Dimanche 17 Mars au Samedi 20 Avril 2019

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DIMANCHE 17 MARS 2019

Fin de matinée.

Avec une seule valise pour tout bagage, Eun-jung passe la porte des arrivées, sort de l’aéroport de Marignane et prend un taxi. Pendant le trajet vers Martigues, elle regarde avec curiosité les collines arides entourant l’étang de Berre et fait un peu la grimace en découvrant les nombreuses raffineries implantées dans la région.

Eun-jung descend du Taxi devant l’entrée du camping ou réside Aimé et y rentre à pied en se dirigeant à l’aide d’un plan griffonné par Dounia sur un bout de papier. Elle remonte une allée bordée de mobile homes puis s’arrête au niveau d’une Clio bleu marine garée devant l’un d’eux. Le patio en bois au toit de tôle ondulée équipé d’un hamac, le vestige de barrière en bois peint en vert et orange : c’est bien celui-là. Elle longe la petite construction de style tropical, sourit en découvrant l’arrière du terrain en broussailles, marche sur le plancher en bois du patio vers la porte du mobile home et appuie sur la poignée ; Dounia avait raison quand elle lui a dit :

« Papa ne ferme jamais à clef.

Il dit que la tranquillité d’esprit que cela apporte vaut bien de prendre quelques risques. »

C’est avec émotion qu’Eun-jung découvre la modeste tanière de son homme en ouvrant les rideau… C’est un peu en désordre et assez mal entretenu mais pas autant que ce à quoi elle s’attendait. C’est petit mais touchant, presque uniquement décoré de souvenirs personnels ; photos de classe de Dounia et dessins d’enfant côtoient racine aux formes bigarrées et photos de voitures de courses. Sur des étagères, quelques bibelots, une rose des sables et divers cailloux polis, cinq bouteilles de Soju vides sagement alignés et de nombreux DVD de films, majoritairement asiatiques avec une nette préférence pour les Coréens.

Elle pose sa valise dans la chambre de Dounia, parcours du regard en souriant les très nombreux posters des membres de BTS puis se met au travail. Elle est entrain de balayer le patio quand un homme arrive, l’air soupçonneux :

— Bonjour. Aimé est là ?

— Bonjour… No, he is not there. (Non, il n’est pas là.)

— Pardon ?

— Ha… Sorry. Aimé n’est pas ici.

— Je peux vous demander qui vous êtes ?

— Et vous ?

— Euh… Je suis Federico, son voisin. Bégaie légèrement Federico un peu déstabilisé par son assurance.

Souriante, Eun-jung s’incline par-dessus la barrière du patio.

— Enchantée. Je suis la femme d’Aimé, Chae Eun-jung.

— Eh? Che cosa... (Hein ? Comment...) Je ne savais pas…

— Nous pas encore mariés mais bientôt. Sorry… Je parle pas bien Français. Je viens de Corée. Je vais… taking care… Ah oui ! Je vais prendre soin d’Aimé pendant le hôpital.

Il ne peut s’empêcher d’être soupçonneux :

— Il ne m’a pas parlé de vous.

— Listen Mister ! (Écoutez Monsieur !) Il sait pas je viens ici mais Dounia oui ! S’énerve soudain Eun-jung.

Remontant l’allée d’un pas pressé, une femme hèle Federico.

— C’est bon Federico ! Dounia m’a prévenu de sa venue. Puis arrivant à leur niveau : Vous êtes... Eun-jung ? C’est ça ?

— Oui, répond Eun-jung subitement souriante. Et vous… Angèle ?

— Oui. Désolée d’être en retard. Puis s’adressant à Federico : J’ai oublié de te dire. Eun-jung va rester là le temps qu’Aimé se rétablisse.

— Ah ! Désolé de vous avoir mal accueillie Mme Eun...?

— Chae Eun-jung, Eun-jung.

Eun-jung... Comme je sais qu’il ne ferme jamais à clef, j’ai pensé que peut être...

— C’est bien de voir ses amis font attention à sa maison quand il est pas là Monsieur Federico. Merci beaucoup.

Puis, Federico entre chez lui et Angèle rejoint Eun-jung sur le patio.

— Je vais vous aider. Vous voulez aller le voir tout de suite ?

— Eh non… J’irais demain. Aujourd’hui je veux… me reposer et prendre… How to say in French… feel the atmosphere… (Comment dire en Français… Sentir l’ambiance…) Sentir le am…

— Sentir l’ambiance ?

— Oui ! C’est ça… Sentir l’ambiance. Sorry. Mon Français est pas bon.

— Bien meilleur que mon Anglais ! Je n’en connais qu’une dizaine de mots. Dounia m’a dit que vous parlez plusieurs langues.

— J’ai fait études langues étrangères et je travaille dans tourisme… Alors je parle peut-être dix langues comme vous Anglais !

Les deux femmes rient de bon cœur.

………………….

Fin d’après-midi.

Assise sur le petit escalier en bois du patio, Eun-jung s’imprègne du jour tombant sur la pinède lui faisant face. Le thé qu’elle boit est mauvais, acre et trop peu parfumé. D’un climat pourtant plus tempéré que chez elle, l’air d’ici semble plus froid car humide, pénétrant la chair et les os de ses épaules. Pourtant elle se sent bien. C’est ainsi, c’est ici qu’ils vivent… Dounia et Aimé. Ils ne sont pas là mais elle se sent peut-être plus proche d’eux qu’elle ne l’a jamais été.

Un bruit de pas se fait entendre derrière elle ; c’est Angèle, mains chargées de canettes de bière, qui vient s’assoir près d’elle.

— Vous buvez quoi... du Thé ? Il doit vous paraitre bien mauvais. Tenez. Dounia m’a dit que vous aimez la bière.

— Oh, thank you! La bière c’est mieux pour « Smell the atmosphere. »

Les deux rient et boivent un moment en silence puis Eun-jung renifle l’air comme un jeune chien.

— The smell is … Sorry… La odeur est bon. C’est… comme l’herbe sur la viande…

— Les herbes de Provence ?

— Oui ! C’est ça… Herbes de Provence.

— C’est un peu normal vu que nous y sommes en Provence. Mais vous m’étonnez, moi je ne sens rien à cette époque de l’année. C’est au printemps que l’odeur de la Provence est la plus forte....

Angèle se lève, fait quelques pas et cueille au sol une brindille avant de revenir vers Eun-jung. Elle la lui tend.

— Ecrasez-là entre vos doigts et sentez.

Eun-jung s’exécute et son visage s’illumine.

— Hum ! C’est bon ! Je connais, c’est 로즈마리 (romarin) ! On met ça sur viande dans restaurants à Séoul. Mais c’est plus fort le parfum. Je savais pas c’est sauvage.

— La colline en est tapissée ! Il y en a moins mais on trouve aussi du thym, du fenouil sauvage, de l’origan, de la marjolaine...

— Maintenant je sais pourquoi le nom… Herbes de Provence.

Angèle ouvre deux autres canettes, en tend une à Eun-jung sur laquelle son regard reste fixé… jusqu’à en gêner son interlocutrice.

— Je… Il y a quelque chose sur mon visage ?

— Non... Enfin si ; vous êtes très belle. J’essayais de vous imaginer avec Aimé. Il a de la chance de vous avoir rencontré.

Eun-jung est prise d’un petit rire embarrassé.

— Merci… Mais c’est moi… j’ai la chance. Aimé me donne beaucoup. Tendresse et… Comment on dit en Français… self confidence.

— Confiance en soit ?

— Oui, il me donne beaucoup confiance en moi.

— Je suis heureuse pour lui. Espérons que ses problèmes de santé s’arrangent. C’est dur depuis deux ans.

— Oui… C’est beaucoup. Court silence, puis : Dounia m’a dit vous êtes comme un maman.

— C’est vrai qu’elle est un peu comme une grande sœur pour mes enfants. Je suis un peu triste sans elle... et jalouse de vous.

— Oh… Je suis désolée…

— Non, non ! Ne le soyez pas. Je savais qu’elle partirait un jour. Cela fait des années qu’elle rêve de vivre dans votre pays. Je suis heureuse et rassurée de savoir qu’elle y a rencontré des gens comme vous et votre fille.

— Je serais reconnaissante tout ma vie à Dounia.

— À bon ? Pourquoi ? Enfin, si je ne suis pas trop indiscrète…

— Non ça va. On était séparées deux ans avec Na-ri, ma fille. C’est Dounia et Aimé qui ont trouvé et réuni nous. Dounia et Na-ri c’est comme deux sœurs.

Angèle a une mimique un peu triste.

— Et bien… Maintenant j’ai peur qu’elle reste là-bas pour de bon…

— Mais elle viendra souvent ici ! Et moi j’invite vous à Séoul !

— Avec mon mari et mes deux enfants ? Le voyage en avion couterait beaucoup trop cher. Mais c’est pas grave ! Y’a Messenger et Skype ! Vous venez manger ?

— Mais…

— Pas de mais ! Le couvert est déjà mis pour v… Pour toi ! On peut se tutoyer je crois, non ?

— 그래 내 친구. Ça veut dire ; oui mon amie ! Ami en Coréen c’est « Chingu ».

— Allez viens « Chingu » ! Mon mari et mes enfants sont impatients de te rencontrer.

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LUNDI 18 MARS 2019

Le Centre Cardio Vasculaire d’Eyguières se compose d’un bâtiment sur 2 étages en forme de « U » de style provençal entourant le jardin assez maigrement fourni de l’entrée du Centre. On y accède par un portail électrique fait de gros tubes d’acier qui ne s’ouvre aux voitures qu’après avoir montré patte blanche au gardien par le biais d’une caméra et d’un interphone. Interdiction de sortir le soir tout comme des visites à ces heures… Aimé se sent très mal à l’aise ici, d’autant que la cuisine du lieu lui a refilé une gastrite qui perdure…

Debout derrière la porte vitrée donnant sur l’arrière du bâtiment, Eun-jung le regarde longuement qui prend l’air extérieur sur un banc, écouteurs aux oreilles. Elle a dû le chercher un petit moment avant de le trouver ici, assis tout seul dans le recoin le plus discret du centre. Il lui semble amaigri, fatigué et elle doit repousser la vague de tristesse que cette vision fait naitre en elle ; l’opération s’est bien passée, il n’y a plus aucun risque de crise cardiaque et il n’est plus seul désormais, elle est là. Se réjouissant à l’avance de la surprise qu’elle va faire à son homme, elle profite d’un rayon de soleil lui faisant fermer les yeux pour s’avancer en douce.

Esprit totalement absorbé par le niveau déraisonnable des décibels diffusés dans ses oreilles du titre « Black Bird » de la chanteuse Japonaise « Aimer », Aimé ne sent rien, ne voit rien. Il n’est que ces claquements secs de guitare qui déchirent le silence tels des déflagrations électriques avant de couvrir l’ensemble du monde de leurs hurlements métalliques. Tel Hauru du Château Ambulant de Miyazaki, il plane au-dessus de la furie destructrice, des explosions déchiquetant sans distinction humains, animaux et enfants. Chaque bombe le frappe aussi, lui arrache un bout d’humanité alors que le phosphore flamboyant fond les chairs. Chaque cri rauque d’Aimer la chanteuse lui vole un morceau d’âme à la vue de villages entier pris dans l’enfer de ces flammes synthétiques qui jamais ne semblent vouloir s’apaiser. Comme Hauru, il voudrait détruire ces obus intolérables, les dévier vers le néant avant qu’ils ne frappent aveuglément… mais lui n’en est pas capable. Il ne peut que regarder, qu’assister à l’horreur… Et quand, épuisé, à bout d’espoir de vie, il rejoint son Château, en ouvre une des portes et, titubant, tête légèrement tournée de côté, ôte ses écouteurs en ouvrant ses yeux baignés de larmes sur le calme du petit étang mitoyen ; Sophie n’est pas là, pas plus que Marko ou Calcifer. Alors sa bouche s’ouvre sur un mot, non… un murmure :

— Eun-jung.

— I’m here Aimé. (Je suis là, Aimé.)

Une décharge de 10 000 volts ne saurait le faire sursauter plus que ça. Manquant tomber du banc, il se retourne et la regarde avec les yeux écarquillés comme s’il voyait un être surnaturel. Assise près de lui, Eun-jung avance une main vers la sienne posée à plat entre eux ; il la retire vivement.

— Qu’est-ce que tu fiches ici…

Eun-jung comprend instantanément qu’elle n’est pas la bienvenue. Dans le fond elle s’y attendait un peu mais la douleur dans son cœur n’en est pas atténuée pour autant. Elle l’aurait giflé. Oui, elle l’aurait frappé si, se croyant seul, il n’avait murmuré son nom juste avant. Elle prend une profonde respiration ; le combat n’est pas gagné d’avance.

— Do you really … (Crois-tu vraiment que je laisserais l'homme que j'aime traverser ça tout seul ?)

— Je ne suis plus ton homme, tu ne l’as pas compris ?

Eun-jung accuse le coup. Elle ne s’y attendait pas à celle-là. Ça fait mal… très mal. Ça ébranle sa confiance, fait ressurgir sa culpabilité. Même si elle sait pertinemment que c’est faux. Elle le regarde, yeux humides.

— You're wrong… (Tu te trompes. Je ne suis peut-être plus ta femme mais tu resteras mon homme jusqu'au bout. Que ça te plaise ou non.)

Cœur serré, Eun-jung le regarde détourner la tête et porter son regard à l’horizon sans répondre ; il faut crever l’abcès, qu’elle trouve le courage d’en parler…

— Yes, that's right… I’m a slut ... (Oui, c'est vrai... Je suis une salope. Oui, j'ai joui ! J'ai crié de plaisir sous la bouche d'Hyun-ae. OUI ! Tu veux me punir pour ça ? Vas-y ! Frappe-moi ! Insulte-moi !) Puis d’un ton doux, suppliant : Do whatever ... (Fait ce que tu veux de moi mais... putain Aimé… parle.)

Aimé relève la tête et, la tournant un peu à l’opposé de Eun-jung, la secoue de droite à gauche d’un air irrité.

— Eun-jung… Je t’ai déjà dit que tu n’as rien à te reprocher. Ça n’a rien à voir.

— Stop pretending … (Arrête de faire comme s'il ne s'était rien passé ! Bien sûr que c'est ça le problème ! Ce serait quoi sinon ?)

Aimé se lève si brusquement qu’il chancelle, manque tomber et doit se maintenir au dossier du banc quelques secondes. Puis il se redresse, la regarde d’un air dur et se désignant d’un doigt nerveux, véhément :

— Le problème c’est ça ! Eun-jung… J’ai aimé vous regarder Hyun-ae et toi. Je vous ai aimé. Vous m’avez offert un des moments les plus merveilleux de ma vie. Je ne me lasserais jamais de vos plaintes amoureuses, de tes cris de plaisir. C’était des cris de bonheur et d’espoir. Tu comprends ? C’était des cris de vie et moi…. Tu ne vois pas ?! Tu ne sens pas ?! Je sens la mort ! Je pue la charogne !

Sous le regard soucieux d’une infirmière sortie fumer une cigarette à une dizaine de mètres d’eux, Aimé et Eun-jung s’affrontent du regard dans un silence qui s’éternise ; abasourdi pour elle de découvrir chez Aimé des pensées aussi sombres, presque soulagé pour lui d’avoir enfin exprimé à voix haute le mal être qu’il ressent chaque jour un peu plus fort depuis son réveil après l’opération. Il ferme les yeux et, soudain très las :

— Rentre à Séoul s’il te plait. J’ai besoin de savoir que tu es là-bas, que tu prends soin des filles et de Hyun-ae.

— Et toi ? Who will … (Qui s'occupera de toi ?)

— Je veux rester seul.

Aimé se retourne et s’en va. Passant devant l’infirmière, celle-ci regarde les larmes mouillant sa barbe puis Eun-jung qui laisse aller les siennes alors qu’il entre dans le Centre. Elle écrase sa cigarette dans le cendrier sur pied près d’elle puis vient s’assoir à côté d’Eun-jung qui tente alors de maitriser ses sanglots. L’infirmière allume une autre cigarette et la lui tend. Eun-jung incline brièvement la tête en remerciement et la prend.

— Tenez-bon. Certains convalescents sont comme ça, surtout des hommes. Il a besoin de vous et finira par l’accepter. Soyez patiente.

— Gomawo. Puis après un maigre sourire : Pardon… ça veut dire merci.

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MARDI 19 AU JEUDI 21 MARS 2019 2019

Par trois fois les jours suivants, Eun-jung retourne au Centre avec la voiture d’Aimé et par trois fois celui-ci refuse de la voir.

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VENDREDI 22 MARS 2019

Début d’après-midi au Centre Cardio Vasculaire…

Aimé et Angèle marchent dans l’unique allée faisant le tour du centre.

— Tu te sens comment ?

— Presque aussi solide qu’un flan.

Angèle éclate d’un rire si communicatif qu’Aimé en est atteint.

— Mais c’est vrai ! J’ai l’impression à chaque pas que mes jambes vont se liquéfier !

Angèle l’entraine vers un banc tout proche.

— Assieds-toi vite avant qu’on te ramasse à la serpillière !

Assis sourire aux lèvres, ils restent un moment en silence, lui les yeux dans le vague et Angèle le regardant.

— Ça se passe bien au camping ? Je veux dire…

— Tu parles de Eun-jung ? Ça va… Elle a l’air de quelqu’un de bien.

— C’est quelqu’un de bien.

— Pourquoi tu ne veux pas la voir ? C’est dur pour elle.

Aimé la regarde d’un air soucieux mais ne répond pas.

— Tu ne l’aime pas ?

— Oh si… C’est justement ça le problème.

Angèle fronce les sourcils.

— Attends… Tu rejettes une femme belle, intelligente, chaleureuse, volontaire au point de partir seule de l’autre côté de la planète dans un pays inconnu pour retrouver l’homme qu’elle aime… et pour laquelle tu as des sentiments ?! Il faut que tu m’expliques là…

— Justement, c’est pour toutes ces raisons. Regarde-moi. Je suis malade, je suis faible, je ne ressemble à rien. Qu’est-ce que j’ai à lui offrir ? Que des soucis et de l’inquiétude.

Angèle le regarde d’un air désabusé.

— Franchement Aimé, à te voir seul depuis si longtemps, je me doutais bien que t’étais un peu largué dans tes relations avec les femmes mais pas à ce point… Tu crois qu’elle ne te voit pas comme tu es ? Tu la prends pour une idiote ou quoi ? Si elle t’a choisi, c’est en connaissance de cause.

— Justement, qu’elle cause ! Qu’est-ce qui peut pousser une femme comme elle à choisir un raté comme moi ? J’ai beau tourner et retourner le truc dans ma tête, je ne comprends pas.

— T’es chiant... D’abord tu n’as rien d’un raté. Ensuite… D’accord, je me suis mal exprimée. Elle-même serait peut-être incapable de te dire pourquoi elle t’aime, ça fait partie des mystères du cœur féminin. Mais ce que je peux te garantir, c’est qu’elle t’a choisi tel que tu es et qu’elle sait très bien où elle irait avec toi… si tu voulais bien arrêter d’être con.

— Angèle… Tu ne sais pas tout.

— Quoi ? Tu lui as menti ? Tu lui as caché des choses ?

— Non. Je lui ai tout dit. Justement, je ne comprends pas qu’elle s’accroche encore…

— Si elle est en totale connaissance de l’état de la marchandise, c’est son problème à elle, ce n’est pas le tien. Ce n’est pas une gamine quand même !

Aimé se tait un instant, accablé.

— Tu as raison. Je me donne de fausses excuses. C’est moi... Je n’arrive pas à me sentir légitime à ses côtés.

— Mais de quelle légitimité tu parles Aimé ! La légitimité dans un couple, ça se construit petit à petit au quotidien pendant des années. Au début, il ne s’agit que d’amour et l’amour n’a rien de légitime ou de raisonné. Que tu trouves le courage de l’accepter ou pas reste ton choix. Elle t’a déjà choisi et tu n’as pas le droit de spéculer sur son avenir à elle pour masquer ta couardise ! Puis se levant brusquement : Allons-y. Tu commences à m’agacer.

Les deux marchent en silence, Angèle ayant passé son bras sous celui d’Aimé. Arrivés à l’angle du bâtiment, elle s’arrête et désigne du menton Eun-jung, assise seule de dos sur un des bancs bordant l’entrée du centre.

— Elle est assez têtue dans son genre ! Elle semble prête à t’attendre une éternité. Ne sois pas aussi cruel… Ni aussi idiot. P… Aimé ! Tu ne réalises pas la chance que tu as ! Si je n’étais pas mariée, une femme pareille me ferait presque regretter de ne pas être lesbienne ! Vas-y !

Poussé dans le dos, Aimé fait deux pas en avant puis se retourne vers Angèle, yeux brillants.

— J’ai un truc à faire dans le coin, je reviens dans deux heures. Va…

Angèle rejoint sa voiture garée tout près, monte dedans, met sa ceinture et la clef dans le contact mais ne la tourne pas ; à une trentaine mètres un peu en contrebas, Aimé arrive près de Eun-jung.

Celle-ci le voit et se lève brusquement sans oser le rejoindre encore, visiblement tendue. Il faut qu’il arrive plus près et tende une main pour qu’elle s’élance enfin dans ses bras. Une pointe de nostalgie pique le cœur d’Angèle ; c’était quand déjà, la dernière fois qu’elle s’est jetée comme ça dans les bras de son mari ? Cela fait longtemps… trop longtemps. Alors elle s’ébroue, démarre le moteur et roule, exprimant tout haut sa préoccupation du moment :

— Bon ! J’ai deux heures à passer... Mais qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire dans ce trou perdu ?

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VENDREDI 12 AVRIL 2019

Trois semaines plus tard en fin de matinée au Camping le Neptune.

Son moteur grondant doucement, la Clio d’Aimé descend doucement l’allée et se gare devant son mobile home dans un impeccable créneau. Dans l’habitacle, Eun-jung coupe le moteur et met le frein de parking. Elle doit le faire à deux mains ; une pour tirer sur le levier et l’autre pour appuyer sur le bouton à son extrémité, seule solution qu’elle a trouvée jusque-là pour le garder en tension. Depuis le siège passager, Aimé la regarde faire en souriant.

— Tu conduis bien Eun-jung.

— Do not mock … (Ne te moques pas de moi. Ta voiture est vraiment bizarre... inconfortable et fatiguée. Tu devrais la changer ou au moins la faire réparer.)

Le sourire d’Aimé s’agrandit.

— Je ne changerais rien. Elle me va parfaitement comme ça.

— At the wheel … (À son volant, j'ai toujours peur que quelque chose casse ; l'échappement est percé, il n'y a plus de suspensions… Même ce frein à main fonctionne à l'envers...)

— Cela s’appelle un frein à main à cliquet inversé, c’est très pratique pour certaines choses. Quant à l’échappement et aux suspensions, si tu savais à quel prix je les ai payés…

— A very low price … (Un très bas prix certainement... Il n'y a que les sièges de bien dans cette auto. Bon, on y va ?)

Eun-jung le soutenant, Aimé entre péniblement chez-lui ; Il est désormais aussi solide qu’un flan… mais guère plus. Quelques pas à peine et il est essoufflé, épuisé. Dans le mobile home, rien n’a changé… hormis la propreté éclatante des lieux. Il a du mal à maitriser la pointe d’agacement que cette constatation provoque en lui tandis qu’il s’assied sur la banquette.

— Tu n’étais pas obligée de tout nettoyer. C’était si sale que ça ?

— Aïgo! 그것은 … (C'était une vraie porcherie !) Le taquine-t-elle avant de continuer, sérieuse :

No, it wasn't … (Non, ce n'était pas tant de travail. Regarde, je t'ai acheté un rocking-chair confortable. Tu veux que je te l'installe dehors ? Il y a un beau soleil.)

— Eun-jung, tu…

— Or you can settle … (Ou bien tu peux t'installer ici et regarder un DVD le temps que je prépare le déjeuner. Je ne sais pas pourquoi ta télé ne marche pas. On pourra en acheter une autre si tu veux, je...)

— Eun-jung, EUN-JUNG ! Viens t’assoir près de moi s’il te plait.

Eun-jung le regarde, cœur battant, ne sachant pourquoi elle est si fébrile soudain, presque anxieuse. Elle s’assied près de lui.

— Tout va bien Eun-jung. Tu n’as pas à en faire autant, ça te stresse et ça me met mal à l’aise. Merci pour le rocking-chair, on va l’installer dehors pour les beaux jours mais tu sais ; j’aime beaucoup ma banquette, j’y suis habitué. Quant à la télévision, elle n’est là que pour lire des DVD. Il y a longtemps que j’ai banni télé et radio de chez moi.

— Pourquoi ?

— Je ne supporte plus les publicités, surtout les sonores.

— Some of them are funny. (Certaines sont pourtant drôles.)

— C’est vrai… Mais elles sont nocives à la santé publique d’encourager aussi fortement les comportements compulsifs. Rajoutes-y les journaux télévisés anxiogènes et la télé devient une très efficace machine à broyer les consciences. Il n’y a plus qu’à endetter les gens sur 30 ans pour un appartement et on obtient un peuple sage et obéissant…

Eun-jung le regarde, surprise.

— Are you … (Serais-tu un militant politique ?)

— Plus depuis la sortie de l’adolescence, non… Je suis beaucoup trop individualiste pour ça. J’essaie juste de suivre personnellement certaines de mes convictions.

— Communist?

— Plutôt socialiste mais je peux dire oui pour les besoins vitaux tels que l’accès à l’eau potable, aux soins, à une nutrition et des logements basiques. Pour le reste, je ne rejette pas le capitalisme.

Un silence s’installe, un peu méfiant du côté de Eun-jung qui finit par le briser :

— You know that … (Tu sais que chez nous, le communisme est très mal vu par les autorités.)

— Pas d’inquiétude avec ça ; ce ne sont que des convictions personnelles que je ne partage d’habitude jamais avec personne.

Aimé prend une main d’Eun-jung pour en baiser les doigts.

— C’est juste que je ne veux pas tricher avec toi… Bon, je dois trouver une infirmière pour changer les pansements.

— Non.

— Comment ça non ?

— Personne que moi te touchera encore. I’ll … (Je vais le faire.)

— Eun-jung…

— You do … (Tu n'as pas confiance ?)

— Ce n’est pas ça… Ce n’est pas très beau à voir…

— Shut up man… Show me. (Tais-toi l’homme. Montre-moi.)

Elle saisit le bas du polo d’Aimé et… il finit par lever les bras pour l’aider à l’ôter : depuis le sternum jusque sous les mamelons, sa poitrine est barrée verticalement d’une longue cicatrice brune qui donne une idée de l’importance de l’intervention chirurgicale. A sa base, un gros pansement étanche sert à recueillir les restes de liquide lymphatique qui s’écoule encore du dernier millimètre toujours pas cicatrisé.

Eun-jung s’avère si compétente à nettoyer la plaie et remplacer le pansement qu’Aimé s’en étonne.

— At the orphanage … (À l'orphelinat, les enfants se blessent souvent. C'est moi qui les soignais quand ce n'était pas trop grave.), explique-t-elle.

Le mollet droit d’Aimé ayant servi à ponctionner une veine possède une même cicatrice pareillement ouverte à sa base, qu’Eun-jung soigne tout aussi efficacement.

— Merci Eun-jung… Tu fais de l’excellent travail mais je devrais tout de même trouver une infirmière… Tu ne peux pas laisser éternellement ton travail à Séoul.

— I resigned. (J'ai démissionné.)

— HEIN ?! Mais…

— Être près de toi est plus important que le Seoul i Guest house.

— Eun-jung… Et ton appartement ?

— I left it. (Je l’ai rendu)

— Mais comment feras-tu quand tu vas rentrer ?

— Hyun-ae promised … (Hyun-ae m'a promis un travail. C'est elle qui m'a dit de tout laisser. Elle a un projet...)

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VENDREDI 19 AVRIL 2019

— Aimé, what is that... (Aimé, c'est quoi ça... Tu saignes ?)

Aimé tente de cacher le mouchoir taché de rouge qu’il tient en main mais c’est trop tard. Depuis qu’il prend des injections d’EPO, il expulse de gros caillots de sang en se mouchant. Connaissant la sensibilité des Coréens à la vue du sang, il n’a rien dit jusque-là à Eun-jung, tout comme il lui cache les nombreux petits hématomes sur ses avants bras dus aux prises de sang hebdomadaires. Ses veines sont si peu apparentes que les infirmières doivent fréquemment s’y reprendre à plusieurs fois…

— Don't worry too much … (Ne te fais pas trop de soucis Eun-jung, c'est provoqué par les piqures d'EPO mais elles sont nécessaires pour compenser mon manque de globules rouges.)

— EPO... Isn't that sports doping? (L'EPO... Ce n'est pas un dopage des sportifs ?)

— Si… Désolé, je ne pourrais pas participer aux prochains Jeux Olympiques…

— Idiot… You can't … (Tu ne peux pas t'empêcher de tourner ta maladie en dérision.)

—Tu préfèrerais que je me lamente sur mon sort à longueur de journée ? Tu sais que ça ne changerait rien alors autant s’en amuser, non ?

Il l’enlace tendrement. Grâce à la patiente d’Eun-jung, un terrain d’entente s’est installé peu à peu entre eux. Aimé lui permet désormais de s’occuper de tous ses soins. S’il a fini par accepter aussi que s’installe entre eux une certaine intimité affective dans la journée, il refuse par contre toujours de dormir avec elle la nuit venue.

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SAMEDI 20 AVRIL 2019

C’est le Festival annuel de Rap et de Hip Hop à Bucheon.

Invités par Wing, Hee-jung, Dounia et Na-ri qui ont un accès illimité aux coulisses sont particulièrement heureuses et excitées de pouvoir côtoyer de près rappeurs et break danseurs, Dounia ayant même son petit succès auprès de ces derniers de par son expérience de connaisseuse internationale. Comble de joie, Zico, son rappeur coréen préféré, lui est même présenté. De son côté Na-ri retrouve avec bonheur Sam, son petit amoureux qui réalise des prodiges sur scène en son honneur. Lil Cherry devant bientôt se produire, elle invite les trois amies à assister à sa performance depuis un côté de la scène, au plus près. Elle chante ‘’Mukkbang’’ puis à la surprise de tous invite Hee-jung à la rejoindre sur scène.

— 에야디야! … (Yo ! Si vous ne la connaissez pas encore, voici Hee-jung ! On va chanter ensemble "Pose ton cul", un texte original de mon amie sur lequel j'ai posé mon beat. Faites du bruit pour Hee-jung !)

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