T -5 / Malware

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Sarah

Une puissante nausée m'envahit. Un reflux aigre monte le long de ma gorge, submerge ma bouche, me brûle la langue. Soudain, l'odeur du barbecue me révulse. L'assiette de saucisses luisantes de graisse que Teddy vient de déposer devant moi me soulève le cœur. Je me lève d'un bond précipité.

— On... On a oublié de sortir le pain, justifié-je en détalant vers la maison, je vais le chercher !

Je traverse le salon en hâte, me rue vers les toilettes, la main plaquée contre mes lèvres. Penchée au-dessus de la cuvette, j'éructe de longs jets de bile. Avec eux je tente d'évacuer ma peur, cette panique qui me tétanise à l'idée que le pire est peut-être à venir.

Je passe dans la salle de bain et m'asperge longuement la figure d'eau glacée. Le miroir au-dessus du lavabo me renvoie l'image de mon visage anormalement pâle. Je le scrute, une fois de plus, sans y repérer le moindre signe de transformation. Un soupir de soulagement m'échappe, comment en serait-il autrement ? Bien sûr ! Je ne suis pas vaccinée. C'est obligatoire, mais jusqu'à présent j'ai réussi à l'éviter. Rien n'est plus facile pour moi que de me fabriquer un faux certificat d'immunité plus vrai que nature. Et qui irait soupçonner une employée modèle de Sanofi de vouloir se soustraire à la vaccination salvatrice ?

Mais je sais déjà que les mesures suggérées par Teddy entreront bientôt en vigueur. Dans l'année à venir, la paranoïa à l'égard des Zianes ne cessera de croître. Le gouvernement nous imposera un fichage en règle, il s'appuiera sur le statut vaccinal pour nous détecter. Les contrôles seront renforcés, des tests d'immunité aléatoires pratiqués à tout va. Il deviendra de plus en plus difficile d'y échapper. Et puis, l'absence d'anticorps dans mon sang n'est pas la seule chose susceptible de me démasquer. Mes nausées ne sont pas uniquement le fruit de mon anxiété.

— Ça va ? s'inquiète Léanne en passant la tête par la porte de la salle de bain.

Je me retourne et lui adresse un pauvre sourire. Léanne.

Évidemment, en devenant Sarah je me suis interdit de rencontrer Mathilde. Je n'ai pu la jeter dans les bras de Teddy afin qu'elle occupât sa vie et ses pensées. Je sais aujourd'hui que sa présence à ses côtés n'a rien changé. Malgré tout, je n'ai pas renoncé à trouver au major une compagne susceptible de détourner son attention de Raphaël. Alors, Léanne a décidé d'endosser ce rôle.

C'est elle qui en a eu l'idée, un jour que je me désespérais de l'influence croissante exercée par Teddy sur l'homme de ma vie. Elle est prête à tout pour échapper elle-même à La Lame. Devenir la compagne de l'un de ses futurs chefs lui est apparu comme la meilleure opportunité d'empêcher son propre destin. Elle espère réussir à corrompre de l'intérieur le fonctionnement de l'organisation, à dissuader le Commandant Lopez de conduire ses troupes d'élite contre nous.

« Je serai le malware infiltré au sein du système, m'avait-elle assuré, le ver dans le fruit. Je briserai La Lame avant qu'elle ne nous frappe »

Puisse l'avenir lui donner raison.

— Alors, tu l'as fait !

Depuis le seuil de la salle de bain, la jeune femme me considère avec une expression à la fois sévère et inquiète. Son regard inquisiteur me scrute, s'arrête sur mon ventre. Elle a compris. Je hoche la tête. Elle referme doucement la porte derrière elle, s'assurant de notre intimité, et s'avance dans la pièce.

— Tu as enfreint nos règles, constate-t-elle d'un ton où perce un léger reproche.

— Je ne suis pas la seule ! rétorqué-je. Les nôtres ont fait leur choix. Pour que l'Humanité garde confiance dans le vaccin, ils ont accepté de révéler notre existence. Ce sont eux qui ont dérogé à la première de nos lois !

— Mais ils nous ont malgré tout offert une porte de sortie, objecte Léanne, tous les Zianes qui n'ont encore subi aucune transformation doivent rester dans l'ombre.

— D'accord, mais tu sais aussi bien que moi que ça ne suffira pas ! Léanne, nous ne sommes pas parvenues à modifier la destinée des Zianes ! L'histoire ne se laisse pas distordre si facilement, nous n'avons que très peu de chance d'enrayer la suite des événements.

Je marque une pause, déglutis douloureusement. Ce que je m'apprête à avouer me coûte, mais c'est la stricte réalité. J'ai sans doute échoué dans la mission de protéger les miens, il me reste l'espoir de conserver l'homme que j'aime. Je reprends, la voix tendue :

— Si tu ne réussis pas à contrôler Teddy et La Lame, si je n'arrive pas à les empêcher de faire de Raphaël un tueur, ce bébé sera peut-être ma seule chance de survie.

Le regard de Léanne s'assombrit brièvement, mais elle acquiesce d'un bref signe de tête.

— Je comprends... admet-elle, laconique. J'aurais mauvaise grâce à te reprocher de vouloir sauver ta peau. Mais... Tu es consciente du risque que tu prends ?

Je garde le silence. Le risque... Le reprofilage génétique s'étend à nos cellules reproductrices, nous transmettons à nos enfants notre ADN modifié. C'est ce qui permet aux Zianes de faire souche au sein des colonies, loin du vaisseau Mère ; c'est aussi ce qui, en théorie, nous rend compatibles avec les espèces endogènes. Il en est ainsi depuis toujours et je suis prête à parier qu'en dépit des interdits, de nombreux hybrides ont vu le jour au fil des âges. Des enfants dont personne n'a jamais soupçonné le métissage. En quoi le mien serait-il différent ? Quelle est la probabilité qu'il vienne au monde avec des caractères de Ziane reconnaissables au premier regard ?

Infime ! Je veux m'en convaincre. Je n'ai pas été exposée au vaccin, il n'y a aucune raison... Pourtant, Raphaël, lui, l'a été. Il pourrait avoir transmis au bébé le facteur qui inhibe le reprofilage. Le sérum, lui aussi, est un malware. Un malware génétique, et si... Je secoue la tête ; de toute façon, il est trop tard. Quelle que soit sa future apparence, cet enfant grandit déjà en moi. Ce doute, il me hante depuis la première seconde, mais pour l'heure il me faut le faire taire. Seule la naissance pourra désormais le balayer.

— Raphaël est au courant ? me demande Léanne.

— Pas encore, je voulais être sûre que... Que cette grossesse était vraiment possible.

— Tu es enceinte de combien ?

— Un peu plus de dix semaines.

— Bah ! À ce stade, je pense que tu peux être rassurée. Si l'hybride n'était pas viable, ton corps l'aurait déjà rejeté.

Je me crispe légèrement, cette manière sans fard de décrire la situation me glace. Mais Léanne a raison, c'est bien de cela qu'il s'agit. Je sais en outre que, même si elle ne m'approuve pas, elle ne cherche nullement à me blesser. C'est juste sa façon pragmatique d'envisager les choses et de les remettre à leur place.

— En tout cas, ça te laisse assez de temps pour préparer le futur papa. Si jamais votre enfant était... Je me demande...

Elle s'interrompt, semble hésiter, reprend avec une pointe d'indécision :

— Je me demande si tu ne devrais pas lui dire tout de suite que tu es une Ziane. Il ne fait pas encore partie de La Lame, après tout. Le meilleur moyen d'empêcher qu'il ne l'intègre serait peut-être de lui avouer la vérité.

Cette fois, je ne peux réprimer un violent sursaut. Mon cœur s'affole, tandis que déferlent les souvenirs de mon ancien moi. Je revois la rage dévastatrice de Raphaël, son regard brûlant de haine lorsqu'il avait compris ce que j'étais. J'entends sa voix glaciale, ses paroles meurtrières, chargées de dégoût : « Tu. es. un. monstre ! »

Je ne veux pas revivre ça ! C'est précisément pour l'éviter que je suis remontée à la source. Tout mon être se révulse à l'idée de le provoquer moi-même. Pourtant, Léanne n'a pas tort. Dans cette version de l'histoire, il était alors sous l'emprise de La Lame. Son conditionnement avait étouffé jusqu'à la dernière bribe des sentiments qu'il éprouvait pour moi. Ce n'est pas encore le cas aujourd'hui. Notre amour est fort, assez pour qu'il oublie mes différences, qu'il accepte ce que je suis. Et puis, c'était le sentiment de ma trahison, bien plus que la révélation de ma nature, qui avait déchaîné sa fureur.

Peut-être ferais-je mieux, en effet, de cesser de vivre dans le mensonge. Peut-être devrais-je faire confiance au lien qui nous unit. Mais suis-je prête à prendre le pari ? Léanne semble percevoir mon incertitude.

— Réfléchis, suggère-t-elle, mais ne tarde pas trop. Si ce que tu m'as raconté est exact, il nous reste à peine quelques mois avant la résurgence. Nous allons devenir de parfaits boucs émissaires et Bartoli jettera les fondements de La Lame. Ensuite... Il sera sans doute trop tard.

J'opine du chef, envahie d'un profond découragement. Je ne le sais que trop. Je tente néanmoins de me raccrocher à l'infime espoir qui subsiste encore.

— Mais d'ici là, objecté-je d'une voix un peu tremblante, nous pourrions réussir à dissuader nos hommes de devenir des tueurs.

Avec un pâle sourire, Léanne pose sur mon avant-bras une main ferme et rassurante.

— On va essayer ! affirme-t-elle avec une conviction qui me réchauffe un peu le cœur.

Pourtant, dans son regard vert voilé de doute, je ne lis qu'une assurance de façade.

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