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En choisissant ma voie, j’avais aussi déterminé ma fin. Bien sûr, ces choses nous dépassent. On se débat au milieu d’une mélasse opaque et gluante, on frappe à droite et à gauche, parant au plus pressé, sans prendre le temps de se poser pour gagner de l’altitude. Je savais, intimement, que quelque doigt géant avait décoché une pichenette sur ma roue d’infortune. Elle tournait désormais à grande vitesse, emportée par son élan. Moi, il aurait fallu que je trouve un moyen de mettre le pied dessus, tout ralentir, viser la bonne case… J’ai fait de mon mieux, et j’en ai craché mes canines. Je me console en me disant que je n’ai pas tout raté.


Les mâchoires serrées, Mortimer rebroussa chemin. Un bout de corde s’agitait sur les pavés, glissant peu à peu vers le canal. Il posa le pied dessus, lâcha sa rapière et agrippa la corde à deux mains. Ignorant la douleur dans son flanc, il tira, dérapant et chutant à plusieurs reprises sur les pavés, jusqu’à ce que la toux et les vagissements de Raval confirment le succès de son sauvetage. Calant ses bottes contre une bitte d’amarrage, Mortimer effectua les dernières tractions en grognant, heureux de voir peu à peu la tête de la fouine remonter au-dessus du quai.

— Heureusement que tu pèses pas plus lourd qu’une souris, haleta-t-il en détachant Raval, qui vomissait sur les pavés.

Ils demeurèrent un moment immobiles, à reprendre leur souffle, puis Mortimer se releva en geignant.

— Traîne pas trop dans le coin avec des cadavres de hyènes dans ta charrette, souffla-t-il à la fouine, étendue dans sa flaque d’eau. Le plus tard Syl apprend leur mort, le mieux on se portera…

Il récupéra sa lame et s’éloigna en claudiquant. Si Gorno arrivait chez Mia Zadora avant lui, il risquait de faire un carnage. Raval émit un gémissement, accompagné d’un signe de la main.

— Morty… Elles sont pas chez Mia…

Mortimer se retourna, un sourire retroussant ses babines.

— Rav, t’es un chef. Saleté de menteur, je t’adore !

La fouine hocha la tête avant d’ajouter :

— J’ai qu’une parole. Et j’avais que ça, avant aujourd’hui.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Cherche pas. Les filles sont dans l’hôtel abandonné, en face de chez Mia. Fais gaffe, Morty, ta lapine… c’est pas la débutante que tu penses.

Mortimer se souvint de la requête de Svalta.

— Merci Rav. Au fait, est-ce que tu pourrais me dégotter un peu de poussière de lune ?

La fouine hocha la tête.

— C’est un truc de sorcier, ça. Y a que Tello Sumstrat qui pourra t’en fourguer, à ma connaissance. Et ça coûte un cheval… À ta place, je laisserais tomber.

— Un truc de… sorcier ?

— C’est une préparation alchimique. Je connais que les anthropes qui en fassent usage. Qu’est-ce que tu veux faire avec ça ?

Les anthropes… des pauvres gars frappés par une malédiction qui les transformait en humains les nuits de pleine lune. Des types pourchassés et brûlés en place publique. Svalta serait-elle une anthrope ?

— Oublie ça, conclut Mortimer.

Il lui adressa un clin d’œil et fila. D’abord retrouver Perle, ensuite, peut-être s’occuperait-il des lubies de Svalta.

En remontant vers le marché aux ours, la réalité de sa situation lui apparut peu à peu, douchant l’enthousiasme qu’il avait pu éprouver quelques minutes plus tôt. La suite ne s’annonçait pas simple. Diminué par sa blessure, sans doute recherché par les hyènes et la milice, ses chances de succès lui paraissaient soudain bien minces.

L’hôtel des ours, aux ouvertures clouées de planches, offrait un aspect effroyable. Haut de trois étages, étroitement enserré entre deux petits immeubles à colombage guère mieux entretenus, son pignon d’ardoises penchait dangereusement vers la rue, présentant des orifices béants qui révélaient un squelette de bois moussu. La porte d’entrée disparaissait derrière des bardages cloués. Sur le côté, une porte cochère effondrée donnait accès à un hall de pierre, au bout duquel on pouvait deviner une arrière-cour. Mortimer dégaina sa rapière et s’y engagea. Sous le clapotis des gouttes d’eau qui suintaient du plafond, il avança prudemment le long du mur. Au milieu du passage, une porte latérale vermoulue offrait un accès vers l’intérieur. Il l’enfonça d’un coup d’épaule. Sitôt la porte passée, une main lui agrippa le bras et une lame lui piqua la gorge.

— Tiens, tiens. Monsieur Mortimer. Il ne manquait plus que toi.

Deux autres lascars émergèrent des décombres autour de lui. Tous des rats de Renzo. Ils le désarmèrent et l’entraînèrent à l’étage. La mort dans l’âme, Mortimer les suivit le long d’un escalier branlant dont la rampe était effondrée. Sur le palier, des restes de tapisseries trouées rappelaient l’époque où l’hôtel avait dû accueillir une clientèle de marchands plutôt fortunés. Les rats le poussèrent jusqu’à une ancienne chambre, plongée dans la pénombre. Mortimer discerna trois silhouettes : Svalta, assise sur le rebord du lit, un air curieux sur le visage, Perle, enfouie dans une couverture, ses yeux apeurés dépassant à peine, et Renzo, debout contre la fenêtre, un sourire réjoui en travers de son museau piqué de pierres précieuses.

— Morty ! Dis donc, quelle chance, on allait partir !

Le maître de la pègre de la ville basse caressait le serpent qui s’enroulait autour de son bras. Vêtu des étoffes les plus criardes, de chausses bouffantes rayées et de bottes rouges vernies, il se donnait l’allure d’un prince aux goûts excentriques. Son sourire s’effaça soudain.

— Alors, mon vieux Morty. Comme ça, on cherche à me doubler ? Quelle déception…

Un coup derrière les genoux fit choir Mortimer sur le parquet.

— Svalta m’a raconté, reprit Renzo. Tu voulais truander Syl sans m’en avertir ?

Le visage de Svalta n’exprimait aucun sentiment, comme si Mortimer n’avait été qu’un inconnu importun.

— Mon pauvre Mortimer. Tu as la folie des grandeurs ? C’est ça le problème avec les lycaons : toujours en train de courir après leurs rêves grandioses, incapables de montrer la moindre reconnaissance envers ceux qui leur ont tendu une patte amicale.

— Arrête ton baratin, Renzo, répliqua-t-il. Tu sais ce que les hyènes nous ont fait. C’est pas par charité que tu fais appel à des lycaons. C’est parce que tu sais où va notre allégeance.

— En l’occurrence, j’ai un doute.

— Un doute sur quoi ? T’espérais peut-être que j’allais te demander de m’aider à m’attaquer à Syl Barry ? Mais, Renzo, t’as toujours été qu’une petite frappe…

Un coup l’envoya rouler au sol. Sa blessure au flanc se rappela à son souvenir.

— T’as jamais su tenir ta langue, Morty. En même temps, j’apprécie ta franchise. T’es bien le seul, ici, à oser la provoc’ avec moi. Maintenant, qu’est-ce que je vais pouvoir faire de toi ? La confiance, c’est un papillon fragile, tu sais. Sans ses ailes, ça vole plus très bien.

— Quel poète…

Une botte lui cloua le museau, ravivant les souvenirs douloureux du matin. Renzo approcha de Mortimer et fit signe à ses sbires de s’écarter.

— Tu vas servir de cadeau lors de l’échange que nous allons réaliser avec les hyènes. Syl sera ravie de récupérer le cuistre qui s’est moqué d’elle. Ça la mettra dans de bonnes dispositions pour aborder les négociations. Tu vois, Morty, tu n’es pas si inutile que tu pourrais le croire !

Un cri les fit sursauter. Perle s’était dressée.

— Mon pendentif ! Qu’est-ce que tu en as fait ?

C’était la première fois qu’il entendait sa voix. Svalta s’empressa de la calmer, mais la jeune hyène continuait de montrer Mortimer du doigt en haletant.

— Il est resté dans ta tombe, princesse, grogna-t-il. Ne me remercie pas de t’en avoir sortie, surtout. Jeune ingrate.

Un des rats attrapa Mortimer par le col et, après l’avoir traîné dans le couloir, le jeta dans une pièce sordide, dont il bloqua la porte.

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