Le froid

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Le froid me transperce de part en part.

Les minutes s'égrainent le long de mes membres gelés. J'ai l'impression que l'on m'observe, pourtant les passants se font de plus en plus rares. Mon regard reste figé au loin, pris dans la glace de cet instant qui n'en finit pas.

Allez, trois secondes. Ce n'est pas grand chose, peut-être même que je ne les verrai pas. Ces trois secondes à être conscient d'une imminente fatalité me paraissent d'un seul coup une éternité. Il faut que je retrouve mon courage sous la brume. Le cran que j'avais ce matin s'est enfui avec la lumière du soleil. La nuit est complètement tombée et je vois d'ici les abysses s'ouvrir sous la structure métallique. Ce sont d'immenses trous noirs dont on ne voit pas le fond, à moins d'y plonger.
Ils me font peur et m'intriguent, m'aspirent et me recrachent tout à la fois.

Ne pas voir ce qui m'attend me rassure. Je me penche un peu plus pour ne rien voir d'autre qu'un puit profond. Je me demande de quoi ma substance sera faite une fois en bas. Serai-je désintégré ? Serai-je balloté par les vents violents qui règnent ici en maîtres ? Ou mieux encore, n'existerai-je plus du tout ?

Mes oreilles bourdonnent. Le tapage de la ville me parvient malgré la distance mais ce n'est pas ça qui me gêne. Mon coeur frappe à gros coups de masse contre mes tympans et m'étourdit d'avance. J'attrape mes deux oreilles avec les doigts mais déjà mes lobes sont insensibles, touchés de plein fouet par les éléments. Je tente rapidement de faire une analyse de ma situation interne mais l'air glacial qui se faufile sous mon écharpe me rappelle à l'ordre. Ce n'est pas le moment de se regarder le nombril.

C'est maintenant ou jamais.

Un état des lieux s'impose pourtant, je ne peux pas partir en laissant tout en désordre. Mes mains tremblent et je regrette de ne pas avoir pris les gants en laine que m'a acheté Sandra. L'usure a beau y avoir creusé un trou, je ne les jetterai pour rien au monde. Ils sont un souvenir, ils sont ma barrière contre le froid quotidien.

Le souffle atteint maintenant mes jambes et s'engouffre par tous les pores de mon jean pourri. Je n'ai pas mis le plus beau, je ne l'ai même pas choisi ce matin. Il m'est tombé sous la main sans que j'y prête attention. Je ne pensais pas que ce serait aujourd'hui le jour, le temps me manque.
J'ai besoin de ne plus me retourner.
Mes chaussettes fines ne me protègent plus, je prends les bourrasques en pleine face mais je ne bronche pas. Mes pieds mouillés sont les seuls qui me relient encore au sol. J'ai envie de décoller, de m'envoler au-delà des collines, de planer sur Hawk Hill pour redescendre en piqué et me perdre sous cette eau laiteuse.

Mes poumons se contractent douloureusement. J'inspire à nouveau, remplissant mon corps des souillures de San Francisco. La ville me nargue au loin, je la vois. Elle ne m'en croit pas capable mais je suis déterminé à lui prouver le contraire. Mes pensées s'embrouillent pour ne former qu'un amas gluant et sans forme. De quelle matière sont-elles faites ce soir ? De rancoeur et de glace pilée. Je commence à délirer je crois.

C'est maintenant ou jamais.

Mes mains luisantes d'une moiteur polaire s'accrochent au muret en béton. Je regarde une dernière fois à gauche, puis à droite. Les piétons ont tous deserté, tant mieux, je ne voulais pas m'encombrer. Je rate le bord, c'est un comble de manquer ce geste que j'ai répété tant de fois. Même ça je ne suis pas foutu de le faire correctement, je ne suis qu'un raté.
Les mots de Sandra me reviennent, ils me traversent comme des boulets de canon tandis que je m'agrippe au réverbère. Heureusement, le halo de lumière jaunâtre ne m'a pas repéré. Mes bottines crantées se heurtent au parapet trop lisse mais je me mets debout tant bien que mal.

Mes cheveux dansent furieusement sur mon front et les pans de ma veste ne tiennent plus en place. On dirait qu'ils trépignent d'impatience à l'idée de se laisser porter par ce vent meilleur venu des abîmes. Je ris presque à cette idée. Mon écharpe en mailles se dérobe sous mes doigts qui tentent péniblement de la maintenir en place contre mon cou. Cette fois la rafale ne me rate pas, me fait chavirer. Je me retiens d'instinct au lampadaire qui vacille lui aussi sous l'ampleur de la vague.

Et le froid me transperce de part en part.

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