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*Hana*

 ⸺ Faut que je te parle d’un truc.

Quiconque doté d’un tant soit peu de curiosité serait devenu fou face à un tel prélude qui ne pouvait annoncer qu’une centaine de choses mirobolantes toutes aussi incroyables les unes que les autres, et je ne faisais pas exception. Malheureusement, une main sortie de nulle part s’empara de la mienne et m’emporta hors de la chambre.

Un demi-sourire enjoliva les traits d’Aaron devant ma mine désappointée.

⸺ Fais pas cette tête, va…

Qu’est-ce qu’il croyait, lui ? Il venait tout juste de m’arracher au plaisir de savourer les secrets d’autrui, et il se permettait de rire de moi ?

Son sourire s’agrandit en entendant le silence éloquent de ma réplique.

Je secouai la tête, puis la tournai pour dissimuler mes lèvres étirées. Qu’il n’aille pas croire qu’une minuscule fossette suffisait pour lui faire gagner la partie, ce sale truand.

Le nez piqué au sol, je ressassai les évènements ; je me rejouai la scène, tentant d’ignorer cette chaleur qui avait brûlé ma gorge, enflammé mes joues et mes yeux avant de s’évanouir en fumée le grain de sables suivant.

M’avoir éloigné de Liam n’était peut-être pas une si mauvaise chose, finalement. Au Kraôl leurs cachotteries ! Je n’avais pas besoin de tout savoir, pas vrai ?

Au fond, ce que je désirais vraiment, c’était…

⸺ Un moment de calme. Pas longtemps, juste…

Juste le temps d’oublier le monde qui m’entourait, d’oublier le Clan, Liam, son père et tous les autres, d’oublier… d’oublier le fantôme de cette rage qui me tourmentait, d’oublier le vide qu’en moi le Lien laissait.

⸺ Si tu veux un endroit calme, je connais un endroit, me glissa Aaron.

Je lui adressai toute mon attention.

⸺ Je peux ?

Un murmure, une caresse. Je hochai la tête.

Ses doigts s’enroulèrent autour de mon coude, ruisselèrent à mon poignet et le tractèrent à leur suite alors qu’il m’encordait à son escapade.

 Notre duo s’enfonçait dans les grottes, toujours un peu plus loin, toujours un peu plus profond. Un bruit régulier de gouttes d’eau plique-ploquait à intervalles réguliers, couvert par le son de nos respirations superficiels.

À la suite du Renard, mes occupations s’étaient divisées en quatre parties : la première ; évidemment, consistait à regarder où je mettais les pieds. La seconde consistait à asperger copieusement d’injures et de malédictions en tous genres simultanément Aaron et le chemin qu’il me faisait prendre ; tandis que la troisième et la quatrième se réjouissaient de l’occasion, tantôt pour la curiosité de savoir de quoi il en retournait, tantôt pour le plaisir qu’engendrait l’idée de me retrouver seule avec le berger du troupeau (dire mon berger susciterait des idées déplacées aux plus malveillants – par exemple Liam, lorsque lui et moi nous serions reconciliés –, quoique je demeure le seul mouton du troupeau dans la métaphore ci-présente).

Enfin, mon calvaire prit fin. Mes pieds retrouvaient l’agrément de se retrouver parallèle, et rien au monde n’aurait pu me faire plus plaisir en cet instant précis.

Je voulus jeter un coup d’œil autour, lorsque tout vira au noir.

Déjà qu’on n’y voyait pas grand-chose…

⸺ À partir d’ici, tu es aveugle.

À quel moment Aaron était-il passé derrière moi, je l’ignorais, mais le fait était que le souffle qui courait sur ma nuque ne venait pas définitivement pas d’en face – comment aurait-il pu, d’ailleurs ?

Je déglutis péniblement. Plus que jamais, j’étais consciente de notre proximité, de son torse à quelques pouces de mon dos, de ses avant-bras sur mes épaules. De son rire silencieux dans mes cheveux.

J’étais, au final, terriblement consciente de lui.

⸺ C’est malin ! me plaignis-je en lançant les paumes au ciel. Et comment je fais pour me diriger, maintenant ?

⸺ Je te guiderai.

Il fit soudain plus chaud en bas.

Je me débattis un peu pour la forme, abdiquai et finis par le laisser faire, me retrouvant à tâtonner dans le vide en suivant aveuglément – et c’est peu de le dire – la moindre de ses consignes.

 Soudain, la pression sur mes paupières s’envola et mes yeux furent libérés.

⸺ Tu peux ouvrir les yeux (ce que je fis immédiatement), on est arrivés.

Arrivés ? Mais où ?

Je croyais rêver. Littéralement. La grotte dans laquelle nous nous étions engouffrés offrait un inexplicable écho aux forêts embrumées qui peuplaient mes songes à la nuit tombée.

Au centre de la grotte, une source crevait la roche : l’eau avait érodé la pierre au décompte des Möks, sculptant un bol rudimentaire à même la roche. De l’or bleu se dégageait une aura lumineuse qui projetait dans toute la cavité un halo déguisant les sédiments de nuances bleutées. Au plafond, une pléiade de cristaux brutes s’encastrait dans les murs, rejouant le ciel nocturne. Un spectacle que je n’avais pas observé depuis presque deux Möks.

Une perle solitaire qui oscillait sur la bordée inférieure de mes cils dégringola sur le grain de ma peau.

⸺ Comment…

Le visage du Renard s’éclaira, visiblement content de lui.

⸺ Approche, tu vas voir…

Je me rapprochai du rebord à pas feutrés.

⸺ Regarde au fond.

Prêtant foi à ses instructions, je m’accroupis donc et me penchai au-dessus de l’eau : immergés à plusieurs pieds de profondeurs une quantité de macles encore plus impressionnante scintillait de mille feux.

⸺ Par les trois queues du Kraôl

Un rire résonna.

Aaron.

Assis par terre, un coude replié sur son genou et l’autre bras en rempart arrière, je ne l’avais jamais vu aussi détendu.

⸺ Qu’est-ce que c’est ?

⸺ On dit que c’est les larmes que la Melhéaïanoska verse pour chaque âme qui s’en va.

Des larmes ?

Au départ de chacune de nos âmes ?

Je restai interdite.

Que dire, en vérité ? Il s’agissait d’un beau conte. Pourtant, mes pensées restaient amères. Que pouvais-je y changer ? Inévitablement, celles-ci se racolaient au souvenir de ma ville, réduite en cendre. Les rues encombrées de dizaines de centaines de cadavres, toutes races confondues. La suie qui s’était étalée sur mes joues trempées de sel, la bile qui avait embrasé mon gosier. Suivant le cours d’eau, les mots dévalèrent le versant rugueux de ma langue et éclaboussèrent l’émail de mes dents :

⸺ Elle ne dit rien sur sa léthargie interminable, la légende ? Parce qu’au vu du nombre de cailloux là-dessous, elle a dû piquer un somme pendant un moment, ta Melhéaïanoska…

⸺ Pourquoi tu dis ça ? Il y a pas assez de mort pour toi ?

Pardon ?

Il avait la voix douce, ma réponse n’en fut que plus irritée.

⸺ Tu te moques de moi ? Il y a combien de cristaux, ici, quelques centaines ? C’est tout juste s’il y en a assez pour compter tous les tombés d’Arkën Soa !

Mes joues étaient devenues violettes dans l’atmosphère bleutée de la grotte, mais le contour de mes poings serrés restait toujours le même.

Comment pouvait-il seulement poser ce genre de questions ? Il avait vécu dans les bourgs ; il n’avait même pas l’excuse d’avoir grandi dans une cité enchantée isolée du reste du monde, pour l’amour des dieux !

⸺ C’est un peu présomptueux de penser qu’il n’y a qu’un seul lieu de recueillement pour la Fée de l’Aurore, tu crois pas ?

Mon agacement buta sur le son malicieux qu’avaient produit ses derniers mots. J’examinai Aaron avec un regain d’attention : son nez frétillait et ses iris pétillaient. Les signes précurseurs d’une nouvelle histoire.

La première fois que je l’avais entendu narrer l’une de ses fables, j’avais été époustouflée. Lui, ce Renard, apte à ensorceler une foule par la seule puissance de ses intonations ? Inouï. Depuis, j’avais appris à reconnaître les préambules escomptant l’arrivée d’une nouvelle légende, ces précieuses poignées de sables où l’ombre qui nous accablait tous s’envolait de ses épaules.

Je tentai de conserver mes habits d’indignation furieuse, mais le spectacle était trop rare pour que je les retienne bien longtemps : bientôt, le conteur entama son récit.

Malgré moi, je me laissai happer par ses inflexions envoûtantes. Je voguai au rythme de ses paroles, entraînée par le conte du premier Faë pour lequel la Melhéaïanoska avait pleuré, roulant sur les perles de sel qu'elle avait répandues, ensevelies par les siècles sous la roche pour se transformer en cryptes mortuaires dissimulées au commun des mortels.

⸺ On ignore combien de sanctuaires existent en Gaërwhenn. On sait qu’il y en a, c’est tout. Et ceux qui les découvrent se gardent bien de les faire connaître, en règle générale.

⸺ Mais, ces cristaux… ce sont les mêmes que ceux du camp, non ?

Les nuances de sa voix prirent des relents aigres.

⸺ Le Clan est un ramassis de voleurs et de mercenaires… Ça t’étonne vraiment qu’ils viennent ici pour les arracher ?

⸺ Tu n’es pas d’accord avec ça, observai-je.

⸺ J’ai pas dit ça… ! C’est juste… je veux dire, ces cristaux sont rudement pratiques quand on vit sous terre, y a pas à dire ! Mais…

⸺ Mais ?

⸺ Mais quand on est un pêcheur superstitieux, c’est toujours un peu pénible de voir ses croyances se faire piétiner, même au nom de l’utilité publique…

Je haussai un sourcil.

⸺ Un « pêcheur superstitieux » ?

⸺ Eh ! Tous les pêcheurs le sont un peu, tu sais ?

⸺ Je ne savais pas que tu étais pêcheur.

⸺ Mes matrones l’étaient. J’ai grandi dans un patelin de matelots et de morutiers, près de la Baie de Cendre.

La Baie de Cendre ?

Ô, dieux… Aaron venait des Villages Pêcheurs.

Un ensemble de hameaux disséminés sur toute la côte nord-ouest de la Gaërwhenn, séparés du reste du pays par une immense forêt, un bois enchanté qui abriterait les plus féroces créatures, les Fayes les plus malveillantes et surtout, les plus puissantes.

Des Villages, il n’en subsistait cependant qu’une poignée : les autres avaient disparus par le feu ou par les eaux – quand un navire étranger ne débarquait pas pour un pillage en bonne et due forme.

Un frisson désagréable dressa les poils sur ma nuque. La Baie était un pan sombre de notre histoire dont personne n’appréciait discuter – à part les soulards excités lorsque l’envie leur prenait de cracher l’écaille.

⸺ J’aidais ma mère à tresser les filets, tous les matins. Et puis, quand midi pointait le bout de son nez, je m’esquivais. C’était pas bien compliqué, faut dire : les adultes avaient trop à faire pour se permettre le luxe de zieuter les gamins en permanence… les vieux s’occupaient des plus jeunes et des nourrissons, mais ça s’arrêtait là.

Je songeai à ma propre enfance ; morveuse adoptée par un gentil couple de bibliothécaires dont l’unique volonté paraissait avoir été celle d’enfourner toutes les connaissances de leurs parchemins sous ma menue caboche.

⸺ J’ai passé mon enfance à explorer la Baie – elle ne s’appelait pas comme ça, à l’époque… je cherchais les bêtes, les Créatures.

⸺ Les Créatures ?

⸺ Les Fées, si tu préfères. Ou Feyes ? Vous avez un autre nom pour eux aussi, à Arkën Soa, non ?

⸺ C’est Fayes.

⸺ Ah. Oui… Bref. Aux Villages, réussir à chevaucher un kelpie est le plus grand honneur que tu puisses gagner. Ceux qui y arrivent sont considérés partout avec respect et admiration.

À ces mots, le Renard fit une pause dans son récit. Pensif, il vint chercher une mèche de cheveux qui reposait sur ma joue et l’enroula autour de son doigt, perdu dans ses souvenirs. La tête sur ses genoux, j’observai en contre-plongée le sourire rêveur qui ourla ses lèvres.

⸺ Ma mère était la meilleure, à ce jeu. C’est elle qui m’a tout appris.

⸺ Tu avais l’air d’avoir la belle vie. Pourquoi tu es venu ici ?

Les coins de ses lèvres retombèrent aussitôt.

⸺ J’ai dû partir.

⸺ Quoi ? Pourquoi ?

Il détourna la tête.

Après quelques grains de sables de perplexité, je tiltai enfin.

Je me redressai d’un bond.

Krâl, pardon ! Je suis désolée, je ne pensais pas, enfin, je ne savais pas… je veux dire… !

Mais quelle idiote !

J’aurais dû m’en douter, krâl ! Un Village Pêcheur… Mais par tous les dieux ! qu’est-ce qui m’était passé par la tête ?

Mon monologue intérieur devait ressortir de façon assez évidente pour que le Renard se sente le besoin de m’apaiser : en quelques mots, il m’assura que ce n’était pas du tout aussi grave que je me l’imaginais, et que, s’il ne souhaitait pas me faire part des raisons de son départ, celle-ci n’avaient rien du dramatique que sa formulation avait pu leur conférer.

Je le pinçai. Fort.

Le jeune homme glapit de douleur.

⸺ En quel honneur ? voulut-il savoir en frottant le carré de peau que j’avais meurtri au travers du tissu.

⸺ Si tu veux mentir, essaye de le faire bien, au moins ! Je ne suis pas née de la dernière pluie, tu sais ?

⸺ Je sais.

⸺ Tu sais ? Alors arrête.

⸺ Arrêter quoi ?

Aaron.

⸺ Hana ?

Copieur de réplique.

D’un geste vif, il plaça ses mains de chaque côté de mon crâne, de sorte que son nez rencontre mon front et que ses yeux soient plongés dans les miens – et inversement.

⸺ Quand je te dis que je vais bien, c’est que je. Vais. Bien. Ça fait plus de dix Möks, j’ai eu le temps de faire le deuil de cette vie-là.

Aaron déposa un rapide baiser entre mes deux sourcils avant de se décambrer.

⸺ La conversation n’était pas censée aller dans ce sens-là…

⸺ Sans blague.

⸺ Je voulais te donner un peu de calme.

Sa tendresse m’enveloppa dans une caresse, alourdit mes cils, qui papillonnèrent paresseusement avant de venir embrasser la bordée opposée.

⸺ Raconte-moi d’autres histoires…

Un ordre, un souhait, un murmure.

Un murmure, un souhait : un ordre auquel mon compagnon se plia avec dévouement.

Isolés dans notre bulle, folklore, légendes et anecdotes défilaient, comme si le reste du monde avait cessé d’exister.

Plus de guerre, plus de massacres… c’était une pensée audacieuse, dangereuse puisque trop tentant de s’y adonner, de s’oublier dans le confort qu’elle procurait…

Et pendant un court instant, je m’autorisai à y succomber.

 Ainsi me furent tour à tour dépeints et racontés la demeure de la Mère Endrômakha, souveraine de l’Oh almoy Ga – la terre des Défunts – où résidait son plus fidèle serviteur, le Kraôl, démon et guide vers la maison de sa maîtresse ; le passé de la Melhéaïanoska et son ascension au monde divin, les milles et une ruse du Cokhleönn di Elesperaâ pour s’infiltrer sous les toits des chaumières et dérober les rêves des enfants en échange de leur insuffler le destin qui les attendaient.

Et quand les histoires se turent, la mélodie chantante de deux respirations prit le relais, tournoyant et virevoltant au-dessus de deux jeunes gens songeurs. Lui le regard égaré ; moi les paupières clauses, afin de mieux savourer ses doigts agiles jouant dans mes cheveux et parcourant les landes de mon visage, dansant sur ma peau comme un couple d’oiseaux valsant au-dessus des nuages.

L’instant détenait entre ses doigts des parures de faërie, et j’espérais de tout cœur ne pas être dans l’une de leurs histoires. Car, du peu de ce que je savais, croiser une Faë n’augurait jamais une fin heureuse.

Mais il s’agissait de la vraie vie. Les Fayes n’importunaient plus les Hommes depuis bien longtemps, préférant à leurs farces le confort de leur anonymat. N’est-ce pas ?

N’est-ce pas ?

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