Mars 2025 - Ils sont parmi nous

7 minutes de lecture

Sylfenn

— Vous vous rendez compte ? Ça fait des millénaires qu'ils sont là et on s'en est jamais aperçu !

Attablé sur la terrasse du petit pavillon, Teddy Lopez lorgnait par la porte-fenêtre ouverte l'écran plat du salon allumé sur BFM. Son visage au teint mat affichait la même sidération incrédule qui animait l'Humanité toute entière. Depuis une semaine, c'était officiel : Ils étaient parmi nous. Ce qui n'avait longtemps constitué qu'une rumeur devenait désormais une évidence. La nouvelle du siècle. Les chaînes d'information en continu tournaient en boucle sur le sujet, diffusant à qui mieux mieux des images inédites d'êtres étranges aux yeux noirs immenses et à la peau marbrée de reflets iridescents.

— Quand même ! continua Teddy, ébahi. Des extraterrestres ! C'est dingue, cette histoire !

— Ouais, ben c'est pas les aliens qui vont faire cuire les saucisses ! intervint Mathilde. Bougez-vous un peu, les garçons !

— Qu'est-ce t'en sais ? railla le major en se levant, les bras tendus vers elle dans une parodie de monstre griffu. Si ça se trouve, Raph et moi, on est des Zanes !

— Des Zianes, rectifia inconsciemment Sylfenn d'un ton agacé.

Les autres la fixèrent, surpris par la véhémence de sa réaction ; une soudaine appréhension la saisit à l'idée de s'être trahie, elle détourna la tête pour masquer son trouble. Heureusement, Mathilde l'interpréta à sa manière

— N'importe quoi ! s'exclama-t-elle. Arrête de dire des conneries, Ted, tu fais peur à la petite !

D'un geste autoritaire, elle lui mit dans les mains un volumineux plateau chargé de brochettes, de merguez et de chipolatas.

— Le barbecue ! intima-t-elle avec un regard éloquent en direction de celui-ci. Ça va pas cuire tout seul !

Avec une grimace, le quadragénaire s'empara des victuailles et obtempéra à l'injonction.

— À vos ordres, Madame ! grommela-t-il. Oh la la, si on peut plus rigoler...

Il fit signe à Raphaël de le suivre et s'éloigna en ronchonnant. Très vite cependant, les deux hommes se remirent à pouffer avec des coups d'œil en biais à leurs compagnes. Mathilde haussa les épaules et leur adressa pour le principe un froncement de sourcils réprobateur.

— Des vrais gosses ! déplora-t-elle. Tu m'aides à mettre la table, Sylfenn ?

La jeune femme acquiesça d'un hochement de tête et l'accompagna à la cuisine, ravie de cette diversion. Mais son amie ne put cependant s'empêcher de revenir sur le sujet qui occupait toutes les conversations.

— Vraiment, les mecs... bougonna-t-elle en sortant assiettes et couverts. Des fois, ils sont lourds ! Comme si cette histoire ne fichait pas assez les jetons !

Sylfenn opina derechef. Elle ne pouvait dire le contraire. La peur... Le réflexe naturel de ceux qui, tout à coup, découvraient l'apparence réelle d'un voisin, d'un collègue, d'un compagnon. Certains avaient cru à un canular, la plupart s'était enfuie à toutes jambes. Beaucoup avaient appelé la police.

Durant l'année écoulée, les témoignages n'avaient cessé de se multiplier : les gens voyaient des choses, des créatures étranges avec des yeux entièrement noirs et des antennes d'insectes. Les plus imaginatifs leur attribuaient même des ailes pour faire bonne mesure. Au fil des jours, l'accumulation de signalements, bientôt confirmés par des preuves en image, finirent par convaincre qu'il ne s'agissait pas d'une hallucination collective. Les premières vidéos d'êtres mystérieux à la peau moirée submergeaient YouTube, raflant des millions de vues et de Like.

Sur les réseaux sociaux fleurirent aussitôt d'innombrables hypothèses fantaisistes dont certaines ne l'étaient pas tant que ça. On parlait des fées, des elfes, d'une invasion alien. Puis, resurgirent les théories du complot. Le vaccin était responsable, les Big Pharmas avaient sciemment inoculé par son intermédiaire un virus mutant qui allait transformer la race humaine. On convoquait les Francs-Maçons, les Sages de Sion, les Illuminati...

Sylfenn se rembrunit davantage au souvenir de la quantité astronomique d'âneries échangées sur Internet depuis un an. Jusqu'à ce que les Zianes décidassent d'eux-mêmes d'y mettre un terme.

Très vite, ils avaient compris que quelque chose annihilait le reprofilage génétique, subi lors de leur implantation sur Terre. Ils soupçonnaient aussi que la pandémie en était, de près ou de loin, responsable. Le virus lui-même ne semblait pas en cause, des milliers d'entre eux avaient été infectés sans présenter le moindre signe de métamorphose. Le vaccin universel, en revanche... Les premiers cas étaient apparus peu de temps après sa mise sur le marché et son utilisation massive.

Tout ce que la communauté Ziane comptait de chercheurs et de scientifiques s'était aussitôt attelé à confirmer la possible implication du sérum de Sanofi. Ils y parvinrent plus ou moins, sans réussir cependant à identifier clairement le processus, ni à découvrir le moyen de le contrer. Toutefois, à défaut d'autre explication, la conviction était désormais acquise : les transformations physiques qui les affectaient trouvaient bien leur origine dans le vaccin universel.

Tandis que les cas se multipliaient, ils avaient dû prendre une décision. Au début, ils optèrent pour la dissimulation, cachant aux yeux du monde ceux des leurs qui étaient atteints. Mais rapidement, ils admirent que ce n'était pas la solution. En effet, la disparition soudaine de centaines de milliers d'individus ne passait pas inaperçue. Elle finit par susciter encore plus d'interrogations et de craintes. Elle alimentait de plus belle tous les délires complotistes, renforçant à la fois la suspicion à l'égard des autorités et la défiance envers le vaccin.

Or, celui-ci restait la seule alternative pour protéger le monde d'un retour de la pandémie. On ne pouvait laisser le doute s'installer, les humains rejeter le remède salvateur et une espèce entière courir ainsi à sa perte. Les Zianes firent leur choix, ils sacrifièrent leur anonymat pour garantir la sauvegarde de l'Humanité. Partout sur Terre, les chefs du peuple Ziane s'étaient dévoilés. Dans une communication officielle, ils avouèrent l'incroyable vérité, expliquèrent leur nature et leurs origines, assurèrent que le phénomène n'affectait qu'eux et ne menaçait aucunement le reste de la population.

La planète entière s'était figée entre le ravissement et la panique. La découverte de l'existence des Zianes suscitait autant d'espoir que d'effroi. Le monde obtenait soudain avec stupeur la réponse à la question qu'il se posait depuis la nuit des temps : l'Homme n'était pas seul. Que ferait-il de cette nouvelle, personne n'était encore en mesure de le dire.

Sylfenn moins que quiconque. Son instinct, pourtant, lui soufflait que les choses risquaient rapidement de se compliquer. Leurs chefs devaient partager ses inquiétudes, car ils avaient discrètement conseillé à tous ceux qui n'étaient pas encore affectés par les effets secondaires de la vaccination de continuer à dissimuler leur nature. Pour l'heure la stupeur était telle que la curiosité prévalait. Mais qu'adviendrait-il ensuite ? Quand les Hommes s'aviseraient que les capacités des Zianes dépassaient les leurs... Qu'en résulterait-il ? De la crainte ? De l'envie ? De la haine ?

La jeune femme ne tenait pas à le savoir et se réjouissait d'être, pour le moment, indemne de toute transformation. Elle refusait d'imaginer comment Raphaël pourrait réagir en la découvrant un matin différente de ce qu'il croyait. Elle leva les yeux et croisa son propre reflet dans la porte vitrée du vaisselier. Elle frissonna, prise d'un léger vertige. Chaque fois qu'elle passait devant un miroir, désormais, elle redoutait d'y voir les prémices de résurgence de ses caractères primitifs.

— Ça va ? s'inquiéta Mathilde, constatant son bref malaise. T'as l'air bizarre.

— Oui, oui... s'empressa-t-elle d'affirmer. Je suis juste un peu fatiguée.

— C'est surtout que tu bouffes rien ! diagnostiqua sa consœur avec réprobation. T'es maigre à faire peur. Heureusement, j'ai prévu de quoi te remplumer. Viens ! Allons voir si ces messieurs ont réussi à faire cuire la barbaque.

Lorsqu'elles rejoignirent la terrasse, les mains chargées de vaisselle, une délicieuse odeur de viande grillée embaumait l'air printanier. Leurs conjoints prenaient leurs aises autour de la table de jardin et sirotaient tranquillement leur apéro.

— Eh ben ça va ! s'insurgea Mathilde avec un regard noir. Ça vous fatiguerait beaucoup de nous donner un coup de main ?

— Hé ! protesta Teddy. On peut pas surveiller le barbec' et mettre la table ! Pis faut bien que les bonnes femmes bossent un peu.

Devant l'expression outrée de l'infirmière, il se leva néanmoins, la débarrassa de son chargement et lui avança galamment un siège.

— Allez, je plaisante ! affirma-t-il en déposant un baiser sur sa joue. Pose tes adorables fesses sur cette chaise, je m'occupe de tout !

Tandis qu'il regagnait la maison pour y chercher le reste des ustensiles, Sylfenn et Raphaël échangèrent un sourire complice. Teddy avait l'air franchement amoureux. La jeune femme se félicitait chaque jour de lui avoir présenté sa collègue. Ça avait tout de suite matché entre eux. Mathilde possédait cette petite maison en Seine et Marne et le major y passait désormais la plupart de ses soirées et de ses week-ends. Elle le menait à la baguette et il s'en trouvait en apparence fort aise. Il semblait prêt à envisager un nouvel avenir avec elle et, accessoirement, avait mis de côté son intérêt un peu envahissant pour Raphaël.

Il revint bientôt avec deux grands bols de taboulé et de salade de tomates et jeta au passage un coup d'œil au téléviseur qui diffusait toujours un reportage sur les Zianes.

— Ils se planquent parmi nous depuis des lustres ! réitéra-t-il, la mine accusatrice. C'est quand même flippant ! Fichus extraterrestres !

— Bah, objecta Raphaël, pendant tout ce temps, ils ne nous ont pas vraiment dérangés. Ce sont juste des observateurs, apparemment. Ils semblent pacifiques.

— Ouais... Ben ça, c'est ce qu'ils prétendent ! renâcla Teddy, dubitatif. Bien sûr, maintenant qu'ils ne peuvent plus se cacher, ils ne vont pas dire le contraire. Mais va savoir ce qu'ils mijotent, en réalité ! Moi, je dis qu'il faut se méfier.

Sylfenn sentit de nouveau le nœud de l'angoisse lui serrer la gorge. Dans l'absolu, elle pouvait comprendre la réaction du major. Une telle révélation suscitait tant de bouleversements, tant de questions... La suspicion était presque inévitable. Pourtant, au-delà d'une méfiance bien naturelle, elle percevait dans les propos de leur ami un début d'hostilité, l'ombre d'un rejet systématique qui l'inquiétaient. Comme pour confirmer ses craintes, il reprit avec virulence :

— En tout cas, heureusement que le vaccin permet de les repérer ! J'espère que le Président va faire renforcer les contrôles des statuts vaccinaux. Au moins, on saura qui est qui !

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