La psychologie d'un pouvoir

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« Toc toc toc ».

Trois coups secs pour signaler qu’il était là, pas plus, pas moins. Jérôme était quelque peu nerveux - il fallait l’avouer - mais un grand sourire étirait son visage car il était tout autant excité. Il attendit quelques secondes, observant la porte en vieux bois bleu marine qui lui faisait face. Elle était décorée à la façon XIXème siècle remarqua-t-il. Un écriteau couleur or était accroché avec gravé : « Cabinet Elizabeth » et dessous « Docteur-Psychologue AMADEUS ». Les secondes passèrent et il n’y eut pas de réponse. Étrange, le docteur Amadeus n’était pourtant pas du genre à oublier un patient. C’était un psychologue de renom connu pour son investissement et la qualité de son travail. Jérôme toqua de nouveau.

« Toc toc toc ».

Trois coups, toujours. Il tourna la tête sur le côté et approcha son oreille de la porte. Toujours rien. Ayant trop attendu ce jour, Jérôme ne put se résoudre à faire demi-tour, et tenta plutôt sa chance en tournant la poignée. C’était malpoli, mais tant pis ! La porte n’était pas verrouillée et grinça lorsque Jérôme l’ouvrit.

— Aaaah, dit-il en découvrant le cabinet avec un grand sourire, mais vous êtes bien là Docteur ! J’ai failli partir comme vous ne répondiez pas, mais je vois que vous m’attendiez déjà.

En effet, ce cher docteur Amadeus était déjà à sa place sur sa chaise favorite, prêt pour la séance. Jérôme ferma la porte derrière lui, déposa sa veste sur un porte manteau et s’arrêta un instant pour regarder le cabinet. Un cabinet plutôt classique pour un homme simple se dit-il. D’un côté un bureau en chêne surmonté de dossiers et d’une machine à écrire, de l’autre le docteur perché sur sa chaise à côté d’un fauteuil. Une petite fenêtre sur le mur en face de l’entrée permettait d’avoir de la luminosité en milieu de journée dans cette pièce, des rideaux blancs en lin beige permettant tout de même de conserver un aspect privatif pour les patients. Un papier peint bleu-vert donnait un aspect serein à l’ensemble, certainement pour apaiser les patients. Jérôme se dirigea vers le canapé et s’allongea confortablement, comme s’il était chez lui. Voyant l’expression de son docteur, celui-ci comprit alors.

— Oh mais je comprends mieux ! Vous m’attendiez comme ça car ma chère compagne vous a prévenu que je passais. Après tout, comme vous êtes confrères je comprends qu’elle ait eu envie de venir discuter.

Ce qui ressemblait à un grognement fut la seule réponse qu’il reçut. Le docteur Amadeus était un médecin efficace, mais pas vraiment bavard, surtout aujourd’hui. Mais cela ne suffirait pas à démonter l’enthousiasme de Jérôme, il avait trop attendu cette journée. Cela faisait des années qu’il ne l’avait pas consulté et il avait une grande envie de parler. Il prit une grande inspiration et se lança.

— Vous savez docteur, je suis persuadé que même si vous ne me l’avouerez pas, vous vous souvenez surement de moi. Il est vrai que c’était il y a déjà une dizaine d’année, mais tout de même, le petit Jérôme ! Ce n’est quand même pas tous les jours qu’un psychologue découvre un pouvoir chez un enfant alors que les tests n’avaient rien détectés. Et pourtant ils s’étaient révélés plus d’une fois efficace. La force surhumaine, la supervitesse, le vol et j’en passe. Zéro cinq pourcent de la population. Quasiment tous trouvé grâce aux tests fait par le gouvernement sur les jeunes enfants. Cela a permis de dénicher de sacrées perles, dont certains aujourd’hui sont les plus grands défenseurs que cette ville, voir même que cette planète ait jamais eu ! Ce n’est pas rien il faut l’avouer. Mais comme nous avons pu le voir tous les deux, ces tests ne sont pas absolus.

» C’est logique, il est facile de trouver un enfant qui soulève une voiture d’une seule main, tandis que repérer un pouvoir si subtil que même l’enfant ne le ressent pas, c’est autre chose. Mais c’est là que vous avez été bon. Vous m’avez non seulement écouté, mais vous m’avez aussi compris bien plus que n’importe qui avant. Et vous avez détecté ce pouvoir en moi. Je vous vois encore, l’annoncer à mes parents. (Il se racla un peu la gorge et prit une voix plus grave.) Il est doté d’une empathie surdéveloppée. Il peut ressentir les émotions des autres et les comprendre mieux que n’importe qui par un simple contact physique. Je crois que c’était un des plus beaux jours de ma vie. J’étais… comment dire… spécial.

Jérôme s’arrêta un instant et soupira d’aise et de nostalgie. Il avait encore en mémoire ces moments, et il n’oubliera probablement jamais les émotions qui avaient déferlé en lui lors de l’annonce. Encore aujourd’hui, Ces yeux brillaient de satisfaction. Il se repositionna un peu autrement sur le fauteuil de sorte à être plus confortablement allongé, et reprit :

— Une empathie surdéveloppée. Un pouvoir qui sonne bien dans un bouquin, que je comprenais difficilement à l’époque, même si le simple fait d’avoir un pouvoir me rendait déjà heureux. Après tout, je faisais dorénavant partie de ceux qui étaient exceptionnels. (Le sourire heureux qu’il affichait se transforma, laissant place à une certaine tristesse). Mais hélas, j’étais le seul à me voir comme exceptionnel. Comme je possédais des pouvoirs, je fus intégré à une école spécialisée pour les enfants repérés. Et c’est là docteur ! C’est là que j’ai compris la dure réalité ! Hélas comme nous avions déménagé, je ne pouvais plus venir vous voir, mais j’en aurais eu besoin. Encore aujourd’hui je me rappelle de ce gars, Jack Napier, un grand brun musclé et sportif. J’étais son bouc émissaire et il m’avait surnommé « Inutile ». Je l’entends encore, quand il était avec sa bande. (Jérôme bomba le torse et mima l’allure d’un homme très musclé.) Hey Inutile, il fait quoi ton pouvoir déjà ? Je peux comprendre les gens autour de moi lui disais-je, mais cela ne provoquait que des rires entre lui et ses amis. Ton pouvoir est aussi inutile que tes couilles mon gars me sortait-il après. Puis venait le moment où il s’amusait physiquement au lieu de verbalement. J’en ai passé du temps enfermé dans des casiers ou coincé dans une poubelle. Evidemment, je n’en ai jamais parlé à mes parents, comme la plupart des enfants qui sont victimes de brimades. Ils étaient très occupés par leurs travails et je crois que j’avais peur de les gêner. En y réfléchissant, j’aurais dû, mais je ne l’ai pas fait.

» Les enfants sont cruels, j’ai été la victime de Jack pendant ces six années d’école spécialisées. C’était dur, et on aurait pu croire que je craquerais car il allait toujours plus loin ! Mais j’ai tenu. Il y avait une raison au fait que je n’ai pas craqué. Ce pouvoir, aussi inutile que le déclarait Jack, me permettait de le comprendre. Chaque fois que je voyais son regard, je ressentais immédiatement pourquoi il avait tant de violence en lui. Aujourd’hui encore, malgré ce que j’ai subis, je ne lui en tiens par rigueur et je ne le déteste pas. Car je suis peut-être le seul qui l’ai véritablement compris, qui ait véritablement vu à quel point il était vulnérable. On pourrait d’ailleurs se demander si ce n’était pas plus une malédiction qu’un pouvoir, mais je ne le voyais pas ainsi.

Jérôme marqua une nouvelle pause. Il se sentait déjà plus léger. Ce psychologue avait été celui qui avait découvert son pouvoir, il avait été l’investigateur de sa vie.

— Mais je peux vous dire quelque chose sur lui, continua-t-il, il avait tort. Il avait - comme beaucoup - une conception très étroite d’un pouvoir puissant, il ne se rendait pas compte du potentiel que l’empathie pouvait avoir. Il est vrai que ce n’est pas aussi vendeur que ceux de nos héros internationaux. Mais j’ai fini par réaliser ce que je pouvais en faire. Oui, quand on y réfléchi, pouvoir comprendre d’un regard ce que ressentent les gens, ce serait une merveille dans de nombreux métier non ?

Un petit grognement échappa du docteur, suivi d’un court raclement de gorge. Jérôme avait sûrement attisé la curiosité de son interlocuteur. L’énergie de la fougue le saisi et tel un passionné parlant de son art, il poursuivit :

— J’aurais pu être le plus grand profiler de l’histoire par exemple ! Avec un tel pouvoir, il aurait pu être aisé pour moi de deviner ce que pensais les criminels et établir leur psychologie pour les retrouver et même anticiper leurs prochaines tentatives de meurtres ! Ou bien j’aurais pu faire comme vous et devenir psychologue ! Je vous laisse imaginer à quel point ce serait formidable pour vous de pouvoir comprendre et ressentir ce qui tourmente votre patient. Un psychologue qui identifie à cent pour cent tous les problèmes de ses patients, c’est merveilleux non ?

Il tourna la tête vers le docteur Amadeus, mais n’eut pas plus de réponses. Il ne devait savoir que dire face à cette possibilité.

— Mais vous savez à quel autre métier ce pouvoir peut-être une bénédiction ? Comique ! (Jérôme fit une grimace anticipant ce que pensait son interlocuteur.) Alors oui, il est vrai que comique semble bien moins altruiste que psychologue ou profiler, mais je ne suis pas entièrement d’accord vous savez. Imaginez un homme qui soit capable de faire rire l’entièreté de l’humanité. Il serait alors capable d’apporter la joie à tous, ce qui est loin d’être chose aisée. Et c’est finalement ce que j’ai choisi, moi le petit Jérôme, victime de brimade durant toute son école. J’ai tenté l’humour classique sur scène dans un premier temps, mais vous savez, il est vraiment difficile de se produire devant des spectateurs. J’étais tellement nerveux que j’en perdais toutes mes capacités et j’ai finalement arrêté ma carrière sur les planches. Mais j’ai découvert par hasard une autre possibilité.

» Le cirque docteur ! Et oui, car il y a un type de comique très connu là-bas : les clowns. Par curiosité je suis allé voir un cirque ambulant qui passait dans la ville, et j’ai pu voir un duo de clowns se produire devant mes yeux. C’était hilarant, j’en ai pleuré de rire tellement je trouvais cet humour absurde et drôle à la fois. A la fin du spectacle, je suis allé les voir et c’est là que j’ai compris, grâce à mon pouvoir, que j’avais trouvé ma vocation. Moi, Jérôme, l’homme incapable de se produire devant des spectateurs, allait devenir clown. Comment ? Car Jérôme n’allait pas être celui qui se produirait, et c’est mon empathie envers ce duo qui me le fit comprendre. Lorsque le maquillage et le déguisement serait en place, je serais le clown du cirque, je ne serais plus Jérôme. (Un grand sourire étira son visage.) Ce fut un véritable succès, grâce à ce masque physique et mon pouvoir, j’arrivais à me produire devant des centaines de personnes avec aise, et je parvenais à leur improviser un spectacle dont ils se souviendraient jusqu’à la fin de leur jour.

Jérôme se laissa aller complètement sur le canapé, quelle époque fantastique cela avait été pour lui. Il était la star montante du monde du cirque. Alors que c’était un divertissement qui attirait de moins en moins, son spectacle au contraire avait fait doubler le nombre d’entrées en peu de temps. Au bout de quelques mois, les bancs de spectateurs étaient toujours remplis et les foules se pressaient pour assister au fameux spectacle du « clown le plus drôle de la ville » voir « du monde » disaient certains. Il se tourna sur le côté, prenant appui sur un coude, regarda le docteur de face et pointa un doigt vers lui.

— J’avais trouvé l’utilisation parfaite pour mon pouvoir, j’étais un homme accompli. Enfin je le pensais. (Il se laissa retomber mollement sur le dos et posa ses yeux sur le plafond.) Seulement, il y eu un jour différent. J’étais en pleine représentation, et il y avait cet homme dans le public. Il s’appelait Hawkins. Il était différent, je l’ai su tout de suite. Il y avait quelque chose dans son regard. J’étais en pleine représentation, mais je me suis décidé à utiliser mon pouvoir sur lui.

Jérôme s’agita un peu sur son siège. Le docteur Amadeus n’esquissa pas un geste pour le calmer, il devait attendre la suite.

— C’était un tueur en série docteur, un tueur en série complètement fou. A peine j’avais utilisé mon pouvoir que je ressentais ses pulsions meurtrières en moi ! C’est à ce moment que tout devint limpide. J’avais réalisé le rêve de tout psychologue comme vous ou ma compagne. J’avais compris sa folie. Oui, mon empathie me permettait même de comprendre sa folie. C’est dingue non ? Lorsque c’est arrivé, je me suis écroulé au sol en hurlant de rire, ce qui provoqua une hilarité égale dans le public, ils pensaient que ce très cher clown jouait. L’instant qui changea ma vie à jamais venait d’arriver.

» Que s’est-il passé ensuite vous me demandez ? Et bien je suis parti fouiller dans mes accessoires jusqu’à trouver ce que je voulais. Quoi donc ? Voyons, réfléchissez ! Je parle évidemment de sabre. Vous savez ceux que l’on avale jusqu’à la garde pour impressionner les foules. Mais je leur avais réservé un tout nouveau tour cette fois ! J’avais besoin de l’assistance du public pour ça, et l’avantage de la notoriété, c’est qu’il n’était pas difficile de trouver des volontaires. Les gens se bousculèrent pour participer, mais mon choix se posa sur ce jeune garçon de la rangée du fond. Il s’appelait… Bruce ! Oui c’est ça ! Je crois l’avoir choisi car il me faisait penser au petit Jérôme que j’eut été, mais c’est difficile à dire. Il vient donc se mettre à mes côtés, tout aussi excité que moi et nous saluons la foule. J’avais le cœur qui battait à cent à l’heure. La foule retenait son souffle, que va donc faire ce clown, se demandaient-t-ils. (Il se mit en position assise, et mima la suite de la scène). Je pris mon sabre, et l’enfonça directement dans la gorge du garçon. D’un coup plus un bruit. Personne ne savait ce qu’il se passait, personne ne comprennait. Des gens se tournèrent vers leurs voisins, questionnant si c’était normal, pendant que d’autres étaient certains que cela faisait partie du spectacle. C’est quand le garçon s’est effondré que les gens se sont alors mis à hurler et à courir dans tous les sens.

Un rire incontrôlable le saisit. Il commençait à en pleurer tellement la scène était drôle.

— Encore un spectacle dont il se souviendront jusqu’à la fin de leurs jours, dit-il haletant en s’essuyant une larme. Et c’est là que j’ai pu éprouver encore une fois ce sentiment si agréable en le voyant. Hawkins hurlait de rire. Encore une fois, mon pouvoir avait été d’une efficacité redoutable, et j’en avais même ressenti une satisfaction comme jamais auparavant.

Il s’assit et posa son visage à cinq centimètres de celui du médecin. Pourquoi cet air si sérieux ? Il leva la main et le gifla avec force. Il vit une réaction, enfin. De la peur, de la panique ? C’était même de la terreur ! Il regarda avec attention le visage de son psychiatre et soudain Jérôme comprit. Il se frappa le front, Quel idiot !

— Je suis vraiment désolé docteur, je n’avais pas vu ! Ma chère compagne vous avait administré un petit calmant, je me disais bien que même si vous êtes quelqu’un de calme et peu bavard, c’était un peu trop. Être ligoté et bâillonné sur cette chaise n’allait pas vous rendre plus loquace ! Comme je suis négligent, j’étais trop obnubilé par mon histoire.

Il rit de bon cœur. Vraiment, c’était drôle de se dire qu’il n’avait même pas vu cela. Il regarda son interlocuteur et vit qu’il s’agitait beaucoup sur sa chaise. Il aurait pu utiliser son pouvoir pour comprendre ce qu’il ressentait, mais il était plutôt d’humeur joueuse.

— Vous avez l’air très énergique maintenant que je vous ai raconté tout ça docteur. Laissez-moi deviner, vous voulez savoir la suite ? J’ai continué de me produire mais non pas au cirque, mais dans des hôpitaux à la recherche de spectateurs à la hauteur de ce cher Hawkins. C’est d’ailleurs là que j’ai rencontré ma très cher Harleen, une femme formidable je suis sûr que vous l’apprécieriez. Ensemble, nous avons prévu un grand show qui va en tonner plus d’un, je suis persuadé que ça vous plairait ! (Voyant que le psychologue continuait de s’agiter, Jérôme fronça les sourcils.) Vous n’avez pas l’air satisfait mon ami, quelque chose vous tracasse ?

Non il ne voulait pas utiliser son pouvoir, il voulait deviner. Et cela le frappa comme si la foudre lui était tombé sur le crâne. Ce très cher docteur Amadeus devait vouloir poser la question qui tiraillait tous les gens qu’il avait croisé dernièrement. Jérôme s’approcha au plus près possible de son visage, un énorme sourire de satisfaction aux lèvres. Il pencha la tête et pointa un doigt vers sa propre bouche.

— J’ai compris ! Petit docteur malicieux, tu es comme les autres, tu veux savoir hein ? Tu veux savoir d’où viennent ces cicatrices ?

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