Nuit des Fauves - IV

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"Prêt, Sergent?"

Mitya eut un spasme soudain. Elle n'était pas sûre de s'être endormie ou pas, et du laps de temps qui avait séparé sa dernière pensée de celle-ci. Mais, alors qu'elle fit un quart de tour, elle ne trouva plus Baldequin seul, sur sa marche.

Elle ravala un juron, avec beaucoup de difficulté.

Le Duc Sigma était grand, sans l'être beaucoup. Pourtant, quelque chose de son physique écrasait ceux qui se tenaient près de lui. C'était un homme mûr, entre la quarantaine et la cinquantaine, aux cheveux en bataille et dont l'imposante barbe avait pris des accents poivre et sel. Sous une tunique d'une simplicité spartiate saillaient des muscles imposants qu'il avait entretenu au prix de la sueur jusque dans ses années de faste. Il n'était pas gracieux, trop anguleux et trop brut, mais quelque chose dans son maintien trahissait une assurance humble qui forçait le respect.

Sa voix était rauque, et profonde, et son accent brut, tout droit descendu des remparts du nord, lui faisait rouler les syllabes comme roule l'écume, lui donnant parfois des airs de vieux marin. Seul, son port, militaire, fier, aurait trahi son noble statut de Duc.

"Oui, mon Général, si vous me faites le plaisir de me ménager."

Baldequin lui souriait avec la même touche d'insolence qu'il souriait au reste de la planète. Il était le seul a l'appeler Général. Voilà bientôt dix ans que Sigma avait été fait Duc.

"Hors de question." railla le Duc avec une intensité tranchante, s'avançant au pied des marches.

Mitya paniqua soudain, le sentant passer a quelques mètres d'elle, et elle se sentit idiote de les avoir ainsi fixés. Sans nul doute qu'il l'avait remarquée.

Pour un garde du Palais, pas de plus stupide faiblesse que d'être intimidé par son Seigneur, mais tel était a cet instant précis l'ironique fardeau que Mitya avait à supporter.

Elle était là depuis si peu qu'elle n'avait pas encore été immunisée. Pourtant, le seigneur Athos Sigma ne s’embarrassait pas de protocole. C'était un homme simple et brut. Le décor du palais en souffrait d'ailleurs, puisqu'il semblait résolu à ignorer trois cent ans de développement de l'art du décor intérieur, ce qui – apparemment, rendait l'intendant plus chèvre que biquette.

Dieu merci, il ne lui avait pas adressé la parole.

"Ah, voilà la recrue... Rook?"

Mitya se tétanisa.

"Ben Rook, sire" ajouta Baldequin, sentant la déconfiture de son amie, souriant presque.

"Mon maître d'armes ne vous a pas laissé indifférente, je vois." avança le Duc d'une voix grave, ne laissant transparaître aucune plaisanterie. Comme factuel, ses yeux étaient froids et son expression grave.

"Oui, euh... Sire. J'ai beaucoup appris."

"Appris..." soupira Sigma "Mes condoléances. Mais il vaut mieux être son élève que son ennemi, ça, j'en suis convaincu. Il mérite son salaire. Quoique je ne sois pas sur que je le paie vraiment...."

"Merci... Sire"

Comme s'il s'était agi d'un animal sauvage, elle n'osait plus bouger. Mais cet homme, malgré ses airs ténébreux, semblait tout à fait à son aise au pied de ces marches parmi des hommes du peuple aux épaules carrées et aux idées bourrues.

Le piège aurait été d'oublier qu'il s'agissait d'un duc. Sans doute était-ce une manœuvre politique habile. Ou peut-être pas.

Quoi qu'il en soit, Mitya résolut de se méfier.

Par dessus l'épaule d'Athos Sigma, qui enfilait a présent sa paire de gants, le Sergent Baldequin lui adressa un grand sourire mutin.

Un jour, il la tuerait. Ou elle le tuerait. L'idée était séduisante.

Ah, oui, voilà. Elle allait devoir trouver un moyen de faire disparaître le corps, alors.

Elle soupira, chaudement, roulant contre la marche, apaisant les nœuds dans son dos, la douleur résonnant jusque dans sa nuque.

En temps et en heure, tout se paierait.

--

Ils prirent place dans l'arène.

Deux silhouettes minuscules. Baldequin, face à cet homme du nord, au physique tranché, paraissait étrangement fragile. Sa garde basse contribuait à lui donner l'apparence d'un gamin, vu de loin. Celle, plus assurée, plus précise, du Seigneur, le rendait imposant.

Ce n'était pas la première fois que ces deux hommes combattaient.

La lutte démarra lentement, alors qu'ils passèrent un long temps à se scruter. La bataille, entre deux hommes proches, se connaissant pratiquement depuis la naissance de Baldequin, était tout autant psychologique que physique, tant ils savaient tous les tours et toutes les mélodies que leur adversaire pourraient leur jouer.

Ce fut Athos, le premier, qui se fendit d'un coup que le Sergent bloqua de justesse, pris de court, persuadé d'être tout juste hors de portée. Inondés par le soleil, leur combat s'engagea.

Athos était un homme martial, aux engagements précis et puissants. Pour son âge, il jouissait sans nul doute d'une vivacité hors du commun. Ses yeux lançaient des éclairs, et, patient, il demeurait aussi avare d’assauts que d'esquives, jaugeant impeccablement des distances. De nombreuses fois, l'assaut se termina avant même d'avoir commencé, un coup fusant dans l'espace vide. Et puis, un bleu et quelques jurons.

Baldequin, lui, semblait plus rugueux, plus impoli. Pourtant, agile, s'il semblait continuellement en difficulté, il tenait bon. C'était un remarquable exemple du talent du Seigneur, que de voir Baldequin, bon combattant, poussé ainsi dans ses retranchements.

Pourtant, Parfois, le sergent, débordé, lançait une fente ou une contre-attaque fructueuse, qui résonnait contre le plastron du Seigneur. Et nul n'était jamais plus surpris que lui-même.

En réalité, avait déjà remarqué Mitya, le Sergent Baldequin avait un certain talent pour toujours sembler à l’extrême limite de ses capacités, et s'en dépêtrer admirablement. Elle soupçonnait depuis longtemps le sergent de dissimuler une réelle compétence et une intelligence aiguë derrière des manières de corniaud.

Étudiant le combat, se prit a soupirer sur son inexpérience. Cette journée ne faisait que lui démontrer, instant après instant, qu'elle avait encore devant-elle un chemin sinueux à parcourir.

C'était une sensation frappante de vérité, mais comme beaucoup de celles-ci, elle n'en était pas moins formidablement désagréable.

Elle frissonna en repensant au long bâton de Nal Sidh, et à la ronde.

A croire que certains moments d'une vie sont juste irrécupérables.

Son oreille se dressa, cette fois à cause d'un bruit familier. Le tintement joyeux de florins d'or précéda le Caporal Harrlowe d'une demi-lieue. Mitya pouvait presque sentir l'odeur de l'anguille extatique.

Jack Harrlowe avait un visage a attirer la garde sur le principe, alors plutôt que de subir contrôle sur contrôle, il avait choisi de changer de camp, juste pour être sûr. Un sourire pirate entouré d'une barbe de trois jours d'un noir corbeau se découpait sous un nez qui figurait plus un bec qu'autre chose. Il n'était pas laid, si on aimait le genre bandit, s'était déjà fait remarquer Mitya, avant de réaliser ce que cela suggérait avec une pointe de dégoût

"Ben Rook! J'ai une surprise pour toi qui va faire ta journée!"

"Putain Harrlowe, je crois que ma journée est déjà faite. Donne moi mes dix putains de florins, et la prochaine fois que tu prends des putains de paris sur l’état de mes sentiments je te jure que je t'arrache les..."

"Wow, wow, wow, on se calme troufion!" railla Harrlowe en feignant d'être offensé, trahi par un rictus au couteau. "Voila ta part, et de rien."

Une petite bourse vola, s'écrasant sur les marches en émettant un son cacophonique. Mitya n'avait même pas envisagé de lever le bras pour l'attraper, préférant se mirer dans un regard noir.

"Tu sais ce que t'es, Harrlowe? T'es un putain de poisson scie."

"Je suis un gentleman, Mitya." répondit Harrlowe, en une révérence sarcastique, prenant congé.

"Ha!" Elle faillit s'étouffer. "Un gentleman!"

Après s'être reprise de ses émotions fortes, elle se redressa enfin, tirant vers elle le pichet d'eau fraîche. Elle plongea dedans ses deux mains rougies et poisseuses, et se sentit tout de suite soulagée.

Alors qu'elle lavait consciencieusement et une par une chacune des brûlures que le cuir de son carapaçon de fortune avait laissé sur sa peau, son visage froissé par la douleur mesquine dont les petites blessures ont le secret, elle fut attirée par une silhouette inconnue, descendant l'allée principale, petite ombre noire sous les cerisiers.

La première chose qu'elle remarqua, au loin, fut sa démarche gauche, et méticuleuse. Chaque pas semblait calculé, évalué, alors qu'il avançait doucement sur les graviers, soutenant chaque mouvement de sa jambe droite avec une petite canne.

Étrangement, l'état état présent de la recrue Ben Rook força Mitya à une empathie peu caractéristique. Pourtant, elle ne parvint pas a distinguer plus de détails. En toute probabilité, elle devait déduire que ce jeune homme n'était autre que leur fameux invité mystère.

Le futur Chevalier.

Léo Borderouge.

Héros de la nation, survivant, et tueur de sourceliers.

Pourtant, remarqua Mitya avec une pointe de cynisme, d'aussi loin, ainsi découpé sous les cerisiers, avec sa démarche cagneuse, pour un héros de guerre, il avait l'air tellement...

Vaincu.

Mitya soupira. Elle ne put s'empêcher de compatir.

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