01

5 minutes de lecture

Vite. Il faut faire vite. Le temps, c'est de l'argent ! J'en ai assez de cette populace ! Pressé entre un étudiant assourdi par une musique frénétique hurlant dans ses écouteurs dernier cri , et un homme passablement marqué par les stigmates de la soirée de la veille, Benjamin étouffait. Toutes ses heures passées dans les transports en commun ne lui permettaient plus de se concentrer pour prendre de l'avance sur ses projets. Jeune poulain ambitieux d'un magnat de l'industrie du disque, il rêvait avant tout de grandeur, de magnifiscence et d'opulence. Dernier membre d'une fratrie de quatre garçons, il avait connu les fins de mois difficiles, hérité à contrecœur des vêtements élimés de ses aînés, et s'était vu contraint de supporter des conditions de vie modestes jusqu'à ce qu'il décroche son diplôme. Récompense qui l'avait directement propulsé assistant principal au sein de cette prestigieuse maison de disque tenue d'une main de fer par Olivier. La promesse tenace de lui succéder un jour...

Ce dernier lui avait enseigné les rudiments de base à appliquer au quotidien pour tout quidam désirant atteindre les sommets de sa carrière en un temps record : pas de place pour les sentiments, évacuer toute tension sexuelle uniquement dans le sport ou avec des conquêtes d'un soir, limiter drastiquement sa consommation d'alcool, repenser judicieusement son alimentation à l'instar des sportifs de haut niveau, établir des critères de sélection précis et immuables quant à ses sources d'information sur le Monde, dormir suffisamment, et se répéter inlassablement qu'il ne pouvait qu'être Maître en son royaume. Benjamin s'y conformait avec assiduité, délaissant derrière lui ce pan de vie qui l'avait vu naître et grandir.

Ses amis d'enfance qu'il jugeait sans ambition et donc sans intérêt, n'osaient même plus prendre contact avec lui. Malgré l'insistance de sa mère, il ne s'était pas rendu aux récentes funérailles de son père, se contentant de faire livrer une simple couronne de fleurs choisies à la hâte, au hasard, entre deux rendez-vous, après avoir vaguement griffonné sur un bout de carton quelques mots de condoléances. Le jeune homme était en colère contre lui pour n'avoir pas su se démener et sortir son épouse et ses enfants de la misère sociale. Ou, tout du moins, de ce qu'il en percevait aujourd'hui. Pourquoi se contenter de ce que nous possédons quand il suffit de lever les yeux et de viser ? Étranger volontaire et affirmé en sa propre famille, il ne regrettait nullement cette décision. En rejetant cet héritage culturel à ses yeux trop bancal, il avait franchi ce gouffre abyssal encore présent aujourd'hui pour le plus grand bonheur des adeptes de la catégorisation sociale prédéterminée. Benjamin avait très vite compris cette nécessité urgente pour lui de se débrouiller seul dans cette jungle et s'arracher à un milieu dont il avait honte. Ainsi s'était-il évertué à se constituer un réseau stratégique dès son entrée à l'université, période durant laquelle il mentait déjà sur ses origines sociales. Tout était prétexte à asseoir un peu plus son image qu'il prenait soin de peaufiner régulièrement, son instinct de chasseur s'aiguisant avec les années. Ambition était synonyme de réussite, de dépassement, de domination, d'intransigeance... et de richesse !

Le fêtard ensommeillé et encore saoul descendit avec difficulté à la station suivante. Benjamin l'observa un instant avec dédain tituber légèrement sur le quai. Encore un bon à rien ! Je hais ces gens... Il devait dénicher des talents toujours plus prometteurs et s'imposait en ce sens une rigueur extrême. Il avait étudié les préférences du plus grand nombre, et savait exactement sur quel marché il s'engageait en fonction du produit qu'il adoptait. Ou, plus officiellement, de l'artiste du moment qu'il mettait sur le devant de la scène... pour un temps plus ou moins limité... Force lui avait été de constater que les hommes se "consommaient", qui plus est dans ce domaine. Tu achètes, tu poses le vernis, tu vends et tu jettes ! C'était aussi simple que cela ! Inutile de se soucier de ce que ces chanteurs auto-proclamés devenaient une fois replongés dans l'ombre ! Il ne se sentait plus concerné !

Benjamin sortit finalement de la rame de métro avec soulagement. Se mêler à la foule l'agaçait particulièrement, mais le mouvement général, cette course permanente, le mettait plus à son aise. Tu achètes, tu poses le vernis, tu vends et tu jettes ! Cette phrase résonnait en lui comme un mantra. C'était sa force. La ligne de vie au travers de laquelle il puisait ce sentiment de pouvoir. C'est animé par cet empressement résolu qu'il s'approcha d'un petit regroupement de ce qui ressemblait pour lui à de simples badauds. Benjamin ricana. Encore des touristes en train de s'extasier sur un chanteur de rue ! Des applaudissements chaleureux s'élevèrent, et le jeune homme s'avança finalement au-devant de ce groupe, non sans avoir rapidement vérifié qu'il ne prenait pas de retard sur son planning.

Grande, la peau mate, de longs cheveux bruns retombant en cascade épaisse et bouclée, elle souriait. Concentrée sur la présentation du morceau suivant, son regard se posa sur sa guitare. Une sèche, une roots, une authentique. Vêtue simplement d'un jean et d'une paire de baskets, elle avait l'allure d'une éternelle adolescente refusant de descendre de son nuage pour affronter la réalité de la vie. Encore une gamine ! Pas de micro ni d'ampli. Juste cette inconnue et sa gratte. Le premier accord résonna pourtant fort dans cette bulle de silence, et sa voix se fit entendre. Benjamin ne comprit strictement rien à la langue dans laquelle elle s'exprimait, même si son timbre pouvait faire mouche. La mélodie de sa ballade se fit entêtant, et ses auditeurs l'encourageaient en l'accompagnant dans sa rythmique. Le jeune homme observa un instant ce tableau. Ces gens désirent uniquement se donner bonne conscience en se persuadant que la musique de rue est vraie. Qu'elle est vraie car non formatée ni commerciale, comme ils disent. Mais tout ceci n'est qu'apparence. La vie de cette gamine l'a formatée à jouer un type de musique en particulier. Un look plus abouti, un studio d'enregistrement et un vidéo clip diffusé en boucle à la télévision, et ils la rejetteront. Mais une autre cible l'accueillera à bras ouverts car elle correspondra aux clichés actuels. Quelle bande d'ignorants.

Vaguement amusé par cette constatation, il reprit prestement sa route et s'éloigna de cet attroupement naïf autour d'une demoiselle parmi tant d'autres jouant probablement, selon lui, à la saltimbanque avant de rentrer chez papa/maman le soir-même, et de mettre les pieds sous la table... Une parmi tant d'autres... Sans intérêt !

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Taylor Hide ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0