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Svalta était une perle, et Perle une Svalta en devenir. Bien sûr, je ne m’en rendais pas encore vraiment compte, même si, pour la lapine, je commençais déjà à entrevoir, au-delà du charme, une femme au caractère bien trempé. Comment résister à une telle compagne ? Pour elle, sans le comprendre, je m’apprêtais à dépasser mes limites. Il n’y a rien de pire que le béguin pour vous faire sortir de votre pré carré, et — souvent — commettre les plus belles bourdes. Pourtant, à l’origine de mes gesticulations, je songeais juste à sauver ma peau et à rafler un maximum d’oseille. La situation allait révéler d’autres aspects de ma personnalité, insoupçonnés. Comme quoi, c’est souvent dans le pire qu’on révèle le meilleur.

Couverte du manteau de la lapine, la jeune hyène paraissait terrifiée. Ils la firent boire, mais elle était très affaiblie et refusa le bout de pain que Mortimer avait dégoté dans sa musette. Murée dans le silence, elle semblait dériver dans un autre monde, ses yeux trahissant parfois un vague intérêt pour ce qui l’entourait. Au matin, Mortimer alla payer la fouine pour son “hospitalité” et rapporta une cruche de lait frais, quelques œufs et une miche de pain. La petite se mit alors à manger sans poser de questions, puis vomit l’ensemble sur les genoux de Mortimer. Il lui faudrait du temps pour se remettre de son traumatisme. Svalta avait espéré se lier d’amitié avec la petite afin qu’elle prenne leur défense contre Syl Barry, le jour où il faudrait s’expliquer sur leur bavure. Vu l’état de la gamine, son plan semblait compromis.

— Je file chez Barry, annonça Mortimer, après avoir frotté ses chausses avec de la paille.

Svalta hésita.

— Tu n’es pas taillé pour ce genre de mission, Mortimer.

La remarque le piqua au vif.

— Tu t’estimes plus à même de gérer ça, princesse ?

Elle le toisa.

— Si je n’avais pas peur de t’abandonner avec la petite, la question ne se poserait même pas.

Mortimer plissa les yeux. Il sentait la colère monter.

— Ça débarque à peine dans le gang et ça commence déjà à prendre des grands airs ? Renzo a été clair au moins sur un point : toi, tu la fermes, et tu m’écoutes.

Svalta laissa fleurir un sourire féroce.

— Très bien, grand chef. Juste une question : une fois devant Syl Barry, à supposer que tu y arrives, comment comptes-tu justifier ta pêche miraculeuse, sans passer pour un sale trafiquant de cadavres ?

Mortimer secoua la tête. Il connaissait bien les hyènes. Il avait déjà réfléchi et, même si son plan comportait des zones d’ombres, il espérait s’en tirer sans trop de bobos.

— Contrairement à toi, je ne mise pas tout sur mon physique, chérie. Tu vas devoir me faire un peu confiance.

Il lui adressa un clin d’œil qui se voulait rassurant, puis s’éloigna en coiffant le tricorne récupéré sous le banc de la carriole. Il allait devoir jouer serré.

Svalta le rattrapa avant le porche.

— Pense à ma poussière de lune !

— Autre chose ?

— Oui.

Elle le gifla à toute volée, projetant son couvre-chef dans une flaque d’eau croupie.

— C’est juste un acompte. Contrairement à toi, je ne mise pas tout sur mes testicules, chéri.

Mortimer se massa la joue en la regardant s’éloigner.

— Soit je la démolis, soit je tombe amoureux, murmura-t-il.

— Te rate pas, cette fois, Mortimer ! hurla-t-elle en disparaissant dans l’ombre de l’écurie.

*

Mortimer glissa sur le parquet, ses babines ensanglantées se figeant à deux doigts de la botte à boucle dorée de Syl Barry.

— Tu disais, doux Mortimer ? Excuse-moi, on a été interrompu. Ma fille serait encore vivante ?

Le talon de la cheffe des hyènes lui écrasa la truffe contre le sol. Il sentit une dent craquer.

— J’ai mal compris ton explication. Tu te promenais dans le cimetière de la ville haute au crépuscule, comme ça, juste pour le plaisir de la balade, quand tu as entendu du bruit en provenance de notre caveau de famille, c’est ça ?

Elle força sur son talon, arrachant un râle de douleur à son visiteur.

— Hmmm, mais quelle chance, alors ! reprit-elle. Bien sûr, cette découverte n’a rien à voir avec les trafiquants de cadavres qui ont pillé une tombe près de la fosse, blessé gravement le capitaine de ma milice et abattu lâchement un de mes gardes, hier soir ?

Elle retira son pied et claqua des doigts. Deux brutes épaisses relevèrent le lycaon. Derrière Syl Barry, Mortimer reconnut Tello Sumstrat, son âme damnée, chef du clan Sumstrat et éternel second de la bande. Vêtu d’une sorte de soutane de soie bleu nuit, dissimulant ses mains dans des manches bouffantes, il semblait très attentif aux échanges. Sous ses airs de vieux sage débonnaire, Sumstrat tenait la guilde des alchimistes sous sa coupe. Certaines rumeurs lui accordaient de sombres activités de sorcellerie.

— Perle a-t-elle… communiqué… depuis que tu l’as tirée de son caveau ? s’enquit-il.

Mortimer nia de la tête.

— Écoute, Morty, reprit Syl, les gars de ton espèce, je les fais écorcher vifs. J’adore le dessin des muscles qui s’agitent quand on décolle la peau, pas toi ? Le corps est une œuvre d’art !

À voir la hyène, couverte de boucles d’oreilles et de scarifications tribales, difficile d’en douter. Malgré la perruque et les frusques d’aristo, la reine des malfrats de la ville haute respirait la créativité en ce qui concernait les déplaisirs de la chair.

— C’est moi qui ai chatouillé ta milice, Syl, haleta Mortimer. Ça sert à quoi tous ces beaux uniformes, si on peut pas leur pisser un peu dessus.

Un coup dans l’estomac le plia en deux. Il vomit un filet de bave sanglante.

— Continue ! Tu commences à m’intéresser. Donc, tu es venu profaner, avec ta copine conille, et tu as trouvé que mon caveau fournirait de beaux restes à tes copains vautours, c’est ça ?

— C’est pas moi qui passe commande, souffla Mortimer dans un effort d’élocution. Moi, je fournis. Mais tu devrais t’en réjouir. Si j’étais pas passé par là, ta Perle aurait agonisé en silence entre quatre murs de pierre, abandonnée à son sort. Une fin dont n’importe quelle mère responsable rêverait pour ses enfants, pas vrai ?

— Tu t’y connais, côté sentiment maternel, toi ! ironisa Syl.

La hyène s’installa sur une banquette de velours. Le salon, lambrissé et couvert de tapis précieux, se peignait des rais obliques d’un soleil triste.

— D’accord, reprit la hyène, on va pas tergiverser des heures. Où est ma fille ?

Mortimer exhala un soupir. Quelque chose lui disait que Syl faisait la fière à bras, mais n’en menait pas large. Il décida de jouer un peu :

— J’ai vu beaucoup de tombes fraîches, dans le quartier du cimetière réservé à ton clan, Syl. C’est pas la fête, en ce moment, on dirait ?

La hyène se leva, tout sourire effacé de son museau rabougri. Elle avait beau se déguiser en louve, jamais elle n’atteindrait la prestance de l’antique aristocratie.

— Joue pas au malin, petit putois. Trois de mes gars vont t’accompagner. Si tu as menti et qu’ils reviennent sans Perle, je livrerai personnellement ton cadavre aux vautours, ce soir.

— Mille écus, tu oublies mon prix.

Elle éclata d’un rire qui faisait honneur à son surnom de hyène rieuse.

— Remercie-moi de te laisser la vie.

— À combien tu estimes celle de la perle qui manque à ton collier ? Si tu m’écorches, ta fille finira au fond de l’eau, et cette fois personne ne la tirera de son sommeil éternel.

Syl grogna.

— Ramène-la ici, et on verra.

— Pas question. Tu avances les sonnantes, ou Perle retourne dans sa coquille.

Mortimer n’était pas mécontent de sa négociation. Pour une canine cassée, il avait obtenu six cents écus, deux coursiers et l’assurance que Syl effacerait l’ardoise pour l’attaque du cimetière. Avec ça, il aurait de quoi repartir sur des bases saines, peut-être même pourrait-il quitter la ville pour une retraite champêtre. Sauf s’il offrait la moitié à Svalta… Non, juste un des deux chevaux, peut-être. Elle méritait bien une petite part du butin. Un grognement dans son dos le ramena à la réalité. Mortimer se méfiait des trois lascars chargés de l’escorter. Tout n’était pas joué.

Arrivé au repaire de la fouine, il leur demanda de rester au-delà du porche, ce qu’ils firent mine de ne pas entendre, s’engouffrant dans la cour sur ses talons.

— Alors, elle est où la môme de la patronne ? gronda le plus costaud, un malabar aussi haut que large.

En notant l’absence de la carriole dans l’écurie, Mortimer eut un affreux pressentiment. Un frisson glacé lui parcourut l’échine.

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