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Voilà, maintenant vous savez. Depuis le début, l’âme damnée, c’était moi qui l’hébergeais. Ce démon que cette pustule de Sumstrat avait invoqué pour zigouiller tout son clan, et que j’avais libéré en brisant la rune de Perle. Dès la première nuit, le malin m’avait poussé à agir dans son sens. Moi qui n’avais jamais été qu’une petite frappe sans envergure, il m’avait transformé, à la faveur des ténèbres, en une machine à tuer, comme il l’avait fait auparavant avec Gorno, jusqu’à ce que la petite magicienne le capture dans son amulette. Si je n’avais pas brisé le sceau, qui sait dans quelle direction le vent aurait ensuite soufflé.

Il n’existe aucune expérience plus effrayante que de se transformer en une marionnette entre les mains d’une puissance des abysses. Assister, impuissant, aux horreurs qu’elle commet… Je ne souhaite à personne de vivre ça.

Les hyènes avaient attaché Svalta et la dénudaient sans ménagement. Mortimer ressentit une vague de rage le submerger.

Bieeeen ! Très bien, Morty. On dirait que cette femelle te fait de l’effet. On va s’appuyer là-dessus pour s’amuser un peu. L’énergie malfaisante se déversa dans ses membres avec une fureur douloureuse. Plus souple qu’une ballerine, il sauta hors du trou qu’il venait de creuser. Son gardien eut à peine le temps de protester qu’un coup de bêche l’envoya au tapis.

— Tu avais oublié une catégorie, l’ami : celui qui reçoit la pelle dans la gueule, ironisa Mortimer, avant de virevolter vers le groupe de hyènes.

Sidérés par la folie du lycaon, les caïds du clan Barry s’écartèrent, les moins vifs ou les plus téméraires tombant foudroyés de la main impitoyable du démon. Les tortionnaires de Svalta lâchèrent leur prise, comprenant qu’ils étaient les cibles privilégiées du diable qui se ruait en balayant tout sur son passage. Mortimer se sentait ballotté comme un pantin, insensible à la douleur, étourdi par la vitesse d’exécution que l’esprit imprimait à ses membres. Deux hyènes le prirent en tenaille. Il roula entre les lames, se rétablit en faisant sauter une épée des mains du premier pour en percer l’œil du second. La pelle toujours dans la dextre, il frappait désormais de taille et d’estoc. Un garde pointa une arbalète. Il vit le doigt appuyer sur la détente, le carreau jaillir au ralenti, le fer de sa pelle le dévier comme une vulgaire balle de jeu de paume. En deux bonds, une roue improbable et une fente furieuse, il atteignit l’arbalétrier, qui s’effondra avec un râle de douleur. Son cœur tambourinait. Le souffle lui manquait. Imperturbable, le démon poursuivait sa moisson mortelle. Il passa à côté de Tello Sumstrat, dont les yeux riaient de bonheur. La voix de Svalta résonna :

— Renzo ! Il faut libérer la magicienne ! Libère Perle ! Ou nous mourrons tous !

Comme s’il avait perçu le danger, le démon braqua le regard de Mortimer vers les rats. Perle, affolée, se débattait pour échapper à sa laisse.

— Maman ! hurla-t-elle. Maman ! Le médaillon ! Touche le lycaon avec le médaillon !

Le démon détourna le regard. Un second danger le menaçait, il ne savait auquel donner la priorité. Syl Barry arborait autour du cou la rune de garde tracée par sa fille, récupérée auprès de Gorno. Perle avait-elle vu que la pierre était tombée, ruinant son sortilège ? Le démon en doutait.

Mortimer, l’esprit cantonné au rôle de spectateur de son propre destin, sentit une vague de terreur l’envahir. Il était prisonnier de son corps, un corps qui ne lui appartenait plus mais l’impliquait malgré lui dans toutes ses exactions. Il devait en reprendre le contrôle à tout prix. C’est perturbant, n’est-ce pas ? Rassure-toi, j’ai juste besoin de toi quelques minutes encore. Je vais te préserver. Du moins, le temps de finir ma part du contrat.

Il s’élança vers Syl Barry. Trois de ses fidèles lieutenants firent barrage de leurs torches et de leurs épées. Le démon se défit en quelques secondes de sa garde. Dans son dos, Perle hurla, tandis que les rats s’éparpillaient sans demander leur reste, conscients de l’ampleur du massacre. Syl Barry brandit le talisman devant elle, protection dérisoire en l’absence de la pierre noire. D’un coup de rapière, Mortimer envoya le pendentif au loin, avec la main qui le tenait. La hyène se recroquevilla sur son moignon. Son dernier regard fut pour Tello Sumstrat, qui assistait à la fin de l’hégémonie des Barry avec un sourire ravi. Tandis que le démon abattait d’une estocade fatale la plus terrible cheffe de gang qu’Héliocanis eut jamais portée, le rictus de Tello Sumstrat se figea. Une pointe rougie saillait de sa poitrine, une auréole sombre grandissant à vue d’œil sur sa toge azurée. Ses genoux ployèrent et, fermant les yeux, il s’effondra aux pieds de Gorno Valdez, dont la lame acheva le sorcier d’un revers sur la nuque.

Pas mal, commenta le démon avant de se tourner vers Perle. La jeune hyène, dont le garde avait lâché la laisse pour prendre ses jambes à son cou, courait vers le corps de sa mère. Svalta poussa un cri. Il reste deux hyènes, constata le démon. La petite mage d’abord… elle est dangereuse. Gorno, on le garde pour la fin. Tu es d’accord, Morty ?

Mortimer lutta pour reprendre l’ascendant. Un instant, il parvint à ralentir ses mouvements, mais l’effort le laissa épuisé mentalement. Le démon ricana intérieurement, tout en attrapant Perle par le cou. Gorno tenta de s’interposer. Le démon le désarma d’une parade brutale, puis l’expédia d’un coup de pied dans la poitrine. Rien ne lui résistait. Face à une telle maîtrise de l’espace et du temps, qui pourrait lutter ?

Mortimer leva son arme au-dessus de Perle, croisant son regard effrayé, lui-même horrifié de ce qui allait suivre. Un mouvement périphérique détourna l’attention du démon. Une créature à la gueule garnie de crocs et aux griffes acérées l’écrasa de toute sa masse. Le démon roula au sol. En se relevant, Mortimer put contempler une légende vivante : une mage-louve au pelage zébré de tatouages rituels. Svalta ! La métamorphe avait rejeté son pelage soyeux, troqué pour la férocité du loup. Ainsi, la belle conille était bien une envoyée des loups. Une couverture préservée du retour de métamorphose par sa poussière de lune. Il l’observa tandis qu’elle évoluait avec grâce autour de lui, jaugeant les réflexes du démon en le harcelant de feintes et d’attaques fulgurantes. Le démon riposta. Chacune de ses contre-attaques blessait la louve, bien qu’elle ne montrât aucun signe de faiblesse. La volonté de Svalta semblait inébranlable. Elle était prête à mourir. Son regard ne tremblait pas. Elle donnait presque l’impression de jouer avec son ennemi, bien qu’en réalité, Mortimer comprit qu’elle ne pouvait le vaincre, juste retarder l’inéluctable. Peut-être Svalta devina-t-elle aussi l’issue du combat, car elle se jeta soudain en avant, droit sur son adversaire, sans même chercher à éviter la lame. Mortimer se sentit renversé. Le ciel bascula au-dessus de lui. Une sensation de chute l’accompagna d’un vertige incontrôlable. L’obscurité obstrua sa vue quelques instants. Ils étaient tombés. Les contours de sa tombe, un mètre plus haut, encadraient un ciel chargé de nuées noires. Les torches abandonnées crépitaient en habillant la nuit de lueurs dansantes. La louve pesait sur lui, coupant son souffle. La pointe de son épée la traversait de part en part, jaillissant entre ses omoplates.

— Je ne saurai jamais… murmura Svalta.

Mortimer parvint à reprendre le contrôle de son corps pendant un bref instant, sa détresse brûlant momentanément la volonté du démon.

— Tu ne sauras jamais quoi, Svalta ?

— Si tu étais vraiment… aussi idiot que tu le laissais croire… rétorqua-t-elle avant d’exhaler un dernier soupir.

Mortimer abandonna à nouveau le combat, vaincu par le désespoir, offrant au démon un corps désarticulé par la chute, incapable de repousser la masse de la louve qui pesait sur lui. Une pelletée de terre lui gicla au visage, suivie d’une autre, puis de nombreuses autres, accompagnées du souffle rauque de Gorno. Comblant la tombe avec l’énergie du désespoir, le spadassin parvint à ensevelir les corps enchevêtrés du lycaon et de la louve.

Dommage, Morty, on faisait une bonne équipe, furent les derniers souvenirs de Mortimer, avant que la terre ne voile le ciel.

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