Partie 1

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Sept, huit, neuf

Ekaterina ne sentait plus rien. Elle ne pouvait pas dire depuis combien de temps elle subissait la morsure du froid sur sa peau. Elle avançait, péniblement, et ses orteils nus s'enfonçaient dans le sable jusqu'au-dessus de ses chevilles. Elle ne le sentait pas, elle s'en souvenait. Elle avait eu le temps de sentir les grains brûlants de soleil s'écraser sous ses ongles. Sous ses pieds, dans les petits trous que ses pas avaient creusés, le sable gardait encore un peu de la chaleur du jour.

Dix, onze

Elle continuait à compter, pour rester alerte. Ses parents l'avaient emmenée sur un bateau, une fois. Ils y avaient passé la journée. Ekaterina se rappelait de l'eau qui claquait contre la coque et l'embarcation qui tanguait. Le ciel était blanc, blanc, partout, un blanc éclatant que ses yeux d'enfants ne pouvaient regarder sans se plisser.

Vingt, Vingt-et-un, vingt-deux

C'était un beau souvenir. Des rires, des jeux, la promesse d'une immensité à explorer. Et elle se souvenait de cette sensation étrange quand, à la fin de la journée, revenue à quai, elle avait remis ses deux pieds sur terre. Le sol était comme du coton.

Trente-cinq, trente-six

Ekaterina ne sentait plus rien. La fatigue, la faim, la conséquence du soleil de plomb pendant des heures sur sa peau de lait et ses cheveux clairs, l'effet de l'air glacial de la nuit sur les gerçures de ses lèvres et sur les cloques chaudes de ses bras.

Quarante-neuf, cinquante, un, deux, trois

Elle continuait à compter pour ne pas laisser son esprit s'endormir. Enfin, elle ne comptait pas vraiment. C'était comme une comptine, un rythme. Sa voix intérieure assurait une présence familière, rassurante, et elle se sentait moins seule.

Huit, neuf, dix

Elle savait que si elle s'arrêtait de marcher, le sol se déroberait sous elle comme dans son souvenir en descendant du bateau. L'immensité qui s'offrait devant elle n'était plus le blanc lumineux de ses jours d'enfants, mais la nuit de jais qu'un maigre croissant de lune surplombait. Elle leva la tête vers l'astre. Combien de personnes, ailleurs, regardaient aussi avec espoir la faible lueur blafarde ? Ses pas ralentirent à son insu. Elle arrêta de compter. Sous elle, le crissement du sable cessa et, autour, la vie du désert entonna sa berceuse. Sans lutter, elle se laissa envelopper par le son du silence avant de s'effondrer.

Le petit matin l'accabla de sa chaleur. Elle battit des paupières, étourdie et perdue, mais le goût de bile sur sa langue la ramena bien vite à l'urgence de sa situation. Sa peau n'en avait plus que le nom, brûlée par le Soleil et poncée par le sable. Tout son corps tremblait. C'était un miracle si elle avait passé la nuit. Elle attrapa d'une main son foulard qu'elle avait resserré sur ses épaules, s'arrachant au passage un râle plaintif. Elle ajusta cette mince frontière entre elle et le froid de la nuit autour de son crâne. Elle inclina la tête pour enfermer ses cheveux dans l'étoffe. Et tandis que ses doigts peinaient à nouer les pans de son chapeau de fortune, elle la vit. Là, derrière elle, une tente plantée dans la dune. De l'aide. Un abri. Elle rassembla les vestiges de ses forces pour s'approcher. Un dromadaire était attaché quelques pas devant et broutait un unique buisson plein d'épines. Il posa un regard nonchalant sur elle alors qu'elle luttait pour atteindre l'auvent : une toile tendue devant l'entrée qui offrait un précieux morceau d'ombre. L'animal l'accueillit en mâchant bruyamment avant de reposer son attention dans le vague. Dans la tente, une femme chantait. Ekaterina se risqua à l'interpeller :

"Eh… Il y a... quelqu'un ?"

Sa bouche sèche laissait sortir une voix qu'elle ne reconnaissait plus. Elle attendit, puisqu'elle en avait tout juste la force. Pas de réponse. Elle n'entendait sûrement pas. Alors du coin de l'œil elle vit le dromadaire délaisser son repas et diriger un puissant blatèrement vers l'entrée de la tente. Le cri attira la voix chantonnante qui sortit la tête de l'ouverture. La dernière note de sa chanson se perdit dans l'air au moment où elle posa les yeux sur une figure rouge vaguement humaine, en haillons, étalée à l'ombre de chez elle. Ekaterina la vit se précipiter sur elle avant de perdre connaissance.

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