Rencontres

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FX arrive comme toujours très en avance au rendez-vous – il aime étudier les lieux et voir les gens venir à lui. Cela lui a bien servi depuis Polytechnique, dans sa carrière comme dans sa vie privée. Il a gravi les échelons un à un, avec succès, grâce à ses prises de décisions rapides, audacieuses mais éclairées. Jusqu’à ce qu’un barreau de l’échelle ait été plus glissant que les autres, ou qu’un concurrent ait eu les dents plus longues que lui.

Il s’approche de la fenêtre, fine comme du papier à cigarette, et regarde dehors. De jeunes enfants courent dans un parc en bas de l’immeuble, des femmes devant une balançoire poussent des bébés doucement tout en discutant – des mères ou des nounous, difficile à dire.

Sa vue se trouble, un nuage voile le ciel. Ses yeux ajustent le foyer, il observe maintenant son reflet dans la vitre. Il a l’impression de sonder l’intérieur de son âme. L’ex-futur grand patron chancelle.

– Vous allez bien ?

Une femme vient de rentrer.

Elle répète les mêmes mots et ajoute :

– Vous devriez vous asseoir. Je me présente : Marie, je suis la psychologue attachée à votre dossier.

François-Xavier s’exécute, en prenant la chaise la plus proche. Il a chaud. La pièce sent l’humidité. Il baisse les yeux un moment.

– Comment allez-vous ? Avez-vous réussi à manger et à dormir à peu près correctement depuis l’annonce ?

Il ne sait pas quoi répondre. Comment trier les mensonges, les regrets, l’espoir ? FX regarde vaguement la fenêtre, hésitant entre le cadre, l’extérieur, ou le reflet.

– J’ai attendu ce moment depuis 8 ans.

Silence.

– Pourquoi 8 ans ?

– Je ne sais pas. Peut-être depuis que mes voisins du dessous ont adopté un enfant. Je l’ai vu grandir, je l’adore.

Après une pause, d’un souffle, comme un aveu :

« J’ai envié cette famille, cette relation père-fils qui s’est bâtie lentement, jour après jour.

– Et avant, vous ne l’attendiez pas ?

– Avant ? Avant, j’étais préoccupé par ma carrière ! Avant, ma femme m’a quitté.

Sa voix tremble.

– Et maintenant ?

Longue respiration.

– Quand ma carrière est devenue un cul-de-sac, je n’ai fait que penser à ce moment !

La psychologue laisse le silence s’étirer, faire son travail.

– Ou peut-être que votre carrière est devenue un cul-de-sac, comme vous dîtes, quand vous avez commencé à penser à ce moment.

Nouvelle pause.

La psy dévisage François-Xavier.

– C’est curieux. Je ne devrais pas vous dire ça, mais vous n’avez pas le profil.

– Que voulez-vous dire ?

– Les autres parents…

La porte s’ouvre, interrompant la conversation.

– Bonjour François-Xavier !

– Bonjour Élisabeth. Toujours à l’heure !

La psychologue observe la scène en spectateur concentré.

– Tu es venue seule ?

– Thierry nous attend dans une salle, en bas.

– Nous ?

– Clovis et moi, s’il veut rentrer chez nous.

Elle s’assoit, ajuste ses bracelets et son collier avant d’ajouter :

“Tout ça est si compliqué. Il y a 17 ans, je me demandais pourquoi moi, pourquoi m’enlève-t-on mon fils ?, j’ai mis des années à accepter cette disparition puis à devenir la mère d’un enfant mort, et aujourd’hui je me demande comment greffer ce fils que je ne connais pas à une famille existante. Les enfants de Thierry sont prévenus. Ils appréhendent, comme nous tous, mais ils sont prêts si Clovis veut vivre avec nous. S’il souhaite aller chez toi…

FX l’interrompt :

– J’aimerais qu’il vienne chez moi, oui !

Il prend une respiration avant d’ajouter, plus calmement :

“Je pense que c’est plus simple pour la première fois avec ses… avec un de ses parents.

Le lieutenant entre à son tour, parle tout bas à la psychologue qui sourit au couple avant de sortir.

– Votre fils va monter dans quelques minutes. Vous savez que cette affaire est exceptionnelle. Plus de 4 000 enfants ont été kidnappés en 18 ans, et alors que les disparitions continuent, certains des jeunes réapparaissent sans que l’on puisse découvrir d’où ils viennent.

– Comment s’est-il échappé ?

– Personne ne s’est échappé, madame. Tous les jeunes retrouvés sont rentrés d’eux-mêmes, à leur majorité. Ils sont en bonne santé, n’ont jamais été maltraités, ont vécu une enfance heureuse, dans un village, avec d’autres enfants, probablement enlevés eux aussi, au milieu d’adultes des plus normaux. Peut-être même plus normaux que la moyenne.

– C’est une secte ou quoi ? Comment une chose pareille peut-elle arriver ?

– Ça, je peux vous affirmer qu’on travaille tous très fort pour le découvrir.

Le policier se rapproche des parents.

« J’ai deux choses à vous dire avant que votre fils entre. La première : on sait que cette période peut être difficile pour vous tous. Marie, la psychologue, est là pour vous aider, vous ou votre enfant, en tout temps. On s’adaptera.

« La seconde : votre enfant, comme tous ceux réapparus, ne nous a rien appris sur le lieu où il a vécu. On reste dans le flou : c’est un village, on voit des montagnes - et encore pour les montagnes, tous les témoignages ne concordent pas. Si, par chance, votre fils se confie, s’il vous donne le moindre détail qui peut nous aider à libérer les autres, s’il vous plaît contactez-nous dans la minute. »

Un ange passe.

Le lieutenant s’approche de la porte et pose sa main sur la poignée, regarde les parents, leur fait un sourire d’encouragement.

– Je vous souhaite le bonheur pour les prochaines années.

Il ouvre.

Clovis entre.

François-Xavier voit son reflet, plus jeune. Les yeux d’Élisabeth, peut-être.

Une vague remonte de l’estomac à la poitrine.

Il éclate en sanglots et prend son fils dans les bras.

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