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Je crois que les événements les plus dramatiques sont des révélateurs de l’âme. C’est dans les situations extrêmes qu’affleure notre véritable personnalité, en bien ou en mauvais, selon nos penchants naturels ou éducatifs. Des valeurs qui pourraient sembler désuètes, telles que loyauté, fidélité, honneur, courage, abnégation, tous ces trucs vieux-jeu qu’on réserve aux héros d’histoires pour pucelles bourgeoises, étaient en réalité le ciment des espèces nobles, tournées vers l’avenir. Ce que les hyènes avaient oublié, mais que les lycaons, dans leur chute, avaient réussi à préserver. Sauf moi… j’avais chuté si bas. Enfin, je le pensais.


Quand Mortimer revint à lui, Gorno hurlait en frappant à tort et à travers, le visage en sang et plusieurs cadavres à ses pieds. Tout autour, des fous furieux se jetaient les uns sur les autres, échangeant coups et invectives, se mordant, se poignardant ou chutant au milieu de cris horribles. Allongé face contre terre, Mortimer aperçut sa rapière à quelques pas de là, écartée par les piétinements des lutteurs. Profitant d’une trouée dans la mêlée, il rampa et parvint à se relever. Perclus de douleurs, le souffle court, il ramassa son arme et boitilla jusqu’à la rue. Au loin, un groupe de miliciens arrivait en écartant les passants. Il longea un mur, traversa rapidement la ruelle et s’effondra dans l’ombre d’un porche voisin. Tout en prêtant l’oreille aux hurlements, auxquels s’ajoutaient désormais les aboiements de la milice, il défit sa cape et inspecta son flanc. Une large auréole sombre empoissait sa tunique. Il se composa un bandage de fortune et prit le temps de souffler. Il était de retour à la case départ, en pire. Seule solution : retrouver Perle et faire monter les enchères. Pour ça, il devait d’abord mettre la main sur Svalta. La fouine seule pouvait le mener à sa partenaire. Il patienta donc, laissant retomber la fureur tandis que les miliciens évacuaient la cour. Quand le calme fut revenu autour de la planque, il se décala pour avoir un meilleur angle de vue sur l’entrée, et attendit.

Avant midi, une charrette bâchée quitta les lieux, conduite par Raval lui-même. Mortimer reconnut sa mule et sa carriole. Il s’engagea à sa suite en claudiquant. La fouine descendait vers le canal, une bande d’eau noire qui marquait la frontière entre la ville haute et la ville basse. S’il voulait passer sans se faire alpaguer par la milice, dont les hommes gardaient les ponts, Mortimer devait trouver une solution rapidement. Il accéléra et, arrivé à la hauteur de la charrette, se glissa sous la bâche. Là, horreur, il se retrouva au milieu d’une demi-douzaine de cadavres aux relents écœurants, subtil mélange de sang, de pieds sales, de tissu moisi et d’excréments. Sans doute le bilan de la bagarre du matin. La charrette s’arrêta. Mortimer entendit une voix et des bruits de pas.

— C’est quoi dans ta charrette, la fouine ?

— Des gueux pour la fosse, répondit la voix traînante et nasillarde de Raval.

Quelqu’un souleva la bâche. Mortimer retint sa respiration, la tête enfouie dans les guenilles puantes d’un des morts.

— Ah, ouais. Mais d’où qu’y viennent, tes cadavres ?

— Des mâcheurs. Ils se sont entretués pour un bout de mâchenoire. Si tu veux, je les laisse là ? Ou tu préfères que je les balance dans le canal ?

Des pièces tintèrent. Le milicien n’insista pas et la carriole se remit en route. Après quelques minutes, Mortimer s’apprêtait à quitter sa cachette quand un choc au niveau du banc de conduite le retint. Quelqu’un était monté à côté de Raval et lui parlait, mais à travers le bruit de la carriole, Mortimer ne comprenait pas ce qui se disait. Tout juste lui sembla-t-il reconnaître une voix à fort accent : celle de Gorno.

La charrette obliqua et sembla s’écarter des rues les plus passantes. Les bruits de sabots, de chariots, les voix des passants ou des vendeurs s’éloignèrent. Mortimer s’inquiéta. Il se tourna au milieu de ses cadavres et parvint à dégainer sa rapière. Enfin, il perçut distinctement la voix de la fouine :

— Mais, Gorno, qu’est-ce que tu fais ? Je t’ai laissé l’or !

— Ce que je veux, c’est l’adresse de la petite.

La carriole s’arrêta.

— Descends, reprit la voix du spadassin. Soit tu craches le morceau, soit tu fais le grand saut.

— Gorno, mon ami, c’est pas raisonnable.

— Recule. Encore.

— Gorno, je sais pas nager !

— Il te reste quelques secondes pour apprendre. Autre possibilité : tu me dis où tu as planqué la gamine.

Mortimer se glissa discrètement hors de la charrette. Gorno, un bandage sanglant autour du crâne, tenait Raval en laisse au bout d’une corde, un pistolet braqué dans sa direction. La fouine paraissait accablée, les bras saucissonnés au corps, les pieds sur la margelle glissante du canal. Autour d’eux, Mortimer reconnut l’écluse et les entrepôts des tonneliers. Le coin semblait désert. Une légère bruine collante étirait ses voiles diaphanes autour des bâtiments de bois branlants.

— D’accord, Gorno, lâcha la fouine. Elles sont chez Mia Zadora, près de la porte du marché aux ours.

— Tu vois… c’était pas si compliqué.

La hyène rengaina son arme et, avec un sourire, lui décocha un coup de pied dans le ventre. Raval bascula dans le canal, emportant ses hurlements jusqu’au choc avec l’eau glacée. Satisfait, Gorno s’éloigna en trottinant. Mortimer s’élança, rapière en main. Le spadassin tourna la tête et l’aperçut. Ses yeux s’élargirent en apercevant la lame du lycaon. Mortimer apprécia cette lueur d’effroi à sa juste valeur, conscient de tenir sa vengeance et son salut au bout de sa lame. Gorno accéléra, évitant de justesse une tentative de Mortimer de le percer comme une barrique. Dans leur dos, Raval refit surface, haletant au milieu de clapotis furieux. Un scrupule suspendit la charge de Mortimer. Pouvait-il laisser la fouine sombrer dans cette eau noire ? Ce bon vieux Raval avait toujours été réglo avec lui. Mais, s’il se lançait dans une opération de sauvetage, Gorno filerait avec le magot. Un magot synonyme de nouveau départ, loin de cette ville et de sa décrépitude. Un magot qui l’emmènerait peut-être jusqu’à la mythique Eolichtys, la cité des oiseaux, perchée dans les nuées éternelles.

Au milieu des éclaboussures, Raval poussa un râle étranglé, puis sa voix disparut dans un borborygme.

Mortimer serra son arme. S’il laissait Gorno filer, la hyène mettrait la main sur Svalta et la petite. Svalta

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