Nuit des Fauves IX

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"Si, je te jure Corl! Sur la tête de mes enfants malades."

"T'as pas de gosses, Harrlowe" ricana le Sergent Kenway en abattant une carte.

"J'ai p'tet pas de gosses, mais je sais de quoi je parle." grogna Jack Harrlowe, feignant l'offense. "C'est mon cousin qui m'a ramené les estampes des îles du Croissant: des géants a tête de tigre!"

Ce fut au tour de Corl, qui fit tomber une carte avec une moue absente. Kenway ravala un juron en découvrant le symbole de la demi-lune, avant de revenir à sa main, concentré.

"C'est p'tet juste de la licence artistique, Harrlowe. Une représentation exagérée..." suggéra un Caporal Vockland au visage rougi par un coup de soleil tout à fait ridicule.

Le Caporal accompagna ses mots d'un haussement d'épaule, avant de se plonger corps et âme dans le fond de sa bouteille.

"Licence artistique?" pouffa Kenway. "Licence artistique?! Qu'est-ce que t'as bouffé, Vockland, du théoricien? Alors comme ça on se lance dans l'analyse dialectique?"

"Ferme ta grande gueule Kenway." grogna le Caporal. "Tu reconnaîtrais pas une pensée correcte si elle te tombait sur le coin de la tronche. Homéostasie tu crois qu'c'est un médoc."

"Et vous vous reconnaîtriez pas la vérité si c'était un poulet rôti sur un rebord de fenêtre et que vous aviez une dalle de trois jours." ajouta Harrlowe en jouant le coup gagnant.

Une volée d'insultes suivit son geste théâtral pour récupérer les cartes, et il salua l'assistance en exagérant un mouvement de main princier, se délectant de l'ovation.

Avait-il triché?

Bien sûr, qu'il avait triché.

Mitya poussa un long soupir. Assise un peu plus loin, les pieds dans l'encadrement de la fenêtre, bottes dans le vide, elle profitait à sa façon d'être coincée dans le poste de l'aile sud, qui surplombait toute une partie de la ville. Du tas, le seul qui n'avait pas un don particulier pour la fatiguer était Corl, qui se complaisait la plupart du temps dans un mutisme poli. C'était un homme délicat, qui aurait mieux trouvé sa place dans un ordre de moines qu'une caserne.

Bien sûr, Vockland était un vieux bougon, Harrlowe une créature suspecte, et Kenway... Kenway n'était pas particulièrement désagréable, mais parlait fort et beaucoup, et "s'illuminait" en société. Le fait qu'il soit techniquement le plus gradé dans une partie de carte n'aidait pas à tempérer ses ardeurs potaches.

Dans l'ensemble, quatre bons soldats avec des défauts.

Mais ensemble? Une partie de carte interminable et des fanfaronnades bravaches à ne plus savoir qu'en faire. Après une heure, n'étant qu'un être humain parmi tant d'autres, Mitya se fatiguait.

Ils étaient dans la tour depuis bientôt trois heures, et elle comptait avec impatience les minutes restantes en observant les étoiles.

Ce soir là, leur lueur était mate, difficile à discerner derrière les nuages. Les lueurs venant du port faisant écho à leurs constellations, petites flammèches rougeoyantes dans la nuit. Une immense tapis de briques et de toits de chaumes, flèches piquantes élancées le long du flanc de la colline, la ville avait des airs inquiétants, d'aussi haut.

Pourtant, c'était sa ville. Ses quartiers foireux. Un sentiment étrange la prenait toujours de regarder la ville d'un endroit aussi dominant. Lointain. Il y avait une clarté froide, une analyse peut-être un peu plus objective, à voir la ville d'en haut que par en dessous les toits. Et c'était une sensation alarmante pour un esprit tel que celui de Mitya, peu enclin aux visions d'ensembles et aux images de grandeur.

La fillette de la rue Bonpain connaissait chaque pavé de les avoir tant parcouru pieds nus, mais les toits lui offraient une vision hermétique de son monde qu'elle n'arrivait pas a réconcilier avec son passé. Quelque chose d'effrayant, dans la réduction de ce qui était, pour elle, l'immensité d'une ville-labyrinthe. D'un monde.

De son monde.

Quelle étrange sensation.

Son univers n'avait jamais été aussi vaste qu'a ce moment précis.

Et, au fil des jours, elle se rendait compte lentement qu'elle n'aimait pas ça. Elle aimait voir le dessous des toits. Les Gouttières percées. Le ciel. Enfermé entre quatre lignes de tuiles. Et reconnaître chaque brique fêlée.

Puis, ce fut le début.

Il y eut d'abord un tremblement quasiment imperceptible, qui fit relever les yeux en fente d'Harrlowe, et le chaos suivit. Le grondement retentit dans tout le palais, avant même que quiconque puisse en ressentir les effets. Une vague parcourut les pierres, comme un écho grotesque.

Ce fut le bruit d'une explosion qui les projeta tous sur leurs pieds, abasourdis et effrayés. Dans l'alarme, ils échangèrent tous des regards, et éclatèrent aux quarte coins du poste de garde en tentant d'identifier la source.

"Ça vient de l'aile nord, sergent!" couina Corl, en pointant un doigt vers la maçonnerie affalée d'une partie du Palais. Des volutes de fumée s'élevaient au dessus des murs éventrés, là ou les pierres avaient été projetées jusque dans la cour centrale.

Harrlowe ouvrit grand ses yeux en fente, pris d'un ricanement nerveux.

"Bordel de..." toussa t-il, incrédule et tétanisé.

Kenway, d'un geste expert, balaya une chaise pour se ruer sur une des lourdes arbalètes du râtelier bardé de lames, sans doute sans même savoir pourquoi.

Mitya, qui avait failli se perdre dans la contemplation, fut tirée de son état de choc par le son aigu de la cloche de garde, que le Caporal Vockland, une expression terrible sur le visage, maltraitait d'une main en renfilant son plastron de l'autre.

La scène aurait dûe être comique, le Caporal ayant un talent certain pour l'humour de type gestuel, et ce bien malgré lui, mais elle ne le fût pas.

"Merde Merde Merde Merde" grognait Harrlowe en se pressant, ses petits yeux écarquillés, son cerveau marchant sans doute à toute berzingue en se cassant les dents sur ce morceau trop dur.

Fronçant les sourcils, sans attendre les ordres que Kenway commençait à aboyer, elle prit sa pique, qui reposait sur le mur. En laissant sa main tomber sur l'anneau de la petite lanterne qui brûlait doucement à l'entrée, elle se découvrit tremblante.

Elle rata l'anneau une fois, mais pas deux, et sortit de la pièce à la suite des trois hommes, dont les uniformes mal fagotés volaient au vent alors qu'il se lançaient à grands pas.

Et, comme pour accompagner le chaos, les cloches des postes est et ouest retentirent pratiquement à l'unisson, remplissant la nuit.

Mitya n'en croyait pas ses yeux, ou ses oreilles, et si elle marchait aussi vite, c'était en partie pour ne pas se laisser le temps d'anticiper, ou d'essayer de comprendre.

Parce que les questions qui naissaient dans sa tête étaient bien trop nombreuses. Elle s'était longtemps demandé où une situation telle que celle-ci l'amènerait.

Et la réponse était claire.

Quand bien même, comme les autres, elle tentait de réagir noblement, elle pouvait le lire en chacun d'eux, tous ensemble, sans distinction d'expérience ou de caractère, sans certitudes aucune, tous s'élançaient dans les ombres avec la même expression préoccupante.

Ce n'était pas l’expression du courage, ou de la détermination, qui se dessinait en traits tirés sur leurs visages. Ce qui les poussait à courir vers l'aile Nord, c'était une vraie, une bonne, une grandiose panique.

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