Le toucher - Part 2

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Au nouvel essai pour lui subtiliser la wishlist, il lève les bras au-dessus de sa tête.

— Un truc sans importance comploté par Elly.

— Une série de défis ? 

— Voilà, l’énigme est levée. Je peux la récupérer maintenant ? 
J'essaye courageusement de lui sauter sur le dos, mais je suis contrée par ses larges épaules. Il s'en amuse, continue de me laisser me tourner en ridicule.

— Je constate que tu as trouvé le billet sur le comptoir.
Il se retourne. Ses yeux flambent d’un noir profond. Je m'efforce de me concentrer sur mes actes, d'être plus alerte. Devant sa stature, je ressemble plutôt à un caniche devant un dogue allemand, autant dire que je ne fais pas le poids...

— Oui.

Il passe à présent ses bras autour de moi, me coince contre son thorax pour que j'arrête de gesticuler. Je me retrouve au cœur d'une forteresse tiède et musculeuse.

— J'ai une question... Ces défis, ce ne sont que des premières fois ? Et...chuchote-t-il, je me trompe ou un « merci Caaan pour le billet » n’a pas encore été mentionné ?

À sa dernière demande, son attitude joueuse efface tout l'intérêt sincère dont il a fait preuve pour la précédente.

— Ça fait deux questions. Et puisque tu penses détenir le droit de fouiner dans mes affaires personnelles, je te laisse le soin irrespectueux de trouver les réponses tout seul.

L'étincelle aperçue dans ses yeux avant qu'il ne quitte le repas, jeudi soir, se ravive à nouveau. Ses questions provoquent une brèche dans mon amour-propre. Une fêlure assez grande pour y faire entrer de l'embarras. 

Je me tortille tant bien que mal, essayant de me dérober de son étreinte. Lorsque dans l’agitation, son visage vient à surplomber le mien de quelques minuscules centimètres, mon corps s'arrache à cette proximité. Comme s'il allait se brûler à son contact.

À bonne distance, il me tend sa paume et m'invite d’un signe de tête à lui donner la mienne. Alors que je lui présente ma main avec prudence, ma mine sceptique le fait sourire. Il inspecte ma peau d'un air sombre en plantant à plusieurs reprises ses prunelles contrariées dans les miennes. Ses yeux me font clairement la morale quant à mon réflexe stupide de la veille ; celui d'avoir agi comme une demeurée en ramassant du verre à mains nues.

 Je me soustrais de sa prise, mais il me stoppe au vif et piège mon poignet. Comprenant qu'il me redonne ce qui m'appartient, j'ouvre docilement le poing.

— Que vas-tu faire du billet ?

— Je n'ai rien décidé encore.

Sans lui laisser le temps de répondre, je le remercie brièvement et me sauve de son regard qui m'entraînent facilement là où je n'ai plus pied.

À ma grande surprise, Can n'est pas en simple visite de courtoisie. Je le comprends rapidement au tablier noué autour de ses hanches et sa prise de position à mes côtés derrière le bar.

— Je te relaie au service. Reste derrière le comptoir à préparer les cocktails, encaisser les clients, et faire la plonge. C’est okay pour toi ?

— Il me semblait n'avoir qu'un seul patron, non ?

— On ne répond pas à une question par une question, lance-t-il visiblement amusé de me voir prendre la mouche. Je ne suis peut-être pas ton patron, mais je ne suis pas ton égal non plus. Dans cette collaboration, je suis le plus expérimenté et toi une novice éclopée. Et comme tu l'as si bien dit, le bar est surchargé. Au vu de tes récents exploits, Dieu seul sait ce que tu risques d'affliger de nouveau à ton corps.

Je m'apprête à lui répliquer mon refus d'obtempérer quand Ibrahim annonce :

— Can, table huit et douze, si tu veux bien !

L'appelé en question ne cherche même pas à dissimuler son demi-sourire. 

Entre deux verres lavés, j'entreprends d'étudier mon dit collaborateur. Je conviens qu'il est plus à l'aise que ma personne. Il ne se contente pas de prendre ou débarrasser les commandes ; il conseille, discute et vend à la perfection la carte des boissons. Je remarque qu'il économise ses tours en transportant un amoncellement de récipients vides tout en slalomant entre les tables avec une agilité étonnante.

Il est rapide et efficace là où je suis méticuleuse et maladroite.

Can est sur son terrain. Il marche sur les traces du petit garçon qui a grandi entre ces murs. 

Six jeunes hommes s'installent sur les tabourets de bar. Je troque mon éponge pour mon atout, aussi rapide et efficace que son assurance : ma mémoire.

À la préparation de leurs rafraichissements, je constate que l'un d'eux s'écarte de la conversation pour se focaliser sur mes gestes. 

— Tu peux prendre jusqu'à combien de commandes sans inscrire de notes ? il m’interroge.

— Je n’ai jamais eu besoins de sortir le stylo pour le moment, discuté-je sans quitter des yeux l'élaboration de leurs consommations alcoolisées.

— Vraiment ? Impressionnant. D'où te vient ton accent ?

Que me disait Elly déjà ? 

« Mon cœur, un mec qui te complimente et s'intéresse à toi a soixante-dix pour-cent de chances de t'avoir dans le collimateur ».

— La France.

— Et qu'est-ce qu'une jeune française cherche à fuir pour s'installer ici ? Un petit copain qui aurait merdé ?

Je lève les yeux vers lui. Ses amis cessent leur causerie pour prêter l'oreille à notre échange.

— Le boulot. Une expérience professionnelle de quatre semaines.

— Une chance pour moi que ce soit au Bebek, j’y viens régulièrement.

Sa répartie entraîne une gêne qui se présente sous la forme d'un faible sourire et d'un regard fuyant.

— Ça fera cinquante et un dollars, vous payez ensemble ou séparément ?

— Cinquante-neuf cinquante en t'offrant un verre.

Plus de doute, ce client s'essaye au flirt avec moi. Ibrahim m'a précisé que les verres offerts étaient tolérés à la seule condition d'un seul par service.

On ne peut pas dire que j'ai l'habitude de consommer de l'alcool. Bien sûr, j'ai eu mes expériences avec Jérémy où l'on s'est essayés à des mélanges dans ma chambre. Ça n'a pas eu un franc succès sur ma capacité d'absorption. Dans le genre barmaid qui assure, je ne suis pas sûre que boire sur mon lieu travail soit la meilleure idée qui soit.

— J’apprécie mais je n'ai pas une minute à moi.

— Avec une deuxième paille on pourrait se partager mon verre, insiste-t-il. Ça ne t’engage à rien si ce n’est t’autoriser à te désaltérer.

Ses amis comprennent vite ses intentions à mon égard et l'encouragent dans sa démarche de séduction. Bientôt, six paires d'yeux me scrutent, attendent avec attention ma décision. Peu habituée à ce genre de situation, je ne suis même pas certaine de connaître le mode d'emploi pour recaler la gent masculine sans paraître malpolie.

Un corps s'impose derrière moi. Son parfum m'enivre sans mettre encore abreuvée d'une seule goutte d'alcool. Deux bras puissants se glissent de chaque côté de mes épaules pour y remplir deux verres à la tireuse à bière. Je peux sentir une barbe à la naissance de ma nuque, une bouche à mon oreille qui me chuchote des mots que moi seule peux entendre :

— Je te sens dans le pétrin, Arizona...

Je ne me souviens pas qu'il met déjà appelé par mon prénom, parce qu'à la seconde où il le fait, j'ai ce sentiment étrange qu'il s'adresse directement à la passion qui sommeille en moi. Le murmure de sa voix grave assèche ma gorge. Sa présence cristallise mon souffle, écrase tout résonnement lorsque que je sens son torse contre mon dos. Ce simple contact m'électrise.

C'est la deuxième fois aujourd’hui que nos corps se courtisent.

Je comprends que l'une des bières m'est destinée quand elle se présente sous mon nez.

— On peut trinquer avec vous ? leur demande-t-il en levant déjà son verre.

Il m'offre une porte de sortie, me libère de ma problématique sans créer de malaise. 

Malin.

— Je proposais justement à cette demoiselle si elle voulait se rafraîchir, relève le brun d'un clin d'œil.

Raisonnée à ne plus baisser les yeux, comme une brebis qui se serait retrouvée par hasard sur le territoire des loups, je m’exprime :

— À la vôtre. Merci pour la proposition.

Je trinque avec chacun des hommes derrière le bar, puis crochète mon regard dans celui responsable des batailles auxquelles mon corps se livrent depuis son arrivée. Mes jambes manquent de flancher quand je perçois en retour avec quelle intensité ses yeux cherchent à me sonder. J'ai la sensation qu'il passe au crible chacune de mes pensées.

Je lève mon verre au sien et articule un « merci » silencieux avant de le porter à mes lèvres.

— Arizona Sawyer ! Serait-ce une boisson alcoolisée que tu viens d'ingurgiter ?

— Elly ? Que me vaut cette visite improvisée ? Je te sers quelque chose ?

Il est évident qu'elle n'est pas là par hasard. Nous nous sommes vues ce matin, et il n'y a pas été question de sa possible venue. Qui plus est, elle a cette expression au visage de quelqu'un qui prépare un mauvais coup...

— Deux jours seulement et déjà à picoler sur ton lieu de travail. Eh bien bravo mademoiselle Sawyer, je ne vous pensais pas aussi effrontée... poursuit-elle, me mettant un peu plus dans l'embarras en présence de Can et des autres hommes.

— Ok, va pour Sex on the beach ! Après tout, c'est un cocktail de pétasse, non ?

Les clients derrière le comptoir sifflent devant mon audace. Mon amie éclate de rire.

— Touchée. Plus sérieusement, j'ai une proposition de la plus haute importance à te soumettre.

— Viens-en au fait, lui répliqué-je suspicieuse.

— Tu te souviens qu'au blind test, j'ai fait la connaissance du très insipide Dylan. Eh bien figure-toi que ce mec a de sacrées connaissances ! Je te la fais courte mais il m'a invité ce soir dans une fête chez un gars qui se fait appeler César. Il est très difficile de rentrer dans ce genre de soirée. L’occasion ne se représentera pas deux fois. C'est exactement ce qu'il te faut ! Alors ce soir, toi et moi, on a rendez-vous dans une de ces partys réservées habituellement aux jeunes les plus cotés de Santa Cruz.

— Vraiment ? On y sera tous les six ! 

Il ne manquait plus que ça. Je bois ma bière d'une traite et repose le verre sans ménagement.

— C'est d'accord. Mais à plusieurs conditions ; on y va en taxi, et c'est toi qui règles. Je déciderai de l'heure à laquelle on rentre. Ne t'avise même pas de t'éclipser pendant la soirée pour fricoter avec un inconnu.

Elly sautille déjà de satisfaction dans ses baskets.

— Bon alors, il vient mon cocktail de pouffiasse, ce n’est pas le tout mais j'ai une tenue de soirée à aller acheter moi.

Quelle adorable plaie ...



*

* *

Les vêtements éparpillés sur le lit, j'essaye avec ma - surexcitée - correspondante de me dégoter le genre de tenue que l'on porte pour ce type d'occasion.

— Je n'ai rien d'élégant à porter.

— Arizona, on s'en fiche, les trois-quarts des personnes là-bas seront déjà bourrées. Ils sont friqués, d'accord, mais ça n'en reste pas moins une soirée sauterie.

— Tu déconnes, j'espère !

— Oui je déconne, il faut vraiment que tu apprennes à te détendre, pouffe-t-elle. Regarde cette robe, elle cacherait ta blessure au genou et la couleur rouge est parfaite.

— Tu voudrais que je porte une robe longue à poids, comparée à ta robe étriquée presque transparente ? lui fais-je la remarque.

— Assieds-toi Sawyer, il faut que je t'apprenne deux ou trois trucs sur ce genre de soirée. La tenue que tu décides de porter envoie un message aux autres convives. La mienne par exemple, sera explicite. Elle enverra aux autres femmes le message suivant :« je suis célibataire, tenez bien vos mecs en laisse ». Quant au message qu'elle enverra aux hommes, de par le fait qu'elle couvre que très peu mes jambes, je te laisse le deviner... Toi, dans cette robe, tu choisis le code PRUDENCE. Une jeune femme ravissante que l'on ne peut regarder que dans les yeux.

J'ai fini par suivre ses conseils. Vêtue d'une longue robe rouge à poids, coiffée de mousse pour une ondulation naturelle, j’ai retenu une partie d'entre eux par une barrette. Elly a insisté sur l’utilisation d’un recourbe cils pour accentuer mon regard en amande.


Le taxi nous dépose à l'adresse envoyé par Dylan. On se croirait dans un clip de rap américain avec toutes ces voitures luxueuses et ses filles perchées sur de hauts talons à peine plus recouverte qu'à leur naissance. J'imagine déjà une piscine à l'arrière exploitée en pool party.

— On dirait qu'il n'y a pas que toi qui a eu l'idée de ton code vestimentaire, essayé-je de plaisanter pour masquer une nervosité naissante.

— Allez vient, avant que la marraine la bonne fée te retransforme en Cendrillon avec ton horrible gilet.

À peine ai-je passé la double porte d'entrée que l'effectif de personnes présentes dans cette immense villa me coupe le souffle. Que ce soit dans l'entrée, le salon, l'escalier, il y en a pour tous les goûts : des femmes sulfureuses, des afros qui remuent leurs atouts en rythme, des mecs avec des tee-shirts abordant le logo de leur sororité, il y a même des cheerleaders et joueurs de football américain. Pas de doute, on est bien en Amérique !

Elly m'entraîne à sa suite par la main. Ma vision élargit son périmètre pendant que nous passons à côté de ces corps étrangers.

 Tous ces gens se connaissent-ils réellement ? Le nombre de noms inscrits dans mon répertoire téléphonique me parait soudain médiocre.

Je reconnais Dylan, le jeune homme qui a participé au blind test. À la vue de mon amie, il se rue presque sur elle. Il faut dire qu'Elly est ce genre de fille qui doit en laisser peu indifférent.

— Salut toi, j'n'étais pas sûr de te voir, je commençais à désespérer...

Je me retourne, percute que c'est à moi que l'on s'adresse. Elly discute avec Dylan, ce qui m’oblige à faire conversation seule avec le brun servi un peu plus tôt au Bebek.

— Je n'ai pas eu l'occasion de me présenter tout à l'heure, Riley, m'apprend-il la main tendue.

— Arizona, lui fais-je savoir en réponse à son geste.

— Cette fois, je vais pouvoir t'offrir un verre. Attends-moi là, je reviens.

Peu de temps après, il me donne un gobelet rouge dont l'odeur de rhum écœure mes tripes.

— Ça te dirait que je te présente au reste de la bande ?

— Je suis aussi venue accompagnée par une amie, on s’est promises de ne pas se séparer.

— Dans ce cas, on se trouve à la table de billard dans la pièce du fond. Précise à ta copine qu'elle sera la bienvenue.

Encore faut-il que je retrouve Elly. Je ne l’avais pas prévenu de ne pas s'éclipser ? 

Je m'apprête à partir à sa recherche quand une main s’empare de mon gobelet !

— Eh ! Mais qu'est-ce qu... Can ? Com-ment... Pourquoi ? bafouillé-je par la surprise de le croiser ici.

— Où as-tu eu ce verre ? m'interroge-t-il d'un ton sévère.

— Par Riley, le garçon qui était au bar tout à l'heure.

— On ne t'a jamais appris à ne pas accepter le verre d'un inconnu ? Dans ce genre d'événement, c'est pourtant l'un des critères majeurs de sûreté pour une jeune fille comme toi.

Je n’aime pas le ton qu’il emploie. Ni ses recommandations froissantes.

— Tiens, prends celui-là, il n'y a pas d'alcool dedans, me propose-t-il en désignant son verre comme si je n'avais pas d'autres choix.

— Non merci, quelqu'un vient juste de me dire de ne pas accepter la boisson d'un inconnu, le piqué-je au vif à sa propre morale, mais si tu as le manuel de bonnes conduites pour les jeunes filles comme moi, je suis volontiers preneuse.

À son côté moralisateur, se mêle une aura protectrice. Il s'approche d'un pas, puis d'un autre, jusqu'à être assez près de mon oreille. Alors que je ferme les paupières, il susurre :

— Tu n'as pas ta place dans un lieu d'excès comme celui-ci, dans ta jolie petite robe rouge à pois et ton sourire de chasteté, tu deviens le butin de lions affamés.

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