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Les vrais héros ont un objectif, une destinée qu’ils ont tracée à travers les flammes de leurs souffrances. Leurs combats sont sacrés, leurs lignes sont droites et leurs erreurs ne sont que des étapes vers l’achèvement de leur destin. Moi, je n’avais qu’une idée : mettre mes fesses à l’abri. Pas très noble, plutôt pragmatique, mais tout aussi compliqué que de vouloir sauver le monde. Je n’avais aucune volonté d’aboutir à mieux qu’une fuite, loin de cette cité pourrie. Jusqu’à ce que Svalta vienne coller son museau dans mon histoire. Je n’arriverais jamais à déterminer ce que je représentais pour elle, moi le goujat, le maladroit, celui par qui tout s’était accéléré. Il n’y avait pas de héros dans cette affaire, juste des héroïnes, mais je ne l’ai compris que tardivement, persuadé que ma “partenaire” s’était juste servie de moi pour promouvoir un dessein qui me dépassait. Quelque part, j’aurais dû l’en remercier.

Une pâle luminosité transpirait à travers les planches disjointes de la fenêtre. Mortimer, affalé contre le mur, luttait contre un début de fièvre, ressassant ses erreurs et réfléchissant à un moyen de se tirer de là. Des pas dans le couloir le tirèrent de sa léthargie. La silhouette de Svalta s’encadra en contre-jour. Ignorant la proposition de protection du garde, elle lui prit sa lanterne des mains et claqua la porte. Le museau froncé par la puanteur de la pièce, elle s’installa en face de Mortimer, à même le sol.

— Tiens, fit-elle en tirant de son manteau une outre et une miche de pain.

Flairant l’air avec insistance, elle souleva un pan de la veste de Mortimer.

— Grands dieux. Tu sembles doué pour te mettre dans des situations impossibles, constata-t-elle en découvrant le bandage grossier poisseux de sang.

— Impossibles grâce à toi, haleta-t-il en portant l’outre à sa gueule.

— Je pensais que Syl t’avait tué, Morty. C’est pour ça que j’ai demandé à Raval de prévenir Renzo.

— Qu’importe, tu as bien fait. J’aurais fait pareil.

— Je ne crois pas.

Il jura en mordant la miche de pain. Une de ses canines, déjà amochée par Syl Barry, manqua de se déchausser.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? demanda-t-il en mâchant avec précaution.

La conille eut un sourire énigmatique.

— La fouine est venue, tout à l’heure. Il a demandé après toi. Il a dit qu’il avait un tuyau pour trouver ta… poussière de lune. Sous-entendu “ma” poussière de lune, bien sûr.

Elle avait compris que Mortimer n’avait pas oublié sa promesse. Oui, il avait pensé à elle. Il se demandait bien comment, d’ailleurs, vu le tas de calamités au milieu duquel il naviguait. Il avait bien une réponse, qu’il n’osait s’avouer. Un peu honteux de ses sentiments, il préféra jouer au niais :

— Et ?

Svalta secoua la tête.

— Ce que je n’arrive pas à déterminer avec toi, Mortimer, c’est si tu es un authentique idiot, ou si tu essaies de jouer les durs pour te fondre dans le paysage.

Déstabilisé par la réponse cinglante de Svalta, il rétorqua :

— Les deux, duchesse.

La lapine tiqua. Le terme employé par Gorno n’était donc pas anodin. Svalta pouvait-elle être liée aux mouvances républicaines pro-loups ? Ce serait cocasse, de la part d’un lapin. Pris d’un doute, il s’apprêtait à lui demander quels effets lui procurait sa poussière de lune, quand elle leva la main pour enterrer le débat.

— Renzo a organisé un échange avec les hyènes, ce soir.

— Chouette… tu m’en vois ravi.

Svalta posa la main sur le bras de Mortimer. Il la repoussa.

— Morty, je suis désolée. Quand tu es parti, ce matin, une hyène bizarre nous est tombée dessus, dans l’écurie. Apparemment, cet énergumène planquait dans le foin. Dès qu’elle l’a vu, Perle s’est mise à hurler. L’inconnu a voulu discuter, mais la petite criait, complètement affolée. J’ai utilisé la dernière dose de mon poudrier, et je l’ai étourdi. Raval nous a aidées à fuir. Il s’est montré tout à fait courtois et diligent. En échange de la carriole et de la mule…

— De ma carriole et de ma mule !

— … il a accepté de nous mettre à l’abri. Perle parlait d’un démon qui aurait massacré une partie de son clan et tenté de la tuer. Il semblerait bien qu’il y ait eu de nombreux assassinats. Les hyènes sont sur les crocs.

— La belle affaire, ironisa Mortimer. En fait, si madame m’a trahi, c’est sans le faire exprès, à cause d’une hyène un peu agressive qui cuvait dans la paille. Pardon d’avoir douté de toi, Svalta.

La lapine se leva, les babines retroussées sur ses longues incisives.

— Je me demande pourquoi je perds encore mon temps avec toi.

Elle maugréa et tira de sous sa robe un paquet enveloppé dans un torchon sale.

— Toi, ajouta-t-elle, tu fais toujours les meilleurs choix. Tu sais ce qui est bon et ce qui est mauvais. Tu as une morale irréprochable, et tes propres intérêts passent toujours après ceux des autres, n’est-ce pas ?

Mortimer encaissa la remontrance sans broncher. Qu’aurait-il pu opposer à ça ? Il avait toujours considéré son rôle dans l’organisation comme une punition. Dès lors, il s’était contenté de survivre au milieu des rats, sans but réel et sans espoir, indifférent au rêve des lycaons de refonder l’antique république canine. Héliocanis, la cité du soleil, avait sombré dans une nuit sans lune.

Svalta déposa son paquet à ses pieds. Après un dernier échange de regards, elle tourna les talons et quitta la pièce. Le lycaon profita de son parfum entêtant, maudissant la duplicité de sa comparse, jusqu’à ce que le déballage de son cadeau le plonge dans un abîme de perplexité.

Quelques minutes plus tard, deux gardes firent irruption dans la pièce.

— Allez, le faux clebs des steppes, on évacue ! T’as rendez-vous au cimetière, un coin que tu connais pas trop mal, à ce qu’on nous a dit.

— Il parait que tu creuses vite et bien, ricana le second.

— Pour ça, faudrait que je puisse encore me lever, haleta Mortimer.

Le rat se pencha pour le saisir par le bras. Mortimer frappa vite et fort. La lame de sa dague, cadeau de Svalta, traversa le cou du garde, mouchetant le parquet d’une ligne purpurine. Les yeux écarquillés, il recula en pressant la plaie, incapable de crier. Son compère se rua en avant, un sabre à la main. Mortimer, toujours affalé contre le mur, dévoila le second cadeau de la lapine. Une décharge illumina la pièce, l’écho de l’explosion tonnant à travers les étages de l’ancien hôtel. Le garde virevolta, fauché en pleine course, et termina en glissade contre le mur, inerte. L’autre rampait en suffoquant, laissant derrière lui une traînée sombre, puis s’affala. Mortimer se releva, grinçant des dents sous la douleur. Il rangea la dague, passa le pistolet dans sa ceinture et ramassa le sabre. La fumée du tir flottait toujours dans la chambre quand il en referma la porte. Dans le couloir, une silhouette semblait l’attendre.

— Le tonnerre du canon, l’odeur de la poudre, tout ce que j’aime, gronda la voix appréciatrice de Gorno.

La hyène sortit de l’ombre de l’escalier, son bandage crasseux enserrant un visage aux traits tirés.

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