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 Je hurlais.

 Je mis quelques instants à reconnaître l'endroit où je me trouvais. Le feu, les cadavres, lui... tous disparus. Leurs ombres macabres firent place à une chambre rudimentaire ; une grotte aménagée à la spartiate que j'occupais depuis maintenant un Mök, jour pour jour (enfin, j'avais un peu perdu le compte, mais ça devait être quelque-chose qui s'en approchait).

Les doigts en râteau, je ratiboisai fébrilement les mèches de cheveux plaquées sur ma tête, avant de déposer ma main tremblotante sur mon front.

Lentement, je l'en retirai. Même dans la pénombre quasi-complète de la pièce, je pouvais voir ma paume briller de sueur.

Je décollai ma chemise humide de mon torse et l'enlevai avant d'inspecter mes draps. Ils étaient dans un état similaire à mes vêtements – un état déplorable et puant, donc –, mais aucun autre facteur ne semblait avoir interagi avec le tissu (inutile de m'appesantir sur le facteur en question).

Je soupirai, soulagé.

Enfin, je m'autorisai à considérer les deux silhouettes au pied de ma couchette.

De Ashe, je n'apercevais que deux billes claires qui brillaient dans la nuit (façon de parler) ; le reste se fondait dans le décor. De Aaron… je ne distinguais pas son visage, mais son torse clair se détachait de l’obscurité alentour, en contraste avec la peau sombre de son compagnon.

⸺ Ça va ? murmura le premier.

Est-ce que… ça allait ?

Non.

Pas vraiment.

Mais comment leur dire ?

J'opinai discrètement, oubliant qu’ils ne pouvaient pas – ou difficilement – me voir.

⸺ Qu’est-ce qui s’est passé ?

⸺ …

⸺ Tu te débattais comme le Kraôl ! Tu gigotais dans tous les sens en baragouinant des mots incompréhensibles.

⸺ …

⸺ … Liam ?

⸺ U-un mauvais rêve. Rien de plus.

⸺ Tu t'en souviens ?

Ashe m’étudiait soucieusement.

⸺ Non, mentis-je. Rien, rien du tout.

Je me souvenais de chaque mot, chaque image, chaque odeur, chaque toucher... je me souvenais de tout, dans les moindres détails.

⸺ Ce n'était qu'un rêve.

J'étais sans doute le plus à convaincre dans cette affirmation, mais ni Ashe ni Aaron n'étaient en reste.

⸺ « Qu'un rêve » ? railla ce dernier à voix basse. Et c'est fréquent, chez toi, ce genre de rêves ?

⸺ N-non, jamais.

Encore un mensonge – qui eut d'ailleurs plus de mal à sortir. Des cauchemars comme celui-ci, j'en faisais à peu près toutes les nuits, à quelques rares exceptions près. Seulement, je me réveillais généralement avant mes colocataires. Et le temps que la peur arrachait à mon sommeil me permettait de dissimuler les preuves de ces nuits mouvementées.

Mais pas cette fois-ci.

Pour que je parvienne à les réveiller tous les deux, j'avais dû m'agiter de manière particulièrement violente.

Ce qui n'était pas bon signe.

Pas bon du tout.

Pitié, faites que ça n'empire pas...

*

 Plongé dans l'eau chaude des sources, je me détendais enfin. L'or bleu et le savon mentholé avaient lavé de mon corps et de mon esprit les dernières traces de mes tourments nocturnes, déliant mes muscles et purgeant mes pensées.

Hypnotisé par les volutes argentées qui s'enroulaient autour d'elles-mêmes jusqu'au plafond, je me laissais aller à un temps de méditation bienvenu – quoique pas vraiment conscient. À dix-neuf Möks, j'avais l'impression d'en avoir cinquante de plus. Notre monde n’était pas fait pour les doux rêveurs, et l’innocence n’y survivait pas longtemps…

⸺ Et voilà, tu recommences à philosopher... C'est bien le signe que rien ne va plus, marmonnai-je à moi-même.

Parce que te parler à toi-même, ce n'est pas un problème ?

⸺ Oh, toi... râlai-je à l'intention de ma petite voix, qui affectionnait prendre celle de Hana dès lors qu’il s'agissait de se moquer de moi.

Et maintenant, tu entends des voix ? Mon pauvre Liam, ton cas empire de jour en jour... ricana Pseudo-Hana.

Cette journée commençait décidemment très mal…

*

 Le vacarme causé par l'entrechoquement incessant du métal me vrillait les tympans.

Contrairement à ce que j’avais pu croire, le Clan n’était pas un groupuscule de féroces défenseurs des droits humains dont l’activité impliquait une certaine hostilité à l’égard des dragons, mais plutôt une guilde de voleurs et mercenaires dont l’actualité avait temporairement décentré les intérêts pour regarder de plus près le conflit sous-jacent entre les ennemis héréditaires de la Grande Guerre.

Cela dit, il fallait bien avouer une chose : si certains ne se cachaient pas quant à leur opinion sur la question, nul ne savait précisément de quoi retournait l’objectif principal du Clan. Et pourquoi son accomplissement amenait ses membres à se frotter de plus près à la caillasse de Rohïshceinrs.

Or, pour affronter la faune et la flore belliqueuses de ces régions arides, il était impératif de s’endurcir… et cet endurcissement passait par un rigoureux apprentissage de la flamberge et de sa tenue en main.

Si je pouvais comprendre l’intérêt de pouvoir se défendre face à un individu querelleur ou quiconque vous cherchant des noises, j'avais, je l'avoue, encore du mal à comprendre l'intérêt d'une arme au corps-à-corps face à un dragon. Sans enchantement, une épée ne servait pas à grand-chose… Mais perdu pour perdu, pourquoi ne pas nous cantonner aux armes à distance qui nous offrait au moins l’illusion d’une certaine sécurité – et avec lesquelles j'avais de toute façon beaucoup plus d'aise ?

L’idée me paraissait d’une logique qui ne souffrait contradiction, mais je devais sans-doute être le seul à penser ainsi... pour mon malheur.

Les paroles et les avertissements que nous dispensaient parfois ceux qui supervisaient l'entraînement trottinaient régulièrement dans ma tête lorsque j'essayais de soulever une épée. Aujourd'hui, ceux de Samira me revinrent avec force :

Rien n'égale la réalité en matière de sensation, de vérité. Que ce soit l'horreur, le stress, l'adrénaline... tout ce que vous pouvez éprouver ici, en bas, n'est qu'un pâle reflet de ce que vous rencontrerez là-haut. Tout ce que l'on peut faire pour limiter le plus possible vos chances de mourir – et elles seront nombreuses – c'est vous fournir le maximum d'outils et de capacités nécessaire, vous préparer au mieux à l'adaptation constant qu'exige la surface, celle à laquelle il vous faudra faire face sur le terrain. Un terrain sur lequel vous n'avez pas le droit à l'erreur, et où chaque erreur peut entraîner la mort. La vôtre... ou celle de l'un de vos coéquipiers. Alors pour éviter ça... bougez-vous, et plus vite que ça !

 Le plat d'une lame s'abattit sur mon épaule.

⸺ Liam ! Tu n'es pas concentré, me reprocha mon adversaire.

Mes yeux partirent chercher des hauteurs plus élevées tandis que je massai l'épaule endolorie.

⸺ Pour ce que ça change, franchement... grommelai-je en effectuant des rotations de scapula pour me réchauffer l'articulation.

Pour l'une des rares fois depuis que je le connaissais, Youseph me décocha une mimique exaspérée.

⸺ Justement, Liam, ça peut changer.

Dubitatif, je haussai un sourcil et le dévisageai entre mes paupières mi-closes.

Sa grimace s'accentua, déplaçant les obstacles sous la rivière de peau qui dessinait ses expressions.

⸺ Liam... depuis le début, tu n'essayes même pas. J'ai bien entendu que le combat rapproché n'était pas ton fort, mais si tu ne prends pas le temps de corriger tes erreurs, tu ne progresseras jamais, me sermonna durement – mais tranquillement – le colosse, comme un parent s’adressant à un enfant récidivant ses bêtises.

Je lâchai un grognement que Fafnir n'aurait pas renié. Pour toute réponse, j'eus droit à un sourire compatissant.

⸺ Allez, on reprend.

À contrecœur – et le mot est faible – je relevai mon épée et me mis en garde.

 J'esquivai tant bien que mal l'attaque que me porta Youseph.

⸺ Tu ne pourras pas toujours éviter : contre-attaque !

Plus facile à dire qu'à faire, maronnai-je en pensée.

 Autour de nous, chacun croisait le fer avec hargne, tâchant de trancher dans le lard de l’ami devenu partenaire puis adversaire avec une diligence aussi passionnée qu’implacable.

En un mot, terrifiant.

Comment tous parvenaient-ils à trouver satisfaction dans l’acte de chercher à blesser le camarade, le compagnon ? Comment arrivaient-ils à passer d’ennemis à abattre à frères d’armes en l’espace d’une pause accordée ?

Ces entraînements me répugnaient, mais leur alternative ne pouvait que se révéler source de problèmes pour l’avenir. Manquer ces exercices ne pouvait que nuire à ma réputation, et même si le Mök écoulé avait permis de refroidir la soupe, il n’en restait pas moins qu’y tremper la main équivalait à se la brûler sévèrement.

Et puis, aussi désagréable et repoussant qu’il me soit de l’admettre… j’avais besoin de m’endurcir. Il me fallait être paré à toutes éventualités, même si pour ça il me fallait passer par la case des joutes à la dure…

 Un coup de bâton – puisque Youseph avait la gentillesse de m'attaquer avec deux armes au lieu d'une, comme demandé dans l'exercice – m'atteignit à la poitrine.

⸺ L...

⸺ Ouais... hhhh... je sais...

 À côté, Lola et Hana croisaient le fer comme des enragées. Hana, bien que plus petite, forgeait ses muscles depuis son plus jeune âge (chevaucher sur le dos d'un dragon demandait beaucoup de physique, en dépit de ce que l'on pouvait croire) et assénait des coups qui me faisait frissonner. Malgré tout, on ne pouvait pas dire que sa compagne soit en reste : ce que la première gagnait en force et ténacité, la seconde le compensait en souplesse et agilité. Des appuis comme les siens, j'en rêvais, et je n'étais pas le seul. Certains allaient même jusqu'à la surnommer dans son dos « le petit cabri » ; tant ses pas ressemblaient à ceux d'une chèvre des montagnes.

Même si j'aurais préféré croquer des chenilles plutôt que de l'avouer, Hana maniait la rapière avec un certain talent.

Frimeuse.

 Je parai de mon mieux le cimeterre qui vint fondre sur moi.

Dieux que j'en ai marre…

J’avais l’impression d’être un brin d’herbe jeté au milieu d’un océan de fer et de bâtons, irrémédiablement destiné à finir écrasé ou découpé sous l’impact d’un coup mal dosé. Autour de moi, les armes tournoyaient dans un ballet infernal, là où chaque erreur d’inattention pouvait se révéler mortelle.

J’étais un guérisseur, pas un guerrier. Et chaque grain de sables écoulé s’appliquait à me le rappeler.

 Mon regard glissa sur un couple qui croisait le fer avec acharnement.

Je n’aimais pas Johana. Il y avait quelque chose qui se dégageait d’elle… un je-ne-sais-quoi qui me rendait méfiant quand elle était aux alentours. Hana ne devait pas le sentir, ou alors s’en fichait totalement – l’un comme l’autre n’aurait pas été surprenant –, car elle et la Chasseuse de Nuit étaient comme cul et chemise.

Mais qu’importe leur amitié ! Je n’arrivais juste pas à me fier à cette femme.

Toutefois, lorsque je notai la fièvre dans les yeux d’Aaron, j’en venais à me demander ce qu’elle pouvait lui avoir fait.

Enfin… elle, ou un autre !

Quand il avait les armes en mains, le garçon taciturne au sarcasme facile disparaissait. Son esprit s’effaçait et ne laissait qu’un pantin articulé aussi froid et calculateur que les Hauts Sidhí. Un monstre, certes, mais un monstre réfléchi.

Dans cet affrontement-ci, c’était une bête qui prenait les rênes, une créature qui se lançait dans chaque coup avec la bave aux lèvres, l’énergie de celui qui ne vit qu’au jour le jour, au grain de sables près.

Chacun ses secrets.

Me sentant soudainement d'humeur audacieuse, je tentai une fente sur le flanc gauche de mon antagoniste.

Et ratai misérablement.

 Mes yeux dérivèrent jusqu’à une autre attache.

Des gestes vifs, espiègles.

Des appuis souples, alertes.

Une peau de charbon, des émeraudes à la place des yeux.

Une…

 ⸺ Concentre-toi, par tous les dieux ! s'impatienta mon binôme.

Ses intonations graves rehaussée par l'agacement me tirèrent de mes réflexions, et je reportai mon attention sur lui.

Un colosse, un géant, un roc… tout disposé à me matraquer pour mieux m’enseigner.

Que demander de mieux ?

*

 ⸺ Salut, Alf' !

À Hana, qui venait de l'admonester sur un ton cordial et enjoué, le cuistot répondit sur la même lancée, toujours dans son patois venu d'on ne sait où :

⸺ Oh eh qu'ti valà, toué ! Como qu'ti vé ti, la môme aux dragons ?

⸺ Mon ventre est un gouffre sans fin que rien ne saurait remplir, mais j’ai déjà vécu pire ! Et côté cuisine ?

⸺ J'les mains toutes frippotées à force d'les baigner dans l'jus et l'dos tout rabougri à force de m'pencher pour mieux voir mon plan d'travail, mais quoué, ç'fait parti du boulot d'tambouilleurs, qué veux-ti !

Les deux partirent dans un grand éclat de rire, puis le cuisinier remplit le bol de Hana d'une louchée supplémentaire – favoritisme éhonté.

⸺ Sincèrement, tu arrives à le comprendre, toi ? l'interrogeai-je incrédule, alors que nous nous éloignions.

⸺ Question d'habitude, répliqua Hana.

Nous marchâmes encore de quelques pas avant qu'elle ne change de sujet.

⸺ Ça va, toi ? On m’a dit que tu avais eu une nuit difficile.

Évidemment.

⸺ Un simple mauvais rêve.

⸺ Oh ? Parce que moi aussi, j'ai fait un rêve bizarre. Quelque chose avec des fées ou je ne sais trop quoi...

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