Le seau (partie 3)

4 minutes de lecture

L'hiver suivit son cours, imperturbable. Les heures les jours et les saisons sont dénués d'émotions, et le temps de patience, ils coulent, tout simplement. Le temps ne sait pas se recueillir, ou alors il a compris très vite que cela n'était pas nécessaire, et il passe son chemin. Après tout, qu'est ce qui nous pousse à toujours regarder en arrière ? Prendre une pause dans notre vie n'en rendra pas l'équivalent au voisin, au père, au frère qui a épuisé ses minutes. La vie continue comme on dit, et si l'on souhaite suivre les morts là où ils vont, il existe des solutions plus simples que cet entre-deux qui ne rime à rien, et dans lequel on aime à se perdre. Seulement du fond de notre enveloppe nous viennent d'étranges états, ça crampe, ça tord, ça vit à l'intérieur, et l'on n'y peut rien. Norbert fut profondément transformé cet hiver-là. Ce n'était pas exactement lié à Wolf : Duke, ou un autre même, un qu'il ne connaissait pas, aurait pu se trouver à ses pieds ce matin-là que cela n'aurait pas changé grand-chose. Il n'avait pas perdu un parent, ni un ami, ni même une connaissance. Ce qu'il avait perdu, il ne pouvait mettre le doigt dessus, un sentiment inexplicable, ineffable. Un vertige. Son dernier bastion d'innocence, envolé. C'était un de ces instants qu'aucune conscience extérieure ne peut comprendre ; un instant qui n'appartient rien qu'à soi, et qu'on ne peut pas partager – une communion pour ainsi dire. À l'ombre de ce cadavre, il avait vu la vie toute nue, et ce n'est pas tant que ce n'était pas joli, mais que ça n'avait aucun sens, et ça, il ne pouvait l'accepter. Il y eut d'abord l'incompréhension, de longues journées qui se traînaient, hagardes, se repliaient aussi lentement qu'elles étaient arrivées, et recommençaient leurs ballets incongrus à l'infini. Des interrogations informulées, des doutes pesants, des peurs abyssales, un sentiment d'impuissance. Vint ensuite la colère, qui le rongea jusqu'à l'os. Mais contre qui hurler ? À quoi bon taper du pied, du poing ? Il la garda bien cachée dans sa mâchoire, qu'il ne desserrait que pour enfiler entre ses lèvres minces le filtre d'une cigarette roulée. Norbert vécu longtemps ainsi, enfin longtemps, il ne pourrait pas dire combien de temps vraiment, combien de jours, de nuits, il lui semblait qu'il s'était arrêté un moment, puis avait fait un bond spectaculaire, impossible à mesurer. Il ne savait plus où il se trouvait. Toujours est-il qu'il se leva un jour avec l'intention de trouver Duke pour lui parler.


Quand il sortit de sa torpeur, Norbert commença à nouer des liens avec certains des SDF qui parcouraient le métro nuit et jour. Pas avec tous, mais c'est comme là-haut se disait-il : on n'apprécie pas toujours tout le monde. Il se prit notamment d'affection pour Masha, une femme d'une cinquantaine d'années qui en paraissait bien plus. Il ne s'expliqua pas lui même ce besoin soudain de se rapprocher de ces gens-là, qu'il dénigrait encore avec force une seconde avant de retourner le corps durci de Wolf. Norbert n'était pas un intellectuel, et la plupart du temps il se contentait de suivre ses instincts sans trop se poser de questions. À la parole, même la sienne, il préférait la musique ; il essayait donc au maximum de garder sa tête vide pour pouvoir accueillir les notes avec plaisir. C'est Duke qui un jour le présenta à Masha. Il fut très vite subjugué par la façon qu'elle avait de parler, toujours neutre, jamais un mot plus haut que l'autre, un léger sourire au coin des lèvres. Elle semblait vivre en dehors du monde et de ses sursauts. Il retrouva en elle ce qu'il avait perçu chez Duke devant le corps sans vie de son vieux copain : une humanité dénuée de passion, tout simple, toute nue. Une humanité qui peut paraître terrible si on ne la comprend pas, un regard sans filtre posé sur le monde, et qui le prend tel qu'il est, sans fioritures, sans ornements – on ne s'embarrasse pas de gênes inutiles quand on n'a plus de chaussures. Toute une catégorie de gens qui semblent ne plus ressentir la douleur, alors qu'ils y sont vraisemblablement plus exposés que quiconque. Mais pour souffrir, encore faut-il avoir de l'espoir, et ceux-là n'en ont plus. Les autres, ceux d'entre nous qui en gardent, ne peuvent s'empêcher de parer la vie de toutes sortes de beautés imaginaires, de pudeurs à propos ; il faut au moins ça pour avancer, un sourire aux lèvres, contrer les sales coups, en rajouter de l'autre côté de la balance. Mais quand la vie a joué toutes ses cartes et pris toutes celles que l'on avait en main, le besoin de faire semblant s'estompe, pour laisser place à une certaine sérénité, l'acceptation. De toute façon, il n'y a plus rien à faire. Norbert le comprit confusément un soir où, rentrant du travail, il passait voir Masha dans son coin de métro, où il avait pris l'habitude de terminer sa tournée quotidienne. Lorsqu'il arriva devant elle, elle se préparait à dormir dans des couvertures récupérées au compte-goutte. Norbert lui même frissonnait, mais il avait cessé de se sentir coupable d'avoir à lui un bon lit chaud qui l'attendait. Il fut cependant surpris de la voir retirer ses chaussettes ; il faisait un froid terrible ce soir-là. Comme d'habitude, Masha sembla lire la question qui lui brûlait les lèvres mais qu'il n'osait poser. Elle éclata d'un rire tonitruant en déclarant simplement « je dors pas avec des chaussettes moi, ça comprime les pieds ! ». L'afficheur se garda de tout commentaire, mais n'en pensa pas moins, et lui souhaita une bonne nuit. Elle le suivit du regard, amusée, et lui lança « tu sais Norbert, ça fait rien tout ça, c'est pas un problème pour moi. »

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Alice Beauchamp ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0