Chapitre 2

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Magrit se leva au son des primes. Par la fine fenêtre de sa chambre, elle avait une vue imprenable sur les vallons et la lande aux alentours qui s’étendait comme une gigantesque flaque d’encre noire; au loin, l’horizon bleuissait légérement et les étoiles s’éteignaient paisiblement. Les clochers alentours sonnèrent à leur tour 6h, accompagnant solenellement la naissance du jour.

Elle se débarbouilla le visage avec l’eau de la cruche disposée à côté d’un bidet de céramique. La chambre était étroite et austère afin que l’esprit fougueux du moine inexpérimenté ne puisse pas se perdre pas dans la contemplation matérielle plutôt que de s’affairer à sa propre introspection. Des braises de la veille avaient survécu, Magrit les attisa et remit des brindilles dans le petit âtre. Elles prirent finalement quand Magrit eut fini de faire sa prière à Marie et d’installer sa coiffe. Elle enveloppa son bâton dans un drap de lin coloré qu’elle attacha dans son dos. Elle était enfin prête et elle avait faim.

Un jeune frère était monté sur la chaire du réfectoire et lisait la vie d’Anjela dans un breton lithurgique exquis. Les autres étaient attablés, baignés dans l’aube qui s’infiltrait par les hautes fenêtres de la salle. L’abbé, que Magrit reconnu grâce à son anneau pastoral doré, se dirigeait vers elle avec précipitation. Ses joues et sont nez étaient rouges.

-Ma soeur, oh c’est terrible, ma soeur...

Il s’agnenouilla presque devant Magrit qui eut un mouvement de recul. Il se confondait tellement en excuses qu’elle peinait à comprendre ce qu’il disait.

-Votre... Votre ami, et Dieu le pardonnera, a été surpris cette nuit en train de voler dans les potagers... C’est un frère l’a surpris ! Le pauvre, il devait croire que nous aillions le châtier, il s’est enfuit avec son butin ! Comprenez notre confusion... Cela va contre nos principes de... Il aurait bien sûr pu rester... Comprenez notre confusion, l’hospitalité est notre devoir devant Dieu...

-C’est moi qui suis désolée mon Père...

Magrit baissa la tête et réfléchit.

Hier elle avait compté vingt-six frères, aujourd’hui, elle n’en voyait que vingt-cinq.

Après cette incidant, elle mangea rapidement sa bouillit d’avoine, et, sous la pression des regards, prit congé.

L’aurore rougeoyait au dessus des bois. Les dernieres chaleurs de l’été mourraient sur l’herbe et les cimes, d’où s’échappait un mince filet de vapeur argentée.

Dans les jardins, Magrit assista à un spectacle singulier. Un moine corpulant ramenait deux fourches bèches et un sac de graines devant un parterre ou d’autres de ses frères s’attelaient déjà à récolter, deserber et casser des mottes de terres. Les bras s’acctivaient et les outils passaient de mains en mains au rythme des pas et des coups dans la terre, comme si un seul et même esprit travaillait à travers plusieurs corps. L’effort collectif se partageait et se divisait ainsi entre tous dans une transe moite, où chacun des gestes s’harmonisait majestueusement avec les autres, dans un dessein plus grand. Magrit se dit que c’était la foi qui unissait leurs coeurs dans l’ouvrage, et qu’ils rejouaient cet hommage à Dieu chaque jour dans leur travail qui devenait prière. C’était ce à quoi aspiraient les moine chartreux, jusqu’à se passer le plus possible des mots, qui semblaient alors presque superflus, trompeurs. C’était une des nombreuses règles de saint Benoit, le père de tous les moines.

A côté des courges se trouvaient les patates, et à côté des patates, des légumineuses rampantes et montantes et des ognons. Magrit continua sa promenade contemplative vers le fond d’un vallon où elle entendait couler un ruisseau derrière une épaisse barrière de chênes centenaires.
Elle se figea: quelque chose avait frôlé ses mollets. Elle fit volte-face et aperçut la fourrure ébouriffée de Rouzig qui serpentait autour d’elle. L’animal faisait des va-et-viens, tournait et s’impatientait. Magrit compris qu’il était arrivé malheur à Laz et elle suivit l'animal qui remontait vers le monastère. La bête, qui n’avait que faire des règles humaines, traversa l’office et pénétra dans le cloître, interdit aux profanes.
Magrit inspira, dans son coeur, elle s’excusa auprès de tous les saint et de toutes les saintes pour ce qu’elle s’apprêtait à faire, mais elle accéléra le pas d’autant que ses mouvements étaient portées par la grâce de Dieu. Comme de nombreuses fois par le passé, et celui-ci encore, elle sentait son coeur sur le point d’exploser, ses muscules se raidir et sa peau toute entière se tendre comme celle d’un tambour. Si un des moines avait été témoin de la scène, il aurait vu une jeune femme courir vers le monastère, mais le frère Thomas en passer la porte. Même s'il en avait l'apparence, c'était toujours Magrit sous les traits basannées du moine.Magrit n’était plus, elle, devenu il, sut que c’était un miracle.

Il avait pris l'apparence de frère Thomas, mais Johann -car il savait que tel était son nom maintenant- était à présent désorienté à force de suivre Rouzig. Il avait longé une chapelle et descendu un escalier qui se trouvait au coin d’une salle de copie. Ses sandales claquaient sur les pierres nues. L’air s’alourdissait à mesure qu’il descendait des marches. Il traversa une grande salle circulaire aux alcôves étranges abritant des statues de saints anciens, grotesques et défigurés par le temps. Il frissonna en les voyant, jaugeant du coin de l’oeil l’étendue des cultes terribles qui avaient pu prendre place ici.
-Laaaz ! Hurla-t-il au hasard d’un croisement. Il n’eut pour seule réponse son propre écho sur les pierres moites.
La grande cloche du monastère sonna et il sut qu’il était en danger comme une bête sauvage sait que les hommes sont en chasse. Rouzig grimpa sur lui en un bon et ils repartirent.

L’obscurité devient si dense que Johann ne voyait plus le bout des couloirs dans lequels il s’engageait. Ces dédales moites s’étendaient comme un serpent venimeux, caché sous le monastère de Koathuel.
Encore quelques pas et il arriva le long d’une série de cellules poussiéreuses. Il porta sa main à son nez car les barreaux laissaient s’échapper une odeur pestilentielle. Il détourna le regard. Aussitôt, il sentit une présence tout près de lui. Il se retourna précipitement et vit une masse qu’il interpréta comme humaine malgré sa surprise. Il étouffa un cri en tombant lourdement au sol. Il était immobilisé par un moine qui s’apprêtait à lui trancher la gorge.
-Attends ! Cria une voix derrière lui.
Le moine se figea et Rouzig, qui s’était frayé un chemin dans le vêtement de Johann, le mordit.
-Sale bête ! Cria le moine en se retirant.
-Mais... Rouzig, c’est toi ! Viens mon ami !
Johann releva la tête. C’était Laz. Le moine se retourna vers lui puis vers celui qu’il pensait être un de ses frères de longue date, celui qu’il avait vu temps de fois lire la bible et chanter les chants de la Passion avec sa voix rauque. Son regard se troubla car son instinct lui disait que quelque chose n’allait pas, mais il ne savait pas quoi.
Johann sentit monter en lui une peur sourde, celle du malentendu et de la discorde, car il n’était pas son frère chanoine comme son apparence le laisser penser. Il avait peur pour eux trois, de ne pas remonter assez vite et d’être au piège dans ces maudits couloirs à force de parlote. Il ignora le moine et s’adressa impérieusement à Laz.
-Tu te souviens de Magrit, Laz ? Et bien c’était moi. C’était moi avant sous la forme d’une soeur, autant que maintenant que tu me vois sous cette forme. Je suis le changelin, lae saint-e qui, béni par la grâce de Dieu peut changer de forme.
-Qu’est-ce que tu dis ? Souffla le moine fébrile.
Laz marqua un temps d’arrêt, puis son visage s’éclaira.
-Crois-le, il dit la vérité, mais nous devons nous enfuir.
-Que s’est-il passé ? Que fais-tu ici ? Demanda Johann
-Je les ai entendus parler la nuit dernière, quand je suis sorti pour voir il m’ont emmené ici...
-Ils se sont tous détournés de Dieu coupa le moine, au début je faisais semblant de ne rien voir mais j’ai dû me rendre à l’évidence. C’est un des frères qui a ramené ce maudit manuscrit qu’il a récupéré je ne sais où. Dedans il y avait des formes étranges et dangereuses pour l’esprit, et une doctrine folle qui les a écartés de Dieu et les a convaincus qu’il fallait que le monastère se coupe à jamais du monde. Vous n’auriez jamais dû rentrer, non... Ils ont parlé de vous tuer, je suis le seul à m’y être opposé et il m’ont envoyé dans les mêmes cellules que votre compagnon avec qui j’ai réussi à m’enfuir.
Les cloches sonnèrent de nouveau mais leur glas était encore plus sinistre aux oreilles des trois fuyards. Johann eu la chair de poule, un malaise profond l’envahit et il eut l’espace d’un instant des visions chaotiques. Quelque chose que sa raison ne pouvait concevoir se produisait.
-Dépêchons-nous dit-il.

Le moine prit la tête du groupe, guidant ses compagnons d’infortune dans l’obscurité oppressante. Il connaissait bien ces souterrains et les passages cachés qu’ils renfermaient, mais malgré ça, il ne tirait que des cliquetis inquiétants des murs qu’il trifouillait.
Les rares bougies incrustées dans les pierres les attiraient comme des mites perdues, elles étaient des îlots de répit avant de retourner dans une mer de ténèbres. La lueur fantomatique qu’elles projetaient se perdait avant d’arriver jusqu’au le plafond, qui semblait alors s’étirer de plus en plus haut à mesure qu’ils avançaient. À chaque fois que Johann croyait enfin comprendre où ils se trouvaient dans ce maudit labyrinthe, ses observations lui donnaient tort, comme si les couloirs se déplaçaient, changeaient, rebouclaient malicieusement.
Le groupe finit par arriver devant le passage qui menait vers l’étrange salle qu'il avait dû traverser pour arriver jusqu’aux cellules. Une angoisse sourde s’empara de lui, un pressentiment du plus profond de ses entrailles, qui tenait moins de sa raison que du hurlement de l’homme primitif, qui, tout habillé et saint qu’il soit, s’était maintenu dans les mystères de sa condition bassement animale. La porte s’ouvrit. Derrière, ils n’y virent qu’une obscurité visqueuse, enveloppant des à-coups métalliques sinistres. Les monstrueuses statues qu’il avaient vues plus tôt étaient maintenant prostrées, tordues, hurlantes. Leur attitude désolée lui donna la chair de poule.

Un murmure monta du fond de la salle. Dans les ténèbres étaient tapis le père supérieur et d’autres hommes allongés la face contre le sol. Leurs prières désynchronisées faisaient s’entrechoquer des paroles très saintes qui s’empilaient anarchiquement, se mélangeaient et semblaient alors révéler leur terrible potentiel caché, ignoré de tous. Détournées, elles rendaient hommage au Diable.

Au centre de la pièce obscure se trouvait un livre énorme, un incunable dont les feuilles avaient pris vie et se tournaient au rythme de la mélodie impie. La raison de Johann chancela.
C’était le livre dont la terrible doctrine avait conquis le cœur des moines. Révélant des secrets plus hauts encore que les plus saintes écritures, des vérités sinistres, des révélations cosmiques sur la nature de la matière, de Dieu, de l’esprit et des perceptions que l’homme, réduit à un insignifiant sac de chair et de sang, ne pouvait totalement appréhender, sinon comme la vue d’un trésor attirant au fond d’un précipice hurlant. C’était le luxe de détails sordides sur la façon dont s’emmêlent perpétuellement les fils du destin dans des dimensions intangibles, qui avait transformé les moines en dévots, en esclaves accrocs aux vers impies. Ils leur avaient retiré leur bien le plus précieux, leurs assurances dont le lendemain leur appartient par la grâce de Dieu. Ils étaient devenus des chiots apeurés ; la vénération de l’idole était la seule chose qui leur était désormais possible maintenant, c’était leur quotidien, leur seule raison de vivre. Ce livre leur avait tout pris, il avait réussi à devenir le centre de leur vie.
Pauvres gens ! Des pensées bizarres -ou peut-être un dernier sursaut de leur raison ?- les avaient convaincus de cacher le livre loin des regards du monde. Mais comment un monastère digne de ce nom pouvait-il disparaitre des radars de la civilisation ? Impossible. Le drame cosmique dont ils étaient les acteurs était voué à se produire.

En un instant, Johann comprit tout ceci.
-Fermez les yeux ! hurla-t-il.

Laz et le moine s’exécutèrent et, à ce moment même, ils comprirent dans chaque fibre de leur corps que les lois naturelles étaient bafouées. L’air, vicié, bouillonnait et le temps se tordait. Une aberration logique s’était ouverte devant eux, l’espace s’était déformé de telle façon que des plans inaccessibles se touchaient. Les villes, les mers, planètes et autres galaxies étaient d’une taille incommensurable, mais c’était ici, face à eux que se trouvaient les portes du monde.
Ce prodige n’avait pu avoir lieu qu’à cause d’une créature destructrice, dérangée par la lointaine sérénade des moines, mais dont l’essence et les pouvoirs dépassaient de très loin la conception humaine.

Même aveuglé, Johann sentit qu’un démon monstrueux regardait au fond de son âme par l’étroite fenêtre. Dans sa tête, ses pensées tourbillonnaient et parmi elle, le harcelaient comme un essaim de taons affamés des visions anarchiques d’un chien infernal, aux cornes immenses et dont la masse indistincte s’avançait inexorablement vers lui. L’air gémissait alors que les membres informes de la bête traversaient le portail. Des ailes démesurées tournaient et laissaient entrevoir une fourrure poisseuse sous laquelle roulaient des muscles d’acier et, au centre, deux yeux où gisaient des braises de haine.
Le saint homme, dont le corps immobile contenait un incroyable combat intérieur, agrippa le bâton accroché dans son dos de sa main gauche et leva son bras droit le plus haut qu’il put. Il traça face à lui une croix d’un geste souple et assuré. À cet instant, les yeux de la créature s’embrasèrent de rage comme si un vent de tempête lui avait soufflé à la gueule. Il se jeta sur sa victime qui avança alors d’un pas.
Ils étaient les incarnations d’un combat qui dure depuis la nuit des temps, et qui durera à jamais; celles de l’affrontement entre les forces magiques divines, et celles qui échappaient à son joug. Johann était de ceux dont la main droite, index et majeur levés, incarnait Dieu sur Terre. Le démon était fait de la même énergie, mais était aussi l’exact opposé puisqu’il était né au-delà du royaume de divin.
La bête fut coupée dans son élan sous le coup d'un deuxième signe. Le corps informe se contracta fébrilement, puis passa tour à tour par l’état gazeux, liquide, solide ou les trois à la fois. L’odeur soufrée brûlait la gorge de Johann qui cilla. Un gémissement cataclysmique fit éclater les murs centenaires du monastère. Dans un dernier sursaut avant la mort, l’abomination se projeta de toute sa masse putride sur les trois malheureux. À l’instant où Johann fit son dernier signe de croix, un pan du plafond de granit s’effondra sur la bête. Elle se ratatina sous le poids de la pierre puis disparut du monde physique.
Le trou béhant laissait apparaitre le jour dans l'ancienne crypte.

La créature était vaincue.

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