Le seau (partie 2)

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L'hiver les jours sont souvent mauvais. Au début de sa carrière d'afficheur, Norbert haïssait l'hiver. Maintenant il se contente de le regarder passer, en se mettant en veille le temps que ça dure. Ça lui fait toujours mal au cœur, mais un peu comme un pincement, ce n'est plus une douleur qui empêche de dormir, qui brûle, ce n'est plus qu'une douleur habituelle, patinée par les années, par le trop plein. Son premier hiver vit arriver avec lui la mort de Wolf, un SDF bien connu des travailleurs du métro. Jusque là, il ne les portait pas vraiment dans son cœur les clochards, comme il disait. Ça faisait quelques mois déjà qu'il travaillait comme afficheur, et il n'en pouvait plus de se faire constamment alpaguer pour quelques pièces, pièces qu'il gagnait véritablement à la sueur de son front. Ça le faisait doucement rire d'entendre les soupirs des cadres dans le métro, ceux qui disent « c'est le troisième que je croise rien qu'aujourd'hui, c'est devenu un fléau ». Il marmonnait à lui même qu'en passant huit heures par jour dans le souterrain, il avait de la chance s'il n'en croisait que trois. Bien sur les premiers jours, il avait fouillé ses poches, il était gêné quand il n'avait rien, il s'excusait platement. Après s'être fait copieusement insulter une paire de fois cependant, pour avoir eu les poches vides, il se montra plus brusque et rapidement cessa de donner à qui que ce soit, les envoyant paître en grommelant qu'il n'avait pas les moyens. Ils n'avaient qu'à demander à quelqu'un d'autre, quelqu'un qui avait plus qu'un SMIC en poche à la fin du mois. Et il répétait sans cesse, comme pour s'en convaincre, « toujours les mêmes, toujours les mêmes qui payent ». Il savait bien qu'il disait vrai, au fond, que ce n'était pas à lui de nourrir ces corps décharnés, qu'il n'avait rien à voir avec tout ça. Qu'il ne prenait rien à personne lui, à peine les quelques miettes qu'on voulait bien lui laisser, en échange de ses efforts. Que si ça n'avait tenu qu'à lui, évidemment que tout le monde aurait un toit, du travail, et une assiette bien remplie et bien chaude le soir venu. Il savait qu'il ne suffisait pas de racler le fond de ses poches pour sauver ces vies brisées. Il savait aussi qu'il aurait pu se priver de son godet du dimanche, de ses cigarettes, de ses disques, pour leur donner à manger. Pas à tous, mais quand même, il aurait pu faire une différence, on peut toujours faire une différence se disait-il. La vérité, c'est qu'il n'avait envie de se priver de son godet, de ses cigarettes, ou de ses disques. C'était tout ce qu'il lui restait, alors il estimait qu'il avait au moins le droit à ça, et personne ne peut lui donner tort. Mine de rien, ça l'énervait contre lui même de réagir de la sorte ; il ne pouvait s'empêcher de se dire que malgré tout, il n'était pas mieux que ces types en costard dont il aimait à se moquer, et ça lui tordait les boyaux rien que d'y penser. Il se mit à détester les clochards, tous, sans exception. Il ne pouvait supporter de les voir, imbibés d'alcool, les pieds nus et noirs, réclamer de l'argent à tout bout de champ. Il ne supportait tout simplement pas de voir son propre reflet dans leurs yeux, lui qui se trouvait se disait-il du bon côté, et qui refusait de partager. Quand ils n'étaient pas là pour le lui rappeler, il avait moins honte de lui même, et alors il pouvait souffler, fumer sa cigarette, et boire son godet bien mérité.


C'est lui qui découvrit le corps de Wolf, au lendemain d'une nuit particulièrement glaciale. Norbert avait mal dormi cette nuit-là, et lorsque ses yeux tombèrent sur le corps du clochard étalé devant son panneau, il ne put s'empêcher d'y voir une provocation. Sa mauvaise humeur en bandoulière, il entreprit de secouer le malheureux en espérant le déloger une bonne fois pour toutes, y'en a qui travaillent, on se réveille, fini la sieste. Il se passa quelques secondes avant que le pauvre homme ne réalise qu'il ne s'agissait pas là d'une vulgaire sieste, ni d'ailleurs, à y regarder de plus près, d'une position tout à fait normale pour faire un somme. Il resta quelques minutes sans rien faire, aussi immobile que le cadavre à ses pieds. Il allait le déloger une bonne fois pour toutes. Ce n'était pas la première fois qu'il voyait un mort, ça non, mais c'était la première fois qu'il se sentait une part de responsabilité, si infime soit-elle. C'était la première fois qu'il ne savait pas qui prévenir. Il savait qu'il était seul cet homme, mais il n'avait jamais compris à quel point avant de trouver sa dépouille à ses pieds que personne, jamais, ne viendrait réclamer. Accaparé par ses pensées, il ne sentit pas la présence de Duke derrière lui, qui contemplait la scène d'un peu plus loin.


« Ça fait quelque chose hein. »

Norbert, se croyant seul, sursaute. Il ne sait pas quoi répondre. Effectivement, ça fait quelque chose. Les deux hommes restent un moment silencieux.

« Croyez pas qu'il faudrait le bouger ? Je dis ça... Un cadavre dans le métro, ça fait tout de suite mauvais genre. »

Duke pouffe un peu. Il doit penser à la réaction des « bonnes gens » devant le cadavre, ils le font marrer avec leurs pudeurs déplacées. Norbert n'avait même pas eu le temps d'y penser. Il lui semble presque anormal de s'attacher à des considérations si triviales. Ça doit être marqué quelque part sur son visage.

« Il nous entend pas, ça lui fait rien. »

Norbert appelle les pompiers, explique la situation, et après avoir raccroché présente ses condoléances à Duke, qu'il voyait souvent discuter avec Wolf dans les couloirs humides du métro. Ils vont prendre soin de lui les pompiers. Duke éclate de rire, ça résonne drôlement dans le silence. Il est mieux là où il est Wolf, il a plus besoin de soins. Ça fait partie de la vie qu'il dit, on y passera tous. Il adresse un dernier signe de tête à son vieux copain et s'éloigne en chantant un air que Norbert a maintenant oublié. La désinvolture de Duke, il ne l'oubliera pas. Il se dit qu'il a du en voir des choses pour ne plus s'émouvoir du décès d'un compagnon d'infortune.

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