Le choix

7 minutes de lecture

Je réfléchis.

Pas tout à fait, bafoué-je.

Je redouble d’efforts.

— Que fait-on ? me demande Nicolas, anxieux.

— Il vous reste moins d’une minute pour faire un vote, prévient le directeur.

Et voilà où nous en sommes dans cette histoire, à ne pas savoir quoi répondre. Et ce n’est pas faute de possibilités ! Mais c’est la première fois que je suis confronté à un choix où la confiance est primordiale pour s’en sortir, or, cette confiance vient de s’éclater en mille morceaux. Dois-je choisir A en me disant que s’il presse B, je garde ma dignité ? Serai-je prêt à céder mon poste par fierté ? Quelle torture !

Il est hors de question que je perde mon travail ! Appuyons sur A ! Il y va de notre futur !

Je le vois presser quelque part sur le pupitre, incapable de savoir sur quel bouton, mais cette fois-ci, c’est sûr, il a fait son choix.

— Mais… Je…

A-t-il réellement appuyé sur A ? Ou est-ce un coup de bluff ? S’il a pressé sur B, je me retrouve sans emploi ! Ma dignité sauvée, certes. Et si c’est moi, qui opte pour B ? Après tout, il a raison ! Je ne peux que lui en vouloir de m’avoir forcé de continuer, une bonne partie du plan était de lui ! En plus, il se permet de douter de moi ! Il m’a menti en feignant d’avoir fait son choix ! Je dois appuyer sur B ! Tant pis s’il a appuyé sur A ! Cela lui apprendra.

« Si tous deux choisissez B, cela prouverait que vous êtes tous les deux coupables, vous serez donc viré sur-le-champ ».

Bon sang ! J’ai totalement oublié cette condition ! Je sens la colère monter en moi. A-t-il délibérément opéré son choix en premier pour me laisser seul face à ma conscience ? Il a bien réussi son coup ! Suis-je prêt à appuyer B et risquer de précipiter notre chute ? Je ne sais pas ! Je ne sais plus ! Je n’arrive plus à réfléchir, tout cela devient absurde !

— Il vous reste 5 secondes, rappelle la voix.

Ne pense plus à rien… Laisse l’impulsion de ton esprit décider.

— 4…

Je sens ma tête fourmillée.

— 3…

Je regarde mon ami de toujours, Nicolas, implorant de faire un choix et le bon. Mais j’en avais assez… Assez de tous ces mensonges et de ce jeu de dupe.

— 2…

Ma main tressaille, je ferme les yeux, tout est blanc dans mon esprit, toute cette conversation m’a fatigué, je m’en remets dorénavant à mon subconscient, à l’instinct primaire.

— 1…

Soudain, ma main touche l’un des boutons et l’appuie fermement. C’est la délivrance. Je me sens léger, la pression est retombée d’un seul coup. Une chose est sûre, plus rien ne sera comme avant.

— 0. Je vous annonce que vous avez tous deux votés dans le temps imparti. Je vais vous demander de regarder l’écran.

La seule télévision de la salle se met soudainement à s’allumer. il affiche en gros nos prénoms respectifs pendant quelques secondes dans un suspense insoutenable. Puis le verdict tombe, deux lettres en rouge s’affichent en grand sur l’écran en dessous de nos noms respectifs, un A et un B.

Le choc. Nous n’avons pas réussi à nous mettre d’accord sur un choix commun. C’est avec surprise déconcertante que le choix A appartient à Nicolas. Après tout, il a été jusqu’au bout de ses convictions. Je contemple le B associé à mon nom. Un sentiment peu flatteur me parcourt. Je l’ai trahi. Il va être viré, je vais conserver ma place au sein de la société, salaire à la hausse. C’est impardonnable, je me sens minable, au point de lui donner l’entièreté du butin gagné en guise de consolation. Notre amitié n’est plus.

Il ne semble guère surpris des résultats. On reste de longues secondes sans se parler. Et soudain, il prend la parole.

— Je n’ai rien à me reprocher, je n’ai rien fait ! C’est toi ! C’est toi le coupable ! C’est toi qui es venu me voir ! Tu n’as aucune preuve !

Il se laisse abattre sur le pupitre, plein de déception.

— Comment cela aucune preuve ? Tu ne manques pas de culot ! Oui, je suis à l’origine de ce plan ! Oui, je voulais m’enrichir ! Oui, j’aspirais un meilleur quotidien ! Je t’ai invité à me rejoindre dans cette combine, et tu n’as pas hésité une seule seconde ! Ne dis pas le contraire !

C’est alors que j’entends le grésillement du micro présent dans les haut-parleurs. Comment ça ? Il est encore actif ?

Conversation forte intéressante, je dois dire ! Dois-je prendre vos paroles pour des aveux, Mr Duret ?

La poisse !

— Comment se fait-il que le micro fonctionne ? m’écrié-je. Je croyais qu’on était en toute intimité !

— Ah ? s’amuse la voix. Pourtant j’avais bien stipulé que le micro serait éteint pendant toute la durée du vote. Pas après, non ?

Un frisson me parcourt tout le corps. Et merde !

Vous reconnaissez donc votre culpabilité dans cette affaire, cet enregistrement pourrait être utilisé dans d’éventuelles poursuites contre vous, si vous n’acceptez pas de démissionner sur-le-champ.

— Ah oui ? Et que faites-vous de mon cher collègue, Nicolas ? Il était dans la combine lui aussi !

Pour toute réponse à ma furie, il laisse échapper un fou rire.

— Si tu savais, mon pauvre ami ! Tu es tombé en plein dedans !

À ses mots, je le regarde, horrifié.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? Demandé-je avec effroi.

— Tu l’as dit plusieurs fois toi-même ! Le plan parfait, une vraie horlogerie suisse ! Implacable et sans faille ! Et pourtant… Un petit grain de sable à tout fait basculer ! Devine… C’est moi, le grain de sable ! J’ai dénoncé au directeur nos agissements. Je t’ai vendu en échange de contrepartie.

Je suis horrifié parce que j’entends, je n’arrive pas y croire ! Mon collègue et ami ! Je sens la culpabilité refaire surface. Oh non…

— Je t’ai piégé. Je ne pouvais plus supporter ton hypocrisie plus longtemps.

Oh non… Ne me dis pas que… Mon estomac se noue, incapable de dire quoi que ce soit, tellement que la peur me pétrifie.

— Pourquoi ne t’offusques-tu pas ? À moins que tu commences à deviner pourquoi je peux t’en vouloir autant à présent, n’est-ce pas ?

— Désolé… Je suis tellement désolé… Depuis combien de temps le sais-tu ?

— Depuis combien de temps, je sais que tu t’es tapé ma femme ? Tu n’oses même pas me dire la vérité en face ? Je le sais depuis ce jour-là ! La noyade !

Quel choc, je vacille légèrement, je me rattrape sur le pupitre.

— Au moment où tu as réanimé ma femme et qu’elle a ouvert ses yeux, ses premiers mots étaient « oh ! Chéri » à ta vue. J’avais mis sur le compte du traumatisme vécu, elle devait être bouleversée de ne plus savoir qui. Mais lorsque j’ai vu la manière dont vous vous êtes échangé le regard, la fine caresse que tu as osée sur sa joue, j’ai compris que quelque chose clochait. J’étais dans le doute, j’ai attendu quelques jours que ma femme se remette pour la confronter. Et elle m’a tout avoué. J’étais dévasté, elle a promis que c’était arrivé deux fois et que la liaison n’existait plus. Sur le coup, je l’ai pardonné, je t’ai pardonné, car mine de rien, si tu ne t’étais pas jeté dans la rivière, je suis sûr qu’elle serait morte aujourd’hui. J’ai donc gardé le silence.

— Je suis vraiment désolé… Vraiment, désolé, bafoué-je.

Il continue sans sourciller.

— Malheureusement, au fil du temps, ce qu’il me paraissait naturel de t’avoir pardonné changeait peu à peu… À chaque fois que tu fixais ma femme, que vous plaisantiez et vous lanciez des regards, c’était suffisant pour me faire souffrir comme une plaie qui ne se referme jamais. Je ne pouvais plus supporter cette hypocrisie, cette mascarade plus longtemps. Alors, t’imagines, lorsque tu m’as parlé de ton plan, j’y ai vu comme un parfum de revanche… Une vengeance qui pouvait apaiser ma douleur.

Soudain, une phrase pensée plus tôt me revient. Et si le choix n’était qu’un simulacre de liberté ? Comment savoir si notre choix n’a pas été influencé d’une quelconque manière et te dirige vers une réponse désignée ?

— Tu as tout manigancé depuis le début ?

— Oui.

Quel choc !

— Tu m’as poussé à effectuer ce choix jusqu’à ce que je confesse sur un excès de colère ?

— C’est tout à fait cela.

Je peine à y croire. C’est si invraisemblable ! Je vais bientôt me réveiller.

— C’est complètement tordu ! Pourquoi ne nous avoir pas fait prendre la main dans le sac ? Cela t’aurait paré toute cette mise en scène !

Il esquisse un sourire pendant quelques secondes.

— Le directeur l’a dit lui-même, il désire éviter une mauvaise pub ou de la pagaille. Mais je dois avouer, il y a une toute autre raison.

— Laquelle ?

— Je voulais te faire souffrir psychologiquement que tu comprennes pendant ses vingt minutes la torture que tu m’infliges depuis plusieurs mois. L’hypocrisie… le mensonge… le manque de confiance. J’espère que cela t’a servi de leçon.

Des haut-parleurs, la voix du directeur se fait entendre une nouvelle fois.

— Bien Messieurs, je crois que l’affaire est close à présent. Mr Duret, j’exige votre démission d’ici ce soir. Vous m’avez terriblement déçu, je n’aurai jamais pensé cela de vous. La pauvreté de vos choix vous a fatalement conduit à votre chute, et ne reflète aucunement les valeurs véhiculées par notre compagnie. Je ne vous regretterai pas.

Le grésillement se tut et un silence pesant s’installe entre nous. Il sort de la salle sans un mot, sans un regard, tout a été dit. Je reste planté devant le pupitre à contempler les deux boutons. Je mérite amplement cette punition.

Le choix, qu’en est-il finalement ? Je m’obstinais à penser qu’il demeurait impulsif, spontané, influencé, mais aujourd’hui, pour la première fois, je conçois qu’il reflète notre désir égocentrique tapi au fond de nous qui va envers et contre tout.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Raphaël Emile ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0