Chapitre II

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Dans la pièce principale, Argane donna à Derfel une aumônière en cuir.

— Tiens, tu passeras ce remède à ma mère. Je t’ai aussi concocté une liqueur de melaesch. Pas besoin d’en ingérer, tu en verses à peine dans un mouchoir et tu peux anesthésier un taureau pendant des heures, lui expliqua la magicienne en lui tendant une fiole remplie d’un liquide jaune translucide. Te reste-t-il assez de cierges ?

— Oui. Je n’ai pas pratiqué de rituels depuis un bon moment.

— Balles en argent ?

— Idem, cela fait quelque temps que l’arquebuse ne m’a été d’aucune utilité.

Il soupira et passa sa main dans ses cheveux.

— J’ai fanfaronné hier devant la fée, mais cette bête s’avère réellement insaisissable. En deux ans, je l’ai à peine aperçue. Et je n’arrive pas à comprendre son comportement. Ce n’est pas habituel chez les bisclaverets de dévorer des humains.

— Vraiment ? s’exclama Yuna.

Surpris par le son de cette voix, Derfel et Argane se tournèrent vers la fillette. Ils n’avaient pas remarqué qu’elle était entrée dans la pièce.

— J’ai douze ans, je sais très bien ce qui se déroule dans les sylves et j’entends ce qui se dit au village. J’aimerais que vous me preniez au sérieux, et que pour une fois vous m’expliquiez les choses, s’agaça-t-elle sous le regard embarrassé de sa mère.

— C’est vrai que tu as bien grandi, Cerisette, souffla Argane avec bienveillance.

Yuna entrait dans l’adolescence, elle avait l’âge de comprendre. Argane le savait et marqua une pause, les sourcils légèrement froncés. La fillette devina qu’elle réfléchissait sur la bonne marche à suivre. Finalement, elle fit un signe de la tête vers Derfel qui sembla saisir ce que cela impliquait. Il se gratta nerveusement le crâne, puis, après une profonde inspiration, il s’agenouilla et expliqua :

— Eh bien, à la base, un bisclaveret est un être humain qu’un maléfice a changé en une créature semblable aux canidés.

— Canidés ? demanda Yuna.

— Il veut dire qu’il ressemble à une espèce de chien, commenta Argane, visiblement mal à l’aise à l’idée de révéler cela à sa fille.

— Sauf que celui-ci se tient debout, sur ses deux pattes arrière. Il a une taille et une musculature assez titanesque, des dents et des griffes acérées. Imagine un mélange entre un immense chien terrifiant et un primate massif.

— Les bisclaverets ne s’en prennent pas aux humains ? demanda Yuna.

— Ce n’est pas ce que j’ai dit, j’ai expliqué qu’ils ne les mangeaient pas. La plupart du temps, ils ne s’attaquent qu’au bétail. Leur humanité se rappelle à eux. Ce qui implique que dévorer un paysan reviendrait à du cannibalisme. Mais il doit parfois se défendre face à des bergers furieux. Les nuits de pleine lune, un bisclaveret est atteint de démence et endure des crises irrépressibles. Mieux vaut ne pas être en sa présence dans ces cas-là, car tu serais massacrée, lacérée. Mais celui qui hante actuellement la Bergésir semble s’alimenter de chair humaine. Ce qui se révèle surprenant est qu’il les avale entièrement en un clignement de paupières, sans rien laisser, pas même un vêtement ou une tache de sang.

Yuna suivait avec avidité le récit du chasseur. À l’évocation du monstre, une boule se formait dans son ventre, mais en même temps, un frisson de plaisir lui traversait l’échine. C’était à la fois terrifiant et excitant.

Prise dans sa réflexion, elle n’entendit pas qu’on toqua à la porte. Un messager entra dans la chaumière en se raclant la gorge.

— Excusez pour le dérangement, messieurs dames. L’aubergiste m’a indiqué que Derfel Mézec se trouvait ici. Il vient de recevoir une lettre urgente de Ligneux.

— Me voici, répondit Derfel.

Il se saisit de la missive, la décacheta et lut rapidement. Les traits de son visage se contractèrent.

— Je dois y aller, annonça-t-il d’un ton grave. Je tiens une piste sérieuse.

Il rassembla ses affaires.

— Tu vas d’abord auprès de Mamette lui passer le remède, n’est-ce pas ? Tu as dit hier que si le bisclaveret l’attaquait elle serait très faible, s’affola Yuna que l’agitation du chasseur ramena à l’instant présent.

— Cerisette, si je parviens à le tuer, rien n’arrivera à ta grand-mère.

— Et s’il t’échappe, il se ruera chez elle !

— Non, parce qu’il ne sait rien à propos de sa fièvre et qu’il a très peur d’elle.

— Tu peux me le jurer ?

— Je te le promets.

Derfel enfila sa besace et saisit l’arquebuse.

— Et si j’y allais moi-même ? s’exclama Yuna, déterminée.

Argane et Derfel lui lancèrent un regard surpris.

— Que veux-tu dire, Cerisette ? l’interrogea Argane, soucieuse.

— Je pourrais aller chez mamette pour lui passer le remède !

— Mais tu n’y penses pas sérieusement ? ! s’écria sa mère.

— Et pourquoi pas ? Si je reste sur le chemin, je ne risquerai rien, assura Yuna déjà prête à partir.

— Certes, mais l’enchantement des fées ne fonctionne plus dans la clairière de ta grand-mère.

— Derfel vient de dire que le bisclaveret avait peur d’elle. Il ne se trouvera certainement pas dans les parages !

— Ça suffit Yuna, tu n’iras pas ! Point ! hurla Argane.

La fillette ne l’avait jamais vue aussi furieuse contre elle. Surprise, elle resta un instant immobile. Les larmes qu’elle retenait glissèrent sur son visage. Elle se rua dans sa chambre, refusant de pleurer devant tout le monde.

Honteuse de sa réaction, Argane s’écroula sur une chaise, la tête entre les mains. Derfel se précipita vers elle, la releva et l’enlaça.

— Je vais tuer cette bête, quitter le service de la reine et nous serons enfin une famille. On va en finir avec cette histoire ! promit-il, déterminé.

Le couple s’embrassa tendrement, se susurra quelques mots avant que le chasseur ne sorte de la chaumière.

Argane toqua à la porte de la chambre, entra d’un pas hésitant et vint s’asseoir auprès de sa fille. Recroquevillée sur le lit, Yuna cachait son visage dans ses bras.

— Ma puce, je dois te laisser quelques heures seule. Le maire m’a demandé d’assister à une assemblée. Je souhaiterais discuter de ce qui s’est passé quand je rentrerai. Je sais que j’ai surréagi et que tu m’en veux, mais essaye de me comprendre. Je t’aime, ma chérie.

Elle déposa un baiser sur le haut de la tête de l’enfant, qui resta de marbre. Le cœur lourd, Argane quitta la chambre et ferma la chaumière.

Yuna se leva et l’observa par la fenêtre s’enfoncer sur le sentier qui menait au centre du village. Son statut d’édivre de Draguilême l’amenait régulièrement à devoir assister aux conseils organisés par le maire. À l’origine, c’était sa grand-mère, Milréade, qui occupait ce poste. Mais lorsqu’elle a décidé de s’installer dans les sylves pour combattre cette bête, ce fut sa mère qui fut nommée à sa place.

La culpabilité serra les entrailles de la fillette. Elle comprenait que sa mère s’était mise en colère parce qu’elle avait peur, mais imaginer sa grand-mère seule et malade chez elle, tandis que cette créature traînait dans les parages, s’avérait insoutenable. Elle devait agir, et vite.

Elle entra dans la pièce principale et explora les lieux. Les vases de plantes médicinales, les fioles qui abritaient les potions que préparait Argane, des caisses de cierges et différents artefacts s’alternaient sur les étagères en chêne. À l’extrémité de la salle, un réseau de tuyaux et d’alambics en verre trônait sur une table massive. Les senteurs fleuries envahissaient la pièce. Yuna reconnut les herbes pour faire baisser la fièvre. Elle s’empressa d’en remplir une aumônière en cuir. Son corps entier frissonnait, comme pour lui signifier qu’elle commettait une erreur. Que fabriquait-elle ? D’une main tremblante, elle s’apprêtait à remettre le remède à sa place, quand l’image de sa grand-mère malade ressurgit. Elle prit une grande inspiration, s’enroula dans sa cape écarlate et s’échappa de la chaumière en direction de la porte des remparts qui menait à la Bergésir.

Un doute l’envahit : la sentinelle ne la laisserait jamais passer. Tandis qu’elle s’approchait, elle remarqua une charrette chargée de barils de légumes arrêtée devant l’entrée. Le maraîcher échangeait des banalités avec l’un des gardes. Yuna saisit cette chance afin de grimper discrètement dans le véhicule et de s’y cacher. Enfin, elle sentit la cargaison avancer et vit le châtelet disparaître peu à peu. Elle jaugea le trajet parcouru et sauta quand elle jugea se situer à une distance appréciable du village. Heureusement pour elle, la charrette gardait une cadence assez lente et elle atterrit sur le chemin sans égratignure. Elle vérifia dans sa besace que le remède s’y trouvait toujours.

Elle avait osé. Les tremblements l’étreignirent de nouveau. Un sentiment désagréable la submergea : n’était-elle pas en train de trahir sa mère ? En agissant ainsi ne risquait-elle pas de l’attrister ? Cette seule pensée oppressa sa poitrine. Draguilême ne demeurait qu’à quelques minutes de marche, elle pouvait encore changer d’avis. Mais elle songea à sa grand-mère. Derfel s’était révélé clair : il n’irait pas directement chez elle. L’idée que le bisclaveret pouvait se saisir de ce laps de temps pour attaquer la vieille magicienne la conforta dans son choix. Yuna inspira profondément pour se donner du courage. Les senteurs boisées des sylves lui prodiguèrent l’assurance qui lui manquait. Elle réajusta sa besace, releva sa capuche et, le regard déterminé, reprit le chemin vers les entrailles de la Bergésir.

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