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Concentré sur sa conversation téléphonique avec un partenaire particulièrement exigeant, Benjamin arpentait son bureau, une main dans les cheveux. Il ne devait pas laisser passer ce contrat. Il n'en avait pas le droit. Il en allait du bien-être de l'entreprise depuis quelques semaines. Ainsi s'arrangeait-il pour teindre sa voix de la chaleur la plus ronde afin de mieux attendrir son interlocuteur... qui, en l'occurrence, était une femme... Il comptait donc bien en faire son affaire... Certain de son pouvoir de séduction, il s'amusait même à se glisser dans la peau du plus doux agneau qui fut, dans le seul et unique but de savourer sa victoire de mâle alpha se jouant de la crédulité de cette personne. Et à sa grande satisfaction, la distance ajoutait une difficulté qui excitait sa curiosité et son attirance pour les défis personnels.

Mais la conversation était quelque peu tendue. Oh, ne joue pas à la guerrière avec moi, ma belle. Je te dévorerai tôt ou tard. Benjamin s'habilla de son plus beau sourire et poursuivit ses négociations. La biche était farouche, mais pas sauvage. Le jeune homme enroba son discours de miel et affûta sa flèche. Une seule suffirait. Il s'avança d'un pas et observa les réactions de sa proie. Intriguée ou flattée, peu lui importait : elle se découvrait progressivement à lui. C'est ça, ma jolie. Ne me résiste pas. Tu deviens raisonnable. Il banda son arc. Un argument appétissant et la biche leva les yeux vers lui. Une promesse fallacieuse et elle se redressa grâcieusement. Il y était presque. Oui, c'est ça, ma belle, offre-toi à moi. Il mit un genou à terre pour feindre un consentement privilégié et elle sortit de sa cachette. Benjamin saisit l'occasion pour l'atteindre en plein cœur et l'animal s'avoua vaincu. L'affaire était conclue, sa virilité s'étant naturellement imposée. Il raccrocha et s'avachit dans son grand fauteuil en cuir, les pieds sur son bureau. Il jubilait. Les femmes... Toutes les mêmes... De crapauds, vous nous transformez facilement en princes... Quel manque de clairvoyance... Il observa ses chaussures neuves, dernière acquisition d'une marque italienne luxueuse. Parce que la valeur d'un homme se mesure à l'état de ses chaussures. Alors, pour moi, pas de concessions. Des chaussures de Roi...

La porte de son bureau s'ouvrit alors sur Nadège. Grande, plantureuse et particulièrement apprêtée en toute circonstance, Benjamin se demandait de nouveau pourquoi il n'avait pas encore cédé à ses charmes. Elle prenait un soin particulier à lui mâcher le travail dès que possible, toujours souriante, s'empressait de répondre à ses demandes, perchée sur des escarpins outrageusement vertigineux... Je tâcherai de penser à elle quand j'aurai besoin de me détendre et que mon panier sera vide. Je lui ferai ce plaisir un jour. En toute bonne secrétaire, elle me remerciera. Peut-être même qu'elle en redemandera. Un sourire carnassier s'afficha sur son visage, et Nadège dût se rappeler doucement à lui.

- Benjamin, un jeune femme désire s'entretenir avec toi.

Le jeune homme reprit contenance et souleva les sourcils.

- Pourquoi ne m'as-tu pas prévenu de ce rendez-vous ?

- Justement parce que tu n'en avais aucun, ce matin.... Elle tente sa chance en venant à l'improviste... Préfères-tu que je la renvoie chez elle ?

- Non, je peux lui accorder cinq minutes. Oh, et, fais-moi plaisir, prépare-moi un café, ma chérie.

Nadège sortit docilement, invita cordialement l'inconnue à s'avancer devant son patron et referma la porte derrière elle.

Quelques secondes défilèrent dans un silence pesant pendant lesquelles le jeune homme détailla l'apparence de sa candidate. L'allure adolescente, la crinière rebelle, des baskets un peu passées, un... La chanteuse du métro ! Les pieds encore croisés sur son bureau, Benjamin invita la jeune femme à s'asseoir. Son envie de domination commençait déjà à chauffer son sang. De la chair fraîche pour son instinct de prédateur.

- Alors, comme ça, tu chantes ? demanda-t-il fièrement, sans autre préambule.

- Euh... Bonjour.

- Oui, bonjour, oui, répondit-il dans un geste dédaigneux de la main. Je te tutoie, tu te sentiras plus à ton aise, hein ?

- ...

- Bon, comme tu n'as pas pris la peine de demander une date à ma secrétaire, je t'accorde cinq minutes. C'est quoi, ça, à côté de ta guitare ? Un banjo ?

- Non, c'est un yukulélé.

- Ah. Bon. Montre-moi de quoi tu es capable, je t'écoute.

L'inconnue s'installa plus confortablement avec son petit instrument, et entama un tour de chant aussi léger et vaporeux que des nuages d'été. La douceur de sa voix appelait à la quiétude et aux voyages multiples. Ses longs doigts fins se promenaient avec beaucoup d'agilité et de délicatesse dans cette mélodie fort exotique.

Benjamin demeura attentif et la laissa terminer. Quand le silence s'installa à nouveau dans la pièce, il remarqua qu'elle le regardait droit dans les yeux. Oh, toi, essaie donc de me tenir tête et tu plieras, comme toutes les autres.

- Dans quelle langue est-ce que tu chantais ?

- En maori. Je suis polynésienne.

- Et c'était une comptine ou quelque chose dans le genre, je suppose ?

- Non, pas du tout. C'était un chant traditionnel de mon pays, qui nous remémore l'histoire de nos ancêtres.

Imperturbable et sûr de son assise, il pointa sa guitare d'un geste du menton et l'invita avec nonchalance à poursuivre. Le jeune femme sourit, baissa ses cils épais et se concentra. Les yeux clos, elle proposa à Benjamin une chanson plus entraînante. Sa voix s'éleva alors, majestueuse, mystérieuse et cristalline. Son timbre coloré caressait les oreilles et enveloppait le cœur de sérénité. À peine avait-elle terminé le premier refrain que Benjamin la stoppa néanmoins dans son élan.

- Tu ne sais chanter qu'en maori ? Tu n'as rien à me soumettre en anglais, par exemple ?

L'inconnue se redressa et planta son regard sombre sur lui.

- Mon répertoire est étendu, mais je mets un point d'honneur à chanter dans ma langue d'origine. Elle fait partie intégrante de ma culture, de mon identité et, à notre grand désarroi, elle se perd aujourd'hui sur notre île. Il m'est d'avis que nous devons transmettre au plus grand nombre cet héritage, communiquer notre richesse à travers les liens que nous entretenons depuis toujours avec notre environnement. Nous bâtissons notre existence sur l'équilibre et la paix entre le peuple maori et la Nature qui caractérise notre archipel. Nous ne vivons pas dans la force dominante, mais plutôt dans cette vision apaisée accordant toute son importance et son utilité à la vie animale et à ses symboliques puissantes. L'histoire de nos ancêtres est la nôtre. Je veux les célébrer.

Encore une candidate pour le public un peu bobo mangeant du gluten free et en quête d'un exotisme équitable... Des fleurs dans les cheveux, un ou deux vidéo clips tournés au soleil avec son banjo, une bande d'intermittents pour jouer les danseurs en bikini, et on pourrait lancer la chanson de l'été... Le jeune homme réfléchit un instant, détaillant les traits de la demoiselle.

- Tu accepterais de changer un peu de look ?

- Je me sens très bien ainsi.

- Oh oui, je me doute, répondit-il, moqueur. Mais, tu sais, dans ce milieu, il faut faire des concessions pour espérer vivre de ta musique, disons, correctement. Bon, je te laisse peser le pour et le contre et je te rappelle dans quelques jours. Laisse tes coordonnées à ma secrétaire.

L'inconnue se leva après avoir rangé ses affaires et se dirigea vers la sortie en remerciant toutefois cet homme si peu avenant. La main de la jeune fille sur la poignée de la porte, Benjamin l'interpella.

- Et comment tu t'appelles, déjà ?

- Ataheva...

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