Nuit des Fauves - III

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Les hourras étaient morts petit à petit, alors que la raclée s'était avec un decrescendo presque imperceptible changée en leçon. Les coups violents transformés en invitations, en attaques ralenties, déchiffrables, avaient entraîné Mitya dans une danse. Bien sûr, l’intérêt du public diminuant avec l'intensité des assauts, le cercle s'était défait, chacun retournant à ses exercices avec des regards entendus et, surprenamment, un peu de fierté dans le coin de l’œil.

Mais Mitya, épuisée, demeurait.

Et Yal Nal Sidh, marionnettiste, avec une grâce subtile et sans effort, conduisait ses mouvements. Acquiesçant parfois au contact du bois contre le bois, mais, souvent mécontent, répétant et répétant les mêmes mouvements jusqu’à ce que le corps éreinté de Mitya trouve la solution de son piège.

Bientôt, la danse de leurs deux corps ralentit, jusqu'au repos.

Ils n'avaient pas échangé un mot, et pourtant quelque chose en Mitya se sentit étrangement apaisé lorsque le Maître d'Armes lui adressa un signe de tête satisfait et abaissa son arme

"Bien."

Quelque chose, alors, fondit en elle, à la fois touchée et profondément désemparée, alors que l'Ashani s'éloignait vers d'autres obligations sans même lui accorder un regard de plus.

Elle était partagée entre un respect béat, une colère sourde contre l'ensemble de ses pairs, et une réaction allergique a cet accès soudain de sensiblerie.

Ah, et, bien sûr, une multitude de douleurs lancinantes reprirent leurs droits sur son corps. Elle tenta d'évaluer l'ensemble de ses maux, mais se perdit sur la route de ses bleus.

Où avait-elle mal?

Elle avait mal partout.

Voilà.

Un accès soudain de nausée la prit, et elle tenta de prendre un peu de distance, évitant intelligemment les regards de ceux qui l'entouraient, et qui, elle se le promit, allaient payer.

Le bruit du bois frappant sur le bois, comme une machine a cent bras s'abattant sur autant de boucliers, voilà ce qui résonnait dans les jardins ce jour là, alors que les membres de la garde répétaient leurs exercices sous le soleil de plomb.

De temps à autre, le Caporal Vockland aboyait un ordre de sa voix rauque et cassée, et une dizaine de soldats tombaient soudain au sol en position de planche.

Là, un duel captivait deux ou trois hommes, qui poussaient des encouragements tantôt sarcastiques, tantôt enthousiastes à la vue d'une bonne passe ou d'une provocation particulièrement culottée.

Les rires étaient gras, les insultes grossières, la sueur huileuse, mais quelque chose de chaleureux liait ces hommes et ces femmes dans leur effort.

Pourtant aujourd'hui, Mitya Ben Rook les détestait tous autant les uns que les autres.

Une fois assise sur le haut des marches de l'amphitéatre sommaire qui leur servait de lieu d’entraînement, elle prit de grandes inspirations en se débarrassant de son armure.

Il lui fallut faire de considérables efforts pour ne pas se précipiter dans cette tâche, mais elle ne se sentait plus la force de faire autre chose que de tomber dans la transe des basses besognes.

Elle se mit à batailler doucement contre les lanières de cuir, une par une, avec toute son attention déclinante. L'armure était lourde, et la sueur l'avait rendue poisseuse, glissante, désagréable sur la peau rougie de la jeune femme. L'enlever était devenu une nécessité.

Mais ses doigts ne réagissaient pas avec la dextérité qu'elle leur connaissait. Tout était plus lent, et plus difficile. Plus enflé.

Une main, chaude, doucement posée sur son dos, la ramena au réel en une inspiration de surprise.

En se relevant pour faire face au sergent Baldequin, elle s’aperçut soudain du mal de tête qui lui était monté, la prenant sourdement aux tempes, mais elle ne laissa rien transparaître

Si ce n'était un air fatigué, des yeux cernés, et de nombreux bleus.

Un temps.

"Trou du cul." finit-elle par cracher.

Le visage de Baldequin s'illumina, passant de la compassion à la surprise, avant de céder à l'hilarité. Il tenta de se retenir, par respect sans doute, mais lorsqu'il éclata d'un rire franc, Mitya lui envoya un coup de poing bien senti en plein dans les côtes.

Cela ne sembla faire qu'empirer les choses, alors que le rire se changea en quinte de toux. Après un instant, Baldequin se redressa, une larme au coin de l’œil, implorant d'une main tendue pour sa vie.

Cette fois, Mitya se retint. Un haussement de sourcil.

Difficilement.

"Je t'avais dit que c'était une tradition." dit Baldequin, s'asseyant auprès d'elle. "Ça c'est pas si mal passé!"

"Pas si mal?" les mots lui raclèrent la gorge. "... putain"

D'un regard, elle le menaça de toutes les tortures que son corps fatigué lui permettrait d'administrer.

Baldequin, les deux mains levées en signe de paix, lui jetait un regard patient.

Outrée, elle laissa échapper un grognement frustré d'entre ses dents serrées, avant de capituler enfin.

Elle tomba assise en un mouvement de désespoir profondément adolescent. Baldequin - elle n'osa pas lui accorder un regard - s'approchait déjà à son côté en catimini.

Le sergent pointait un doigt vers le terrain d’entraînement, en contrebas. On aurait pu peindre le tableau des hommes et de leurs ombres menant bataille sur les pavés et la possière de l'amphithéâtre. Le jour tapait sur les corps, et les sergents sur les simples troufions.

"Le Caporal Vockland, parait qu'il s'est évanoui, la première fois."

Mitya respira bruyamment. Cela convoquait une bien singulière image de ce caporal grassouillet a la moustache en brosse qui la laissa pensive, voire captivée.

"Harrlowe, ça allait, mais il a essayé de s'esquiver à chaque fois que c'était son tour pendant toute la première année. Il a pas fait long feu..."

Baldequin lui offrit un sourire en coin et un morceau de pain, qu'elle refusa. Elle accepta, à contrecœur, le sourire.

"Corl, c'était le plus drôle. Il a commencé a prier, comme ça, l'arme a la main, pratiquement en hurlant, comme pour faire face a la mort, après un ou deux coups sur la tête. Jusque là, on l'avait entendu chuchoter, au plus, et tout d'un coup, BAM, on s'est retrouvé avec un prêtre guerrier sur les bras. C'est toujours l'occasion de découvrir de quoi un humain est fait, une bonne et franche raclée. C'est pour ça que ça a continué. Que ça a pris de l'ampleur. C'est une sorte de tradition. Bref, ça nous fait l'après midi."

Mitya posa ses yeux fatigués sur Baldequin, et se passa la main dans les cheveux, poisseux de sueur. C'était une erreur, constata t-elle. Elle avait l'impression d'empoigner une pleine plâtrée de vermicelles.

Le Sergent Baldequin était un homme de taille moyenne, aux cheveux longs attachés en un chignon approximatif, portant une barbe de la couleur du bois mouillé, qui le vieillissait étrangement. Quelque chose en lui était doux, malgré ses expressions lasses et ses manières un brin cyniques.

"Baldequin? Je sais ce que t'essaies de faire." elle fut surprise par sa propre voix, râpeuse, enrouée. "T'es en train d'essayer de me remonter le moral."

"Et alors, ça marche?"

"Et alors va te faire foutre." dit-elle avec un sourire. "Je viens de passer l'un des pires moments de ma vie, j'étouffe sous cette foutue carcasse de cuir, et je jure sur le cadavre pourri de l'Indiscible que toi et ta garde ducale je vous tendrais pas la main si vous tombiez dans un précipice et que j'avais des bras de vingt mètres."

"Ouch." acquiesça Baldequin en mordant, indifférent, dans son pain.

"Mais ça ira mieux demain." finit-elle en haussant les épaules.

"Tu le crois vraiment, ça?"

Le vent caressa sa nuque rougie, ravissant ses sens, et elle s'abandonna un instant a cette extase relative.

"Pas vraiment."

Mitya, ayant finalement réussi a se débarrasser de ses dernières pièces d'armure, se laissa glisser le long d'une marche, cherchant à masser son dos meurtri. La pierre était froide au toucher, ravivant ses douleurs mais soulageant sa peau brûlante.

Après quelques instants de silence, elle vit s'approcher une garde, Kirkpatrick, couverte de taches de rousseur, qui timidement lui porta un pichet d'eau et de quoi panser ses blessures, ainsi qu'une pommade a l'odeur de miel dans un petit pot de terre cuite.

Mitya la remercia en grommelant, mais laissa le tout posé a côté d'elle. Elle avait enfin trouvé le point parfait ou l'arrête de pierre de la marche sur laquelle elle s'était adossée roulait contre ses omoplates. Une douleur blanche lui tournait la tête, mais c'était une bonne douleur, dans laquelle elle se relâcha.

Baldequin, lui, mâchait consciencieusement son bout de pain, comme totalement étranger à l'activité qui bourdonnait sur le terrain d’entraînement. Comme si en cet instant, il n'appartenait à rien, lointain spectateur d'une danse qui ne le concernait guère.

Pourtant, Baldequin, le bon Sergent Baldequin, n'était pas plus paresseux qu'un autre. Il n'était pas non plus spécialement talentueux, une force que certains membres de la garde arrivaient à renforts d'économie à transformer en faiblesse. Il était simplement Baldequin, ni le meilleur, ni le pire d'entre eux. Pas le plus diligent, et pas le plus nonchalant Mais, certainement, le plus détendu. Le plus à sa place. Le plus parfaitement moulé dans son rôle.

C'était un bon sergent, le bon sergent Baldequin, et pour Mitya un bon ami, sans qui elle n'aurait sans doute jamais eu l'honneur d'entrer dans la garde Ducale, quels qu'aient été ses talents.

Elle l'en remerciait.

Ça n'en faisait pas moins un trou du cul. Sans doute cette opinion s'estomperait en même temps que la douleur et la fatigue, mais pour l'instant qu'on la laisse profiter de choisir un responsable facile à son mal-être. Qui ne soit pas elle.

"Au fait, Harrlowe a dix florins pour toi."

"Ha!" éclata Mitya d'un petit rire "Je savais que j'avais vu cet enfoiré prendre des paris. Jack Harrlowe, l'anguille la plus glissante de ce putain de pays. "

"Et il les a gagné. Il a parié sur toi."

Mitya haussa un sourcil.

"Il a parié sur quoi?"

Baldequin s'essuya les mains, un brin gêné, sur son pantalon. Puis, il tourna de grands yeux amusés vers Mitya. Un regard qui contrastait étrangement avec sa moue gênée.

"Il a parié que tu ne pleurerais pas." il haussa les épaules "Si j'avais su qu'ils prenaient un pari aussi stupide, j'aurais joué aussi. J'aurais pu gagner gros! Ha! Mitya Ben Rook? Pleurer ? Pah !"

Mitya grinça des dents. Ce n'était pas tant qu'Harrlowe ait pris des paris qui la dérangeait. C'était qu'il ait pris CE putain de pari là. Elle fulminait en son for intérieur, mais une voix froide parvint a franchir le seuil de ses lèvres sans trahir sa colère.

"Et on peut savoir qui a parié que j'allais pleurer?"

Soudain, Baldequin sembla se rendre compte de son erreur, et balaya la question d'un revers de la main, l'air gêné. La priorité semblait aller à sa besace, dont un rangement impeccable semblait être devenu d'une priorité CAPITALE.

Un instant.

Mitya hésita a lui jeter quelque chose pour le faire réagir, mais tout se paierait en temps et en heure, et il lui aurait fallu bouger, ce qui était désormais hors de question jusqu’à la fin des temps.

Doucement, baignée par les rayons caressants d'un soleil étouffant, elle ferma les yeux.

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