’exprime le talent de chacun des trois collaborateurs.

— Tu as des tatouages ? me questionne l’un d’eux.

— Non.

— J'ai du temps de libre, je pourrais te tatouer si tu veux... Can te ferait un prix.

— Laisse là tranquille, veux-tu, cette fille n'est pas ton style. Excuse-le Arizona, Charly essaye pitoyablement de te draguer. La subtilité, ce n’est pas son truc. Ni la drague, d’ailleurs. Fais-lui un sourire et il te laissera tranquille. C’est comme les animaux, faut toujours les récompenser de leurs efforts.

Charly éclate de rire, juste avant lui avoir remis un bocal de pourboire avec comme réplique « Putain ! Je venais juste de le récupérer ! T’es trop en forme après une cuite, ça me tue ».

Ces deux-là ont l’air de jouer un jeu où le trophée se retrouve maintenant en main féminine.

 — Je tenais à m'excuser pour la fête. Je t'ai gerbé dessus, c’étaient les pires présentations au monde ! Tu aurais dû entrer dans une colère hystérique. Au lieu de ça, tu as fait quelque chose de bien plus étrange. Tu m’as prêté des barrettes. Des barrettes, pour que je puisse me vider le plus dignement possible ! C’est le geste de mignonnerie le plus marquant de toutes mes soirées beuveries ! Can va en avoir pour un moment, viens avec moi.

Elle m'entraîne dans un compartiment où tout le nécessaire de tatouage est présent. Bavarde et speed, elle me raconte cette soirée des enfers et dans le même temps, me pose mille et une questions.

Pour tuer le temps avant son prochain rendez-vous, elle dessine des arabesques sur mon bras avec une technique temporaire. 

Cette personne est une extraterrestre de la communication. Elle discute avec l’impression qu’un sablier se retourne à chaque début de phrase. L’écouter me donne l’impression d’être sous ecstasy. Quand elle stoppe soudain son laïus, je réalise que je m’assoupie.

La tatoueuse fixe quelque chose derrière moi. Elle sourit, reporte son attention sur mon bras et continue son marathon de mots. 

Mon téléphone sonne. Je n’ai pas bougé que le nom de Jérémy s’affiche devant mon visage. Je le sais car Can est penché au-dessus de moi avec l'objet. Mon appareil photo est autour de son cou. 

Devant ma mine interloquée, June m'offre son plus beau sourire. Je considère un instant l’hypothèse que Can nous ait pris en photo mais écourte ma réflexion. Louper cet appel est inconcevable.

Précipitamment, je me rue dehors.

Entendre la voix de mon meilleur ami augmente le volume intérieur de ma joie. Il m'informe qu'aujourd'hui, c’est la grande annonce. Je suis tellement fière de lui, on discute longuement avant de raccrocher.

Plus tard, après être retournée saluer ses collègues, Can nous remet sur la route. Sa ride du lion est plissée, son regard vague, il médite. Quand le véhicule s'arrête devant la plage, je me détache et récupère toutes mes affaires.

— Mercredi, soit prête pour dix-neuf heures, je t'emmène au concert.

Je suis surprise d'entendre sa voix. Il me faut quelques secondes pour intégrer sa proposition qui ressemble fortement à une affirmation catégorique.

— Je t'ai rendu ton billet, je t'ai dit ne pas vouloir y all...

— Ce n'est pas mon billet. C’était celui de ma partenaire au blind-test. A ce jeu, elle n’a pas brillé. C’est pourquoi je lui ai proposé la gratuité d’un tatouage en contrepartie du billet qui revenait à meilleure joueuse. Toi. Maintenant dis-moi, tu ne veux pas y aller pour quelle raison ? 

Parce qu’à la moindre de tes apparitions, je ressens un malaise. Parce que la perspective d’y aller ensemble reviendrait à mettre mon corps sous tension. 

Mon absence de réponse le contraint à m’observer comme une nouvelle espèce de plancton.

—  Donne-moi ton téléphone, il ordonne en murmures.

J’ai beau fouiller dans mes répliques pour trouver un argument, pas un seul mot franchit mes lèvres. Sa directive chuchotée ne fait qu’accentuer mon état psychique.

Face à mon immobilité, il déplace progressivement sa main sur le smartphone au creux des miennes.

— Arizona... 

Sa voix est si sensuelle sous ce timbre bas, une sensualité qui annihile mes réactions.

Il y rentre son numéro et s'appelle pour avoir le mien.

— Mercredi, dix-neuf heures, au bar de mon oncle. 

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¹ Cariño signifie «mon trésor» en espagnol.

² Santa Cruz Beach Boardwalk est un parc d'attractions et une promenade en planches côtier situé à Santa Cruz, en Californie.

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