Partie 1

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  Le visage baigné de larmes, la jeune femme avançait péniblement parmi les monticules de cadavres qui s'empilaient dans les rues désertées de la cité. Des femmes, des enfants, des vieillards. Quelques jeunes gens aussi, ceux que la guerre n'avait pas encore réussi à arracher au sein de leur mère. Les flammes avaient perdu de leur vigueur et ne cherchaient plus à atteindre le ciel bleu électrique. Les bâtiments avaient brûlé la nuit entière, donnant à cette ville, dorénavant fantôme, les allures d'une torche géante. Le grand brasier de la vengeance et de la colère.

  Dès que son rythme de progression n'était plus au goût de son ravisseur, on la poussait sans ménagement cependant que l'on maîtrisait sa force pour éviter toute chute au sol. Et ces liens qui entouraient ses poignets endoloris. On les avait fortement serrés, à dessein, autant pour prévenir une éventuelle fuite que pour la châtier. La corde rêche comprimait sa chair avec une telle force qu'elle finit par se couper par endroits, laissant le sang se répandre sur le chanvre pour le rougir. La brise matinale s'engouffra par la double porte sud. Chaque matin, Hélène avait pris l'habitude de se lever aux aurores pour contempler le magnifique lever de soleil que l'horizon lui offrait. La mer, à seulement quelques kilomètres d'ici, les gratifiait quotidiennement de cet alizé bienfaiteur, dont il fallait absolument profiter avant que la chaleur accablante n'écrase toute la province jusqu'au crépuscule.

  C'était la dernière fois que les bourrasques frappaient son visage et gonflaient les pans de sa longue robe déchirée, elle le savait. Tout cela n'existerait plus que dans sa mémoire qui s'étiolerait jour après jour dès qu'elle serait loin d'ici. Dix années de siège et de guerre. Plus de trois mille six cents jours. La terre sur laquelle la captive marchait n'était en réalité qu'une immense fosse commune. La plage portait encore les stigmates des dernières batailles menées par les deux armées ennemies. Dans un endroit un peu reculé, les vainqueurs avaient dressé des piques au bout desquelles étaient plantées les têtes décapitées des Orientaux. Hélène en reconnut quelques-unes. Mais cette fois-ci, aucun sanglot ne s'échappa de sa gorge nouée. Plus rien ne pouvait sortir de son corps. Ni pleurs, ni rage.

  Au loin, sur le rivage, les bateaux grecs attendaient le signal du départ. Le camp entier avait été démonté, les brasiers arrosés d'eau pour les étouffer. On n'avait pas oublié de rendre hommage aux dieux et de leur demander leur aide pour le voyage du retour. Celui chargé d'amener la jeune femme jusqu'ici la força à s'installer à même le sable. Ne pouvant rien faire d'autre qu'observer, elle scruta ce qui défila sous les yeux. Les soldats s'agitaient pour hisser les derniers objets sur le pont des navires. Leurs dos s'étaient courbés au fil des ans. Ils avaient perdu de la superbe qui les enveloppait lorsqu'ils avaient foulé ce sable pour la toute première fois. Jeunes et vigoureux, ils avaient cru dur comme fer que ce conflit serait leur sésame vers la gloire éternelle. Après des années éloignés de leurs foyers, chacun ne rêvait plus que d'une seule chose : quitter cet endroit maudit et retrouver ceux qu'ils chérissent, ceux que la mort n'avait pas encore rappelés à elle.

   Son mari fit son apparition, à une bonne centaine de mètres d'elle. Depuis son arrivée ici, la jeune femme l'avait revu seulement deux ou trois fois. Il n'avait pas vraiment changé. Seuls les traits de son visage s'étaient davantage creusés et durcis. La haine rongeait sa face et ses petits yeux rentrés ne dégageaient que mépris et aigreur. Son regard se tourna vers elle, un bref instant. La jeune femme se redressa, espérant un signe, n'importe lequel. Mais il ne fit rien. Même la toiser aurait signifié qu'elle avait encore un peu d'importance. Hélène avait pleinement conscience qu'elle avait tout perdu. Son mari, sa fille et son amour. Comme il était loin le temps où elle était arrivée sur ce continent...

                     ******

Dix ans auparavant

    - Troie, Troie, toujours Troie !

   Les paroles de Ménélas raisonnèrent avec une telle puissance que des oiseaux quittèrent les hauteurs du palais de Sparte, effrayés par les hurlements du roi. Interpellée par ces échos, son épouse accourut vers lui.

    - Pourquoi te mets-tu dans ces états ?

  A peine eut-elle achevé sa question que le roi lui tendit un long parchemin qu'elle lut entre les lignes, après avoir immédiatement consulté le nom de l'expéditeur de la missive. Durant sa consultation, Ménélas ne cessa de marcher de long en large, le regard fixé sur Hélène.

    - Il est obsédé par Priam et sa route commerciale. Il croit pouvoir lever une armée grecque pour marcher sur Troie et reprendre le contrôle du nord de la Mer Egée, cracha Ménélas en agitant ses bras dans tous les sens.

    - Tu connais ton frère...dit seulement Hélène, sans avoir besoin d'apporter davantage d'explications à Ménélas qui connaissait par cœur les velléités d'Agamemnon.

   Ce dernier alla s'installer sur son trône. La reine le suivit de peu et, tout près de lui, caressa ses cheveux courts et bruns.

    - Si Agamemnon déclare la guerre à Priam, tu devras le suivre.

    - Evidemment...commença Ménélas en détachant son regard du sol noir et pierreux. Mais ce ne sera pas suffisant pour convaincre les autres rois. Ils ne voudront jamais le suivre sur ce simple motif.

    - Sans oublier que s'il sortait vainqueur de ce bras de fer, Agamemnon renforçerait son assise sur le sol grec, au détriment des autres, ajouta Hélène, qui se mit à réfléchir à haute voix.

    - Ulysse cultive sa terre à Ithaque et préfère passer ses soirées aux côtés de Pénélope. Quant à Achille, jamais il ne prendra les armes pour une vulgaire querelle de marchands. Sans oublier la détestation qu'il voue à mon frère...

  Ménélas dissimula sa tête entre ses mains, en proie à un dilemme infernal. Hélène le connaissait bien. S'il acceptait la requête de son frère, ils n'iraient pas bien loin. La ville de Troie était réputée imprenable, sans parler de leur armée et de leurs chevaux qui faisaient leur renommée depuis toujours. Si, au contraire, il la déclinait, Agamemnon n'hésiterait pas une seule seconde à renier ce cadet, enfant préféré de leur père, qui avait annihilé toute considération paternelle à son égard. Depuis, il n'avait cessé de provoquer le destin et saisi toutes les opportunités de prouver à leur défunt père qu'il était digne de sa lignée.

  Le couple royal tenta en silence de trouver une solution qui conviendrait aux deux parties. C'est Hélène qui, la première, proposa quelque chose :

    - Le serment de mon père. Il faut l'utiliser. C'est le seul moyen de convoquer tous les rois grecs. Sans les Myrmidons à nos côtés, il sera bien difficile de vaincre Hector. Achille attend la bataille de sa vie. Si la Grèce entière se rend sur le sol troyen, il s'y rendra dans l'heure.

  Ménélas sembla soudainement dubitatif.

    - Supposons que tous ceux qui ont prêté serment face à ton père se rallient à cette cause...Cela signifie donc que tu dois entrer dans l'équation ?

  Hélène s'installa tout près de son mari. Dès qu'elle avait lu les mots de son beau-frère, une folle idée avait prit forme dans son esprit. Il était indubitable que Troie captait une bonne partie des ressources provenant de l'Est. Elle profitait des réseaux mis en place depuis des décennies par leurs souverains et entretenait de solides relations avec les autres barbares. En détruisant la cité, le commerce s'en trouverait largement déstabilisé dans cette région de la mer Egée et de nouvelles alliances devraient être forgées. Or, si la Grèce voulait commercer avec l'Est, Ilion devait être anéantie. Les chefs Grecs seraient alors les seuls maîtres de la région. En tant que frère du chef désigné par les autres rois, Ménélas aurait une place de choix.

    - Je dois aller à Troie. C'est le seul moyen, annonça la jeune femme.

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