Partie 2

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"Je… Je ne sais pas comment je suis arrivée là. J'ai marché tout droit..."

La femme rit :

"Personne ne marche tout droit dans le désert. Même la nuit arrive en serpentant. Même le soleil ici tourne en rond."

Ekaterina sembla se perdre un moment dans ces mots. Le crépuscule pointait et lançait un dernier rayon orangé dans la tente, juste sur le visage de la nomade. Sa peau brune s'illuminait là où le soleil se posait, sublimant les fines crevasses qui encadraient ses yeux et son sourire. Une dent brillait au fond de sa bouche à chaque éclat de rire. Et quand elle ne riait pas, une mélodie s'échappait de son âme et faisait danser les dunes. Qu'elle ait marché tout droit ou qu'elle ait tourné en rond, Ekaterina remercia le ciel de l'avoir menée ici. Elle avait dormi presque toute la journée, emportée par la voix de son hôte, et s'était réveillée quelques minutes plus tôt quand, après la fatigue, la soif réclamait son lot. Elle était encore étendue sur le sol - une main soutenant sa tête - dans une position qui, sans être confortable, ne lui arrachait pas des cris de douleur quand elle parlait ou relevait le menton pour boire. Elle avait bu goulûment, pendant un long moment. Des filets d'eau claire s'étaient échappés et avaient glissé sur ses lèvres, son cou, sa poitrine et avaient apaisé un peu ses plaies. Jamais elle n'aurait pu imaginer que boire lui procurerait de telles sensations.

Et comme si elle avait lu dans ses pensées, la nomade versa dans une tasse une lampée de lait de chameau puis elle la posa devant Ekaterina.

"Bois encore, tu dois reprendre des forces."

Elle porta le liquide à ses lèvres avec empressement. Cette fois, elle prit bien soin de ne laisser tomber aucune goutte puis essaya de se relever. Sa tête tourna un instant.

"Doucement, là, tu es encore faible."

Ekaterina acquiesça tandis que la nomade récupérait sa tasse en sifflant. 

"Eh ben dis moi, tu avais soif ! J'irai en chercher encore demain."

Elle tourna alors le dos et s'affaira à ranimer le feu. Ekaterina plissa le nez de douleur en passant sur ses coudes, rougissant de honte à la pensée qu'elle avait englouti une bonne partie des réserves de la nomade. Par sa faute, elle aurait sûrement plus de travail. Même si la jeune femme n'avait aucune idée des tâches nécessaires au quotidien dans le désert. Elle s'assit en étirant sa grimace. À quoi ressemblait la vie ici ? La nuit s'était installée en quelque minutes et lorsqu'elle parcourut la tente du regard, elle ne distingua que quelques bribes d'image. Presque rien. Une jarre ici dans un coin, une paillasse là, le pan de tissu qui fermait à moitié la porte de la tente et puis deux yeux. Deux grands yeux noirs posés sur elle, tapis dans l'ombre du côté qu'elle n'avait pas pu voir en étant allongée. La nomade fit danser quelques flammes nouvelles qui se reflétèrent dans les grands yeux noirs. À leur lumière, Ekaterina aperçut un petit nez retroussé, deux lèvres bien remplies ajustées en une moue timide, et une jungle de boucles brunes encadrant un visage rond de fillette. La petite serrait ses genoux écorchés contre elle, sans un bruit. Elle semblait vouloir lui dire quelque chose, mais restait muette.

"Je m'appelle Ekaterina." révéla la jeune femme pour briser la glace et l'inciter à parler. La petite sursauta et serra plus fort ses genoux contre elle. Mais elle continuait à la fixer, ses yeux l'imploraient. De quoi pouvait-elle bien avoir peur ? La nomade se remit à chanter, la petite sembla se détendre. Toutes savourèrent la mélodie harmonisée par le chant du feu. Mais Ekaterina ne détacha pas son regard de la petite. Il y avait quelque chose chez elle, autre chose que de la peur, une lueur, une petite étoile dans le noir infini de ses yeux. Elle reprit la parole :

"Et toi ? Qui es-tu ?

  • Qu'est-ce que tu veux dire par là ? répondit la nomade à la place de la petite.
  • Je veux dire, comment on t'appelle ?"

La petite ferma ses grands yeux noirs et la nomade fit claquer sa langue avant de rire. Ekaterina l'observa, intriguée. Elle posa sur le feu deux morceaux de viande en lançant :

"Si seulement je savais ! Comment on m'appelle… Je n'en sais rien, il n'y a personne ici pour m'appeler depuis bien longtemps !"

La jeune femme plissa les sourcils en pensant comprendre :

"La petite ne parle pas, c'est ça ?"

La nomade posa sur son invitée un regard plein de douceur et de nostalgie. Elle demanda :

"Qui ?"

Ekaterina fouilla la tente du regard : la petite avait disparu. La nomade retourna ses morceaux de viande en silence, comme pour laisser de la place pour ses pensées. Elle ne semblait pas être étonnée de la conversation qui venait d'avoir lieu. Elle ne semblait pas pouvoir s'étonner, en fait. Elle était de ces gens qui semblaient tout connaître, qui semblaient côtoyer des espaces différents des autres simples mortels. Ekaterina bafouilla :

"Il y avait une petite fille, là, dans le coin…"

La nomade haussa un sourcil qui disait "ah oui ?" en s'installant auprès de la jeune femme pour le repas. Ekaterina revoyait en ce geste anodin le regard mi tendre-mi amusé de sa mère lorsqu'elle lui racontait les péripéties de ses après-midis dans le jardin à jouer avec les fées. La petite aux yeux noirs était-elle aussi un tour de son esprit ? Une fée de son enfance ? Ou bien ressentait-elle encore les effets de l'insolation ? Elle opta pour la dernière solution en arrachant du morceau de viande une bouchée au goût de sel et de feu. Le repas s'étendit jusque tard dans la nuit. Les deux femmes parlaient de tout et de rien, de la vie dans le désert, des plantes et des animaux qu'Ekaterina avait croisés, de ceux qu'elle espérait ne jamais rencontrer. Jamais la nomade ne lui demanda d'où elle venait, pourquoi était-elle venue ici, ou bien si quelqu'un la cherchait. Peut-être le savait-elle déjà. Ekaterina, elle, n'était pas même sûre de savoir. Mais ce n'était pas là l'urgence. Il fallait reprendre des forces, guérir le corps. Le rire guérissait déjà l'esprit. La nomade riait de tout, elle riait de toutes les manières possibles, elle riait tout le temps. Ekaterina jurait que jamais la terre n'avait porté de femme si lumineuse. Quand elle riait ou qu'elle chantait, son turban indigo dansait contre sa nuque et souvent, elle frappait du plat de sa main fripée contre ses jupes en ouvrant grand sa bouche : sa dent en or scintillait en réponse. Ekaterina se lova dans la douceur de l'univers de cette femme. Lorsqu'elles eurent fini de manger, elles préparèrent une paillasse pour chacune et se couchèrent en laissant mourir le feu. Là, allongée dans l'obscurité grandissante, Ekaterina - en plus de se sentir chez elle -  espéra ne plus jamais partir.

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