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Tout malfrat, confronté à la férocité de son univers, doit se ménager des issues de secours, bouées à usage unique, qu’on sait pouvoir agripper en cas de naufrage. Je n’étais pas le seul à le savoir et, les bonnes bouées étant rares, il arrivait que plusieurs noyés s’accrochent à la même. Au moment où je tentais de sauver ma fourrure, une autre pièce du puzzle que j’avais secoué, sans que je le sache, cherchait elle aussi refuge, précisément à l’endroit où je comptais lécher mes plaies.


La carriole roulait dans un vacarme du tonnerre sur les pavés glissants de la ville haute. Luttant contre une tétanie musculaire douloureuse, Mortimer tentait d’articuler des sons. Sourde à ses borborygmes, Svalta fonçait au hasard des ruelles, évitant les grandes allées éclairées des quartiers riches, droit vers la ville basse. Les immeubles à colombages noirs, penchés les uns vers les autres, ressemblaient à autant de créatures biscornues, épiant leur fuite de leurs yeux salis de lueurs tremblotantes.

— Tu as perdu la tête, Mortimer ! Qu’est-ce qui t’a pris ? On va avoir le gang des hyènes sur le râble ! Et Renzo ! Et la milice ! Świństwo !

Les jurons dans sa langue natale, Mortimer le comprit plus tard, annonçaient chez elle un énervement proche de l’hystérie. Dans ses moments de stress, elle retrouvait l’accent de son pays, si charmant, qu’elle dissimulait d’ordinaire derrière une élocution digne d’une préceptrice.

— Le capitaine nous aurait laissé passer !

Mortimer, poussé par une force intérieure, parvint à lever le bras pour lui indiquer une voie sur la droite. Elle tourna machinalement, poursuivant ses invectives furieuses au milieu des grincements de la carriole. Après plusieurs tours et détours, ils s’engagèrent sous un porche aux pierres moussues.

— Où est-ce que tu nous emmènes ? fulmina la lapine, stoppant la charrette au milieu d’une cour d’apparence désaffectée.

Mortimer dodelina de la tête et articula une phrase molle, la bouche ankylosée :

— Planque… niuka nemain.

C’était le repaire de Raval. Le seul type en ville capable d’escamoter des fuyards au nez et à la barbe des hyènes. Un refuge de la dernière chance, vu les scélérats qu’on risquait d’y croiser. Mortimer sentit une appréhension en y amenant Svalta.

Sorti de nulle part, une torche à la main, un grand échalas dégingandé à tête de fouine vint à leur rencontre. Après avoir identifié Mortimer en lui collant la flamme sous le museau, il aida Svalta à le traîner jusqu’à la paille de l’écurie.

— Ça fera l’affaire pour cette nuit, affirma-t-il d’une voix nasillarde.

Svalta acquiesça sans grande conviction. Elle préférait dormir dans l’écurie que dans la bâtisse, cloaque moisi sur trois étages branlants, aux vitres brisées, d’où s’échappaient rires gras, râles en tous genres et remugles à soulever le cœur.

— Mon nom, c’est Raval. Mais tout le monde m’appelle la fouine. Morty doit être sacrément dans la mouise pour se réfugier ici. Vous avez une arme ?

La question de la fouine et ses implications n’aidèrent pas Svalta à fermer l’œil cette nuit-là. Les souvenirs de la soirée tournaient en boucle dans sa tête. Quand le Tétanis cessa de faire effet, Mortimer se redressa, penaud et nauséeux, couvert de brins de paille. L’écurie empestait le crottin et la pisse croupie. Il n’y avait que trois stalles, l’une occupée par leur mule, l’autre par leur carriole, la dernière par un vieux cheval. Au-dessus de leurs têtes, une plateforme aux lattes disjointes surplombait la moitié de l’écurie, servant de stockage pour le foin. Mortimer se massa la nuque en observant de biais sa compagne d’infortune, assise dos à un mur crépi de chaux crasseuse. Des souvenirs épars de la soirée lui remontèrent en mémoire. Certains si effrayants qu’il eut du mal à s’y fier. Quelque chose avait dérapé en lui…

— Désolé, Svalta. Je crois que j’ai merdé.

— Merdé ? railla-t-elle en se tournant vers lui, ses petits yeux lançant des éclairs.

La colère la parait d’une aura exaltée, ébouriffant son poil. Mortimer ne reconnaissait plus la petite lapine capricieuse du cimetière. Il tenta de mettre de l’ordre dans ses idées. Quelque chose l’empêchait de réfléchir correctement, sans doute un effet de la Tétanis. Svalta fouilla dans son corset et sortit son poudrier. Avec des gestes affolés, elle tâta les poches de son manteau.

— Tu as perdu quelque chose ?

Elle leva le museau vers lui, les yeux écarquillés.

— Mon sachet de poussière de lune. Mortimer ! Il a dû tomber en chemin !

Elle se leva brusquement, mais le lycaon la retint par la manche.

— Fais pas l’idiote ! Je t’en trouverai d’autre.

— Mais quand ?

Mortimer découvrait l’étonnante addiction de Svalta.

— Tu peux tenir jusqu’à demain soir ?

Ses prunelles luisaient d’un feu intérieur. Vraiment accro, pensa-t-il en notant le tremblement de ses mains.

— Avant la nuit ! implora-t-elle.

Il s’apprêtait à la rassurer quand un coup dans une des caisses de la carriole les ramena à une autre réalité… Perle Barry. La lapine grimpa à l’arrière de la charrette et s’empara d’une pelle.

— Qu’est-ce que tu fous ? s’inquiéta Mortimer. Laisse-la dedans !

— Tu n’as vraiment qu’un demi morceau de cerveau. Elle va étouffer !

— Pas plus que dans son sarcophage de pierre ! Écoute, Svalta, dès l’aube j’irai tout arranger avec les hyènes !

La lapine plissa les yeux.

— Toi, arranger quelque chose avec les hyènes ? Je suis vraiment rassurée ! En attendant, hors de question de laisser la petite dans cette caisse.

Elle fit sauter le couvercle, ignorant les grognements de son acolyte.

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