Souvenirs

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Je n'étais pas sauvable.

En une fraction de seconde, ma mémoire me frappe au visage. L'hématome s'élargit, il file sous ma peau et me blesse à l'intérieur. Je revois distinctement ce collègue, ce copain même, que j'ai si souvent invité à la maison. Eric ne me ressemblait pas, il était très grand et avait une musculature tout droit sortie d'un magazine masculin. Elle était fine, bien travaillée. Rien à voir avec la gonflette des ces petits jeunes en salle de sport. Non, Eric était véritablement ce que l'on peut appeler un bel homme.

Je l'ai découvert au lycée, en fin de terminale. Il faisait partie de ce groupe de copains que nous formions avec Sandra et d'autres gars plutôt sympas. On travaillait peu et on faisait la fête excessivement. On se voyait souvent et on tuait le temps par petits paquets de trois, dans le parc en face du lycée. On trainait, préférant faire l'école buissonnière et rester inactifs plutôt qu'être enfermés entre quatre murs à écouter des idioties.
Je l'aimais vraiment bien ce Eric.
Quand Sandra et moi on s'est installés ensemble, il nous a aidés à déménager et a porté des dizaines de cartons jusqu'au cinquième étage. Il nous a offert un tableau moche mais hors de prix pour notre pendaison de crémaillère et apportait toujours une bouteille de vin lors des apéritifs dinatoires. En somme, il était l'ami parfait. C'était ce genre d'ami qui se rend vite indispensable et mine de rien, il s'est rapidement imposé dans notre vie comme s'il avait toujours fait partie des meubles. Meubles qu'il aurait lui-même terminé par porter dans des escaliers escarpés.
Je l'aimais vraiment bien.

J'aurais quand même préféré qu'il ne se retrouve pas sur ma femme.

Les images me cognent un peu plus fort. Je revois la forme du corps de Sandra onduler sous le drap et le mien complètement figé sur le pas de la chambre à coucher. Elle porte bien son nom cette pièce... Pour coucher, elle a couché!
Je m'énerve malgré moi, ce moment devrait être le mien et je repense à eux. Je m'en veux, je culpabilise. J'ai pourtant eu l'impression de tout offrir à cette femme. Je travaillais dur pour pouvoir la gâter et combler ses désirs. J'ai été cet homme un peu trop naïf de croire que son espèce pouvait cohabiter et être heureuse avec la mienne. De toute évidence, nous n'étions pas du même monde.

Je me remémore nettement l'éclat d'admiration que j'avais saisi dans ses yeux à la caféteria, s'étioler au fur et à mesure des années. Il a fini par mourir mais je n'ai pas su ou voulu le reconnaître. Il a fondu comme neige au soleil et j'étais trop occupé à la séduire chaque jour pour m'y arrêter. Mes concerts se sont enchainés, les répétitions me prenaient la majorité de mon temps et je n'étais guère à la maison. Je crois qu'elle ne s'attendait pas à cette vie-ci. Charmée par mon côté musicien maudit, elle n'a pas choisi la routine solitaire que je lui ai offerte. Après le traumatique épisode avec Eric, Sandra a fait ses valises en silence. Je l'ai accompagnée jusque sur le perron de notre petite maison et elle m'a adressé un regard plein de remords. La veille, elle s'était confondue en excuses et en explications gênantes qui n'avaient finalement fait qu'agraver ma détresse. Je préférais encore la laisser partir que de contempler quotidiennement le fossé immense qu'elle avait creusé entre nous. C'est bien à coups de pelle qu'elle m'a achevé, moi le musicien dont aujourd'hui plus personne ne veut.
Je suis peut-être l'ombre de moi-même mais j'ai le mérite d'exister encore. Je ne pourrai bientôt plus en dire autant.

J'ai sombré sans le réaliser, tel un navire torpillé au flanc. Après son départ, j'ai flotté encore quelque temps mais la déchirure est maintenant trop grande pour que je reste à flot. Mon anxiété est là toute proche, ça ne m'étonnerait pas qu'elle me pousse. Ces derniers temps elle se fait pernicieuse et guette la moindre faille afin de s'y installer confortablement. Elle a refait son nid comme au bon vieux temps et les démons qui marchaient docilement dans ses pas se sont empressés de ramasser les miettes. Ils sont là et ils me guettent du coin de l'oeil ce soir, le halo du réverbère les a trahis. Leurs ombres filandreuses s'étendent et m'encerclent alors que je suis penché vers le vide insondable. Je suis prêt, je le sens au fond de mon ventre. Je ne tremble plus malgré le froid, je crois que mon corps tout entier est en train de se dématérialiser. Je lâche doucement le pied du lampadaire, doigt après doigt et je me sens partir d'une traite.

Je n'étais pas sauvable.

***

Demain sera le dernier chapitre de cette nouvelle !

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