Le choix

11 minutes de lecture

La porte se ferme et un silence lourd s’installe entre nous, gêné, ne sachant pas quoi dire. Une minute qui semble une éternité passe avant que je décide de prendre parole.

— Bon… C’est un peu délicat comme situation. Mais… tout d’abord, j’aimerais présenter mes excuses, nous savons pertinemment que c’est moi qui t’ai convaincu de me rejoindre. Tu ne mérites pas ça, c’est entièrement de ma faute, je n’aurais jamais dû t’impliquer dans cette affaire, je suis navré.

Il demeure là, perdu dans ses pensées à regarder fixement le pupitre pendant de longues secondes. Pendant un moment, j’ai cru qu’il ne m’avait pas entendu quand soudain, pour la première fois, il prend la parole.

— Tu te souviens de ce beau jour d’été ? Nous étions partis avec nos femmes à la pêche le temps d’un week-end au bord d’un lac. C’était une superbe journée ! On se détendait là, tous deux, une bonne bière à la main, tranquillement assis sur nos chaises avec nos cannes et filets. On buvait, plaisantait, prenait du bon temps, bref, le paradis. Ce paradis se transforma en cauchemars lorsque ma femme fut prise d’un malaise au beau milieu de la rivière. Ta femme avait essayé tant bien que mal de la maintenir hors de l’eau avec difficulté, elle aurait pu se noyer elle aussi si tu n’étais pas intervenu.

Je fixe son pupitre, les images remontent à la surface, comme si c’était hier. Il continue :

— J’étais pétrifié… pétrifié devant cette vision d’horreur, je ne savais pas comment réagir… Toi, tu n’as pas hésité une seule seconde. Tu as plongé, tu as ramené le corps de ma femme inerte à la berge, puis tu as prodigué les premiers soins. Ce fut… le pire moment de ma vie. J’ai vraiment cru que j’allais la perdre. Par miracle, elle est revenue à la vie, je n’oublierai jamais ce moment lorsqu’elle a rouvert les yeux et repris conscience. Un vrai miracle.

Il marque une pause tant le souvenir douloureux revivait dans nos esprits. Je respecte ce silence. Il continue son récit.

— Je ne te remercierai jamais trop pour ce sauvetage, cette épreuve nous a tous soudé. Depuis je me suis toujours dit que, quoiqu’il arrive, on se serrera les coudes.

Un soupçon de culpabilité se manifeste en moi, je n’ai aucune envie de le regarder droit dans les yeux. Les remords me rongent.

— Tu n’as rien à te reprocher, vraiment ! exclame t-il.

— Bien sûr que si ! Si je n’avais pas eu cette brillante idée, on n’en serait pas là aujourd’hui. Au diable même si j’ai sauvé ta femme, c’est tout à fait naturel.

— Arrête cela tout de suite ! J’avais parfaitement le choix de te suivre ou de refuser, je ne t’en veux pas. Moi aussi, ma situation me pèse, moi aussi je veux changer de vie et tu as trouvé la solution parfaite ! Comment ne pas refuser ? C’était le plan parfait ! Nous avons joué avec le feu, et nous nous sommes brûlés. Comme je l’ai dit plus tôt, quoiqu’il arrive, on reste ensemble, soudés, pas vrai ?

Il tente un sourire pour détendre l’atmosphère avant de poursuivre.

— Nous sommes tous deux coupables, je me sens prêt à prendre mes responsabilités. Partageons nos torts et prenons comme choix le A. Je ne tiens pas à perdre mon travail. Pas maintenant. Pas à cet âge. Retrouver un emploi ? C’est insensé, mission impossible, tu le sais aussi bien que moi ! On serait foutu.

Je vois sa main s’agiter derrière le pupitre. Mes yeux s’écarquillent.

— Voilà, c’est validé. J’ai appuyé sur A. C’est la seule solution viable !

Je ne pouvais pas le croire, moi qui croyais qu’il allait me blâmer de l’avoir mis dans cette situation, il décide de partager la faute. Nicolas… t’es vraiment un chic type ! Le meilleur ami qui soit !

— Je suis tout de même vraiment désolé, j’espérais que les choses se passent autrement, on a manqué de chance, je ne sais pas comment ils ont fait pour deviner. Le plan était infaillible ! Je suppose que tu as raison, au moins, on garde notre boulot avec une retenue sur le salaire, c’est mieux que rien.

Au moment où je m’apprête à appuyer sur le bouton, un grésillement se fait entendre dans le haut-parleur, et une voix se fait entendre.

— Messieurs, dix minutes se sont écoulées. Je constate qu’aucun de vous n’a encore fait de choix. Je suppose que vous avez besoin de plus de temps ?

Comment cela, aucun de nous ?

Qu’est-ce que vous racontez ? Nicolas a voté ! Je m’apprête à faire le mien !

Dans le doute, j’enlève mes doigts du bouton. La voix reprend :

— Je peux vous garantir qu’aucun choix n’a été validé par qui que ce soit. Je vous laisse donc les neuf minutes restantes pour trouver un accord.

La voix et les grésillements se tuent, je regarde le visage gêné de mon ami.

— Désolé, on dirait que j’ai mal appuyé.

Pour la première fois, je le regarde sous un œil différent. La compassion, l’éloge des dix premières minutes semblent s’être envolés dans un passé lointain. Le doute s’installe.

Ah ! Peut-être l’électronique qui fonctionne mal, replié-je.

Pourtant, au fond de moi, je sens comme une alarme retentir. Dit-il la vérité ? Peut-être, je pense de trop. Lorsque le doute s’installe, il ne te lâche pas. Et si… Et s’il essayait de m’amadouer pour presser le bouton A pour que lui appuie sur le B ? Après tout, il a tout à y gagner ! Il me dénonce, je me fais virer, et lui reste avec un meilleur salaire et tout ce qui va avec. Bonté divine ! Est-ce possible ? Oserait-il faire ça, au-delà de notre amitié ? Le sentiment de culpabilité revient, plus fort que jamais. Il m’en veut ! C’est sûr ! Dans ce cas, pourquoi n’a-t-il pas appuyé sur le bouton B et prétendre son choix A ? Je serai tombé dans le panneau ! Non, je divague… Il a sûrement raison ! C’est sûrement cette saloperie de bouton qui a déconné !

— Oui, vraiment ! Je ne sais pas ce qu’il s’est passé ! Bon. Où étions-nous ? On appuie tous les deux sur A ! N’est-ce pas ?

Je le dévisage un court instant. N’est-ce pas ? On dirait qu’il doute de ma parole ! Il a l’air soucieux, pas vraiment à l’aise. La gêne se dessine dans son regard fuyant. Mais alors… J’ai raison ? Il a feinté ? La déception est énorme. Nicolas… Mon ami… Je dois savoir.

— Nicolas, pourquoi… Dis-moi pourquoi n’as-tu pas appuyé ? J’ai bien compris que tu ne l’as pas fait, inutile de me mentir.

Je le regarde intensément, de longues secondes s’écoulent avant qu’il prenne la parole.

— Désolé, je voulais être sûr en forçant la main, que tu appuies toi aussi sur le A. J’ai feinté pour voir si tu allais le faire ou non ! Voilà ! Vu les enjeux, je me montre prudent ! Et si au dernier moment, tu avais appuyé sur le bouton B ? À toi la belle vie ?

Il tremble de tout son corps, les poings serrés, les lèvres pincées. Quel choc ! Mon meilleur ami qui doute de moi, de ma sincérité. Mais qu’ai-je fait pour mériter une telle méfiance ? Je n’arrive plus à cacher ma colère.

Mais enfin ! Je ne t’ai jamais fait faux bond ! Pourquoi aujourd’hui ? Pourquoi maintenant ?

— Tu voulais tellement de cet argent ! J’ai pensé que tu prendrais le B ! Cela t’aurait bien soulagé non ? J’ai participé et élaboré à ce plan que tu aurais pu me dénoncer ! C’est moi qui t’ai poussé à continuer la combine après avoir réussi notre premier coup ! On aurait pu s’arrêter là ! Mais j’en ai décidé autrement. Tu as donc une excellente raison de m’en vouloir. J’espérai par ce biais, connaître tes intentions, être sûr de t’avoir convaincu de faire le bon choix et de connaître ta franchise avant de faire mon vote.

Fou, il est complètement fou. Penser que je mettrai de côté notre vieille amitié pour de l’argent. Quelle déception. Que dire ? Que faire ? De toute évidence, il a raison. J’ai de bonnes raisons de lui en vouloir, si on s’était limité à une ou deux rafles on n’aurait pas eu ces soucis. Mais je le pardonne ! Il a tellement insisté que je l’ai suivi ! Aveuglé par l’appât du gain si facile et déconcertant ! Je ne peux pas lui en vouloir, même s’il le pense. C’est à ce moment-là que je réalise du paradoxe qui s’offre à nous, du choix qui réside non seulement dans l’honnêteté de nos paroles, mais sur la confiance réciproque afin de s’en sortir avec le moins de dégâts possible. J’ai compris qu’on était foutus. Mal parti. Tout cela, à cause d’un bête bouton non appuyé et d’un manque de confiance. Le doute s’est emparé de nos esprit, tel un poison insidieux. On a tous deux quelque part, un reproche à se faire.

— Écoute, je ne t’en veux absolument pas, crois-moi ! Je comprends ton point de vue, mais notre amitié ira au-delà de cette épreuve, pas vrai ? Aie confiance en moi ! Nous appuyons tous deux sur A, OK ? Tu as parfaitement raison en premier lieu, c’est A le plus adapté à nos besoins ! Je t’ai entraîné dans cette affaire, tu as voulu remettre le couvert et fait ton grand gourmand, soit ! On a un reproche à se faire l’un et l’autre ! OK ! Mais, ne soyons pas stupide, et optons pour A. Tort partagé, on garde notre boulot.

Je m’arrête un court instant et le fixe intensément. Il semble hésiter. Je me rappelle soudain d’un détail important.

— En plus… Le plus beau dans ce choix, tu sais ce que c’est ? demandé-je.

—… Non ?

La curiosité le pique.

— Il ne sait pas qui de nous deux a réalisé ce coup, donc l’argent qu’on a accumulé…

—… Reste dans nos poches ! Mais bon sang ! Tu as raison ! s’écrit-il.

On laisse échapper un fou rire, la tension est redescendue d’une traite.

— Pardon, je suis vraiment désolé, ce n’est vraiment pas facile comme situation. Pardon d’avoir douté de toi. Je ne mérite pas après ce que je t’ai dit et fait.

Nicolas semble terriblement affecté, je le sens dans le timbre de sa voix.

— C’est pardonné, vraiment ! Mettons cela sur le compte du stress ! Allez, appuyons sur A !

Alors que je pose ma main sur le bouton, un nouveau doute s’installe. Le butin… Quatre-vingt mille euros enfin… quarante milles chacun ! Est-ce suffisant pour couvrir le manque à gagner occasionné par la retenue du salaire jusqu’à la retraite ? Bien sûr que non ! Lui aussi a dû calculer cela !

Je ne peux m’empêcher de penser : et s’il me mentait encore ? Et si tout n’était que mascarade depuis le début ? Il attend sûrement que j’appuie sur le bouton A pour prendre B ? il me balade avec ses jolis mots pour me convaincre et décide de me faire payer de l’avoir entraîné en premier lieu dans ce plan, en choisissant B. Mais alors, c’est à lui que profite la belle vie !

Je relève la tête pour dévisager Nicolas. Il me regarde tout aussi intéressé de savoir si j’ai appuyé sur le bouton. Apparemment, le même raisonnement a dû lui traverser l’esprit.

— Tu hésites, lance-t-il.

— Toi aussi, répliqué-je.

On ne va jamais y arriver ! Une spirale infernale s’est installée entre nous. Cela tourne au ridicule. Pour ne pas arranger les choses, à tergiverser ainsi, on s’expose à un grave problème. Le temps file à vive allure.

— Tu as pensé que l’argent qu’on a ne suffit pas, pas vrai ? Me demande-t-il.

Je m’en doutais ! Abattons les cartes sur la table.

— Effectivement, mais cela reste de toute manière le meilleur choix qui se présente. On ne doit pas hésiter !

Je marque une légère pause avant de continuer.

— Pourtant, je vois qu’un manque de confiance persiste dans nos esprits, inutile de le nier. Peut-être trouverons-nous un moyen de résoudre ce problème qui donnerait satisfaction ?

Nous réfléchissons un court instant.

— J’ai trouvé une solution ! s’exclame-t-il.

Il se met à rire bruyamment, son visage reprend des couleurs. De toute évidence, il a trouvé un moyen.

— Ah ? Qu’est cette solution si ingénieuse qui nous sauvera ?

La curiosité me pique. Il se ressaisit et entame son explication.

— C’est fort simple : on est chacun derrière un pupitre, mais on ne peut pas le quitter tant qu’un vote n’a pas été soumis, pas vrai ?

— C’est vrai.

— Alors voilà, les pupitres sont rigoureusement identiques, je suppose que la disposition des boutons aussi.

— Sûrement, oui.

— Je mets mes mains derrière la tête, bien visible. Toi, tu les places sur chacun des boutons, je saurai en fonction de l’écart de tes bras que tu ne mens pas. Puis tu lèveras en l’air ta main qui touche le bouton B et tu appuies sur le bouton A. Nous saurons alors que tu as bel et bien fait ce choix. Pas vrai ?

— Oui, continue.

— Ton choix validé, tu pourras sortir de ton pupitre et venir au mien. Et j’appuierai à ce moment-là, sur le bouton A.

Je réfléchis à sa proposition. Cela tient tout à fait debout ! Son raisonnement est parfait ! Je me mets à rire aussi. Finalement une solution ! Je n’aurais jamais su trouver ce genre d’astuce. Je repense à toute son explication, il n’y a rien à redire ! Juste génial ! Je le regarde penché sur son pupitre, confiant et heureux de sa proposition. Ses mains… Où sont-elles ? Mon visage s’assombrit. C’est simple… Bien trop simple comme solution ! Il se moque de moi, encore une fois !

— Quelle preuve as-tu pour me confirmer que tu n’as déjà pas appuyé sur le bouton B ? Tu gardes tes mains sur le pupitre depuis tout à l’heure ! Tu as très bien pu…

— Mais tu es complètement fou, ma parole ! Je n’ai rien fait de tel !

— Sors de ton pupitre, que l’on voit tout de suite si tu dis vrai !

— Quoi ? Sortir au risque de me voir infliger une pénalité ou je ne sais trop quoi de la part du directeur ? Tu rêves !

Et il a raison le bougre ! Impossible de vérifier cela !

— Quoique… si. Il y a une solution.

— Laquelle ? On attend la dernière minute.

— Comment ça ? C’est toi, le fou !

— Non ! Réfléchis ! Le directeur a dit qu’il reprendrait contact avec nous à la dernière minute, pas vrai ? Je présume qu’il annoncera si un vote a été fait ou non ! Au pire, tu peux lui demander !

Il n’a pas tort. Il nous a surpris tous les deux en annonçant le statut des votes. Il y a de grandes chances qu’il en fasse de même ? Dans ce cas-là, tout est permis !

— Tu as raison encore une fois. On attend alors jusqu’à la dernière minute.

Plus les secondes défilent, plus je me sens anxieux. Il y a quelque chose qui cloche dans ce plan… Mais je n’arrive pas à savoir quoi. Qu’est-ce qui me gêne autant ? Réfléchis, réfléchis, réfléchis… La vérité me frappe en pleine figure. Évidemment ! Je le regarde alors qu’il attend sagement les mains sur la tête.

Dis… qu’est-ce qui me dit qu’après mon vote, tu ne baisses pas les bras pour te précipiter pour voter ?

Silence.

— Tu trouveras toujours quelque chose à redire, hein ? fustige Nicolas.

Il abaisse ses bras en signe d’impuissance. Il continue dans sa lancée.

— Je t’aurai bien proposé que l’on inverse les rôles, mais tu trouveras à redire. Inutile d’insister. De toute manière, c’est difficile comme choix… très difficile ! Avec toute cette histoire, j’ai perdu toute confiance en toi. Tu me déçois. Tu m’as déçu. Je commence à penser que toi aussi tu joues un rôle à tout vouloir me mettre sur le dos. As-tu quelque chose à te reprocher ? Ou alors, tu as toutes tes raisons de m’en vouloir ! Et à présent, moi aussi j’ai mes propres raisons de te douter ! Alors ? Que fait-on ?

Je me sens si coupable ! Pardon… Pardon… Pardon… Le grésillement du haut-parleur se fait à nouveau, la torpeur s’installe, nous savons qu’il nous reste une minute pour nous décider.

— Avez-vous fait votre choix ? me demande la voix dure et autoritaire.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Raphaël Emile ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0