Trois secondes

2 minutes de lecture

Je suis mieux en bas.

Je n'entends plus la ville me cracher à la figure. Des limbes cotonneux m'enveloppent dans une douceur infinie mais qui, je le sais, ne durera pas. J'appréhende et m'impatiente, je veux en découdre. Personne n'a dû remarquer mon saut ; ma chute pour être exact. Ils pourront croire à un coup du sort. Les journaux titreront un accident fâcheux et dans quelques jours, les associations qui militent pour la pose de filets de sécurité taperont du poing sur la table.
Elles n'ont pas été assez rapides.
Suis-je le deux-mille-troisième à sauter de ce pont mythique? Les statistiques sont-elles mises à jour de manière précise et régulière? Il paraît que certains corps ne sont jamais retrouvés et que d'autres survivent à l'impact. Je prie si fort pour ne pas faire partie de ces quelques idiots qui réussisent à rater leur propre mort.

Je sens mon coeur se soulever à l'intérieur de ma cage thoracique. Comme électrifié par un défibrilateur imaginaire et léger comme l'air, il est secoué violemment. L'adrénaline coule dans mes veines à toute vitesse, plus rapidement encore que mon propre sang. Il devient d'ailleurs fluide comme de l'eau, pour s'habituer à la destination je suppose.

Je n'ai pas peur.

Le silence s'estompe en un sifflement strident et les violoncelles commencent leur balade lancinante qui frappe par à-coups le long de ma colonne vertébrale. Une pluie fine plaque sournoisement mes mèches châtaines sur mon front, je prends de la vitesse.
J'ai choisi la meilleure option, la tête la première. D'un seul coup, mes souvenirs de piscine en CM1 me reviennent. Les autres qui se moquent de mon corps filiforme, le plongeoir bien trop haut, ce plat que j'ai fait le jour de l'évaluation...
Ce n'est donc pas un hasard si aujourd'hui je ne meurs pas d'un héroïque saut de l'ange!

Peu à peu, l'angoisse qui me serrait la gorge près du lampadaire se liquéfie dans ma bouche, je la sens qui file entre mes dents serrées. Je me rends compte que c'est bientôt la fin du morceau, le rythme de la musique se calme. Une reprise de violon me fait sursauter, je croyais que c'était terminé.
Je ne ressens que la mélancolie qui réchauffe mon bas-ventre telle une mélancolie maternelle. Elle me prend contre elle, me berce presque au creux de ses bras.

J'ouvre les yeux après une très longue inspiration. Mon anxiété est là qui me regarde, elle plane près de ma main tendue mais quelque chose semble s'être brisé dans son regard. Elle a compris qu'elle est allée trop loin, mais il est trop tard pour faire saut arrière.
Je vérifie, mais les ombres filandreuses ne sont pas avec elle. Peut-être ont-elles eu peur du vide ?

Ça y est, cette fois j'entends l'aiguille du phonographe tressauter, la musique va s'arrêter. Je referme les yeux pour mieux apprécier le choc. Mes sens en éveil, je bloque ma respiration et contracte mes poings par réflexe.
Je ne sens pas beaucoup l'impact. Il est violent et humide, c'est à peu près tout ce que je peux en dire. Je m'enfonce une seconde de plus dans l'eau noueuse de la baie de San Francisco. Mes poumons se remplissent d'eau et un sentiment de plénitude gorge mon âme.

Je suis définitivement mieux en bas.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Camille D. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0