Le pont

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On m'avait prévenu que c'était haut.

J'ai marché plus d'un kilomètre avant de finalement m'arrêter. Des dizaines de cyclistes me dépassent. J'ai enfin trouvé mon point d'ancrage. Face à la baie tout entière, mon cerveau est en ébullition.

Je regarde droit devant, à l'Est. C'est ironique je trouve, la manière qu'ils ont eu de construire ce pont. Pourquoi ouvrir l'accès aux piétons du côté où le soleil se lève ? Ça donne cette idée de naissance que je trouve ridicule quand on regarde les statistiques du lieu. Près de deux milles personnes se sont jetées du haut de ce parapet en béton. Ce n'est aujourd'hui qu'un chiffre, bien sûr.

Je marche droit devant moi, je m'arrête. Est-ce que je dois continuer ? J'ai l'impression d'être suivi. Je suis un idiot, des centaines de voitures passent près de moi et les piétons continuent de me bousculer. Je ne m'attendais pas à être seul, enfin je crois. J'avais envie d'être seul ici, de prendre ma décision dans le silence le plus total. Les véhicules qui me crachent à la gueule passent encore, mais tous ces gens qui se pressent m'indisposent. Comme d'habitude je ne veux pas les voir. Combien de temps vont-il encore me hanter ?

Les nuages s'accrochent au pont comme des moules à leur rocher. Y-a-t-il des moules dans les eaux poissonneuses de la baie de San Francisco ?

La brume qui entoure la légende est bien réelle, elle m'entoure, m'enveloppe d'un air cotonneux. J'ai l'impression que mon oxygène sort d'un de ces masques qui vous anesthésient en quelques secondes. Le saviez-vous ? On ne réussit jamais à compter jusqu'à trois. On meurt avant. Enfin je veux dire, on dort avant.

Je plisse les yeux. Je pourrais presque deviner Sausalito de l'autre côté si ma vue n'était pas brouillée. Les collines de Hawk Hill sont ensevelies par cette masse informe d'eau et de poussière qui s'étire comme une barbe à papa sur son bâton. Je me souviens être monté là-bas deux ou trois fois avec Sandra. On aimait s'y promener pour échapper à la brume déposée sur la baie.

Que va penser Sandra ? Que pense déjà Sandra ? Cela fait plus d'un an et demi que je n'ai pas de nouvelle. J'essaie de me convaincre que ce qu'elle devient avec lui m'importe peu. Je me rends compte que nous n'avons jamais traversé ce pont mythique à pieds. En voiture, c'était un trajet au moins hebdomadaire. J'ai toujours considéré que les gens qui le franchissaient en marchant avaient du temps à perdre et n'avaient pas peur pour leur vie. Les voitures passent si près, j'ai peur qu'elles me fauchent. Je ne veux pas finir comme ça, renversé sur le bord d'un pont, aussi mythique soit-il.

Ça y est cette fois c'est sûr, j'ai trouvé mon spot. Je ne suis pas loin d'un réverbère, au cas où je ne verrais pas bien le bord. La nuit est en train de tomber, les phares m'éblouissent. Sur les eaux troubles de la baie, les lumières de la ville se reflètent déjà. Les éclats électriques tombent en miroir dans cette flotte qui a l'air gelée. Je me demande à combien est l'eau à cette période de l'année. Il parait que la baie est infestée de requins, ils doivent sacrément se peler.

Mes yeux se posent sur la rambarde en métal. Elle me sépare du trafic, je suis déçu de constater que la peinture s'efface petit à petit. De loin, l'édifice semble réellement flamber avec sa couleur rouge vif. Mais de près, il s'effrite et le temps laisse ses marques indélébiles tous les jours.

J'ai soudain l'impression de lui ressembler. Je ne suis pourtant pas un monument célèbre, mais comme lui j'ai des piliers solides. J'en perds un, je m'effondre, je sombre dans les eaux glacés de mes pensées. J'ai peur de ce vent qui coagule mon sang à l'intérieur même de mes veines, il brûle les parcelles de peau que je n'ai pas couvertes. Il est glacial mais ce n'est pas une bise d'hiver, c'est bien pire que cela. C'est comme une bourrasque qui peut m'emporter à tout moment, des centaines de couteaux aiguisés qui transpercent les couches de vêtements les unes après les autres. Et si je m'en sors ?

J'ai peur d'un coup, je regarde à droite et à gauche. Je vois cet homme qui rentre sûrement du travail, et cette femme qui rit avec ses deux enfants à l'arrière. Le trottoir s'est vidé peu à peu sans même que je ne le remarque. Les vélos ont cessé leur course, les piétons ont disparu dans la nuit qui s'écrase sur le bitume. Je crois qu'ils ont tous fui avec le peu d'oxygène qu'il restait dans mes poumons. Ma respiration est de plus en plus saccadée.

Mes yeux s'égarent, je tente de regarder par dessus le muret en béton. Il fait environ un mètre de haut, à partir de quand appelle-t-on ça un mur ?

Mon regard plonge dans le vide puis fait un looping apeuré.

On m'avait prévenu que c'était haut.

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