On tourne un film dans le fort Boyard...

de Image de profil de jean-alain Baudryjean-alain Baudry

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C’est une fin d’été 66 comme on les aime en Oléron. Chaude et calme. La mer est un miroir bleu. Entre la plage de Boyardville et l’horizon, juste au milieu, posé comme un décor, le fort Boyard. Un énorme jouet de pierre qui m’a toujours attiré. Depuis le restaurant de la plage que la mère de mon épouse a ouvert après la guerre je contemple ce panorama unique. Cette grande rade formée par la pointe de la Fumée de Fouras, l’île Madame, l’île d’Aix à l’est, et le Fort Boyard au nord. Je suis là, dans le silence de l’après saison. Un de mes jeunes beaux-frères me rejoint. « On tourne un film dans le fort Boyard. »

Un film au fort Boyard ! « C’est une occasion unique de voir un tournage. Demain après-midi, on y va». Je lui demande s’il est partant. Bien sûr qu’il est partant, et son jumeau aussi. On profitera du reflux (la marée descendante) pour, aidé du courant, faire glisser mon petit voilier jusque là bas. Avant de vous parler de notre équipée, un mot du voilier qui a son importance dans l’anecdote que je vais vous rapporter.

Je parlais avec Monsieur Sorlut dont le chantier construisait à l’époque la grande majorité des chalutiers de La Cotinière, et presque toutes les embarcations des ostréiculteurs du Château d’Oléron. Il devait sentir la fin prochaine des bordées de bois et se diversifiait vers la plaisance. Dans son immense hangar du port, outre la construction d’un de ses derniers chalutiers, il restaurait un voilier de course anglais ayant participé à la célèbre « one ton cup ». Il savait que je cherchais un petit bateau de promenade. Il avait dans une de ses vasière un « Star », le fameux petit quillard olympique à deux équipiers des années cinquante. Il verdissait depuis un an et son propriétaire le vendait pour presque rien. Je l’ai eu pour, littéralement, une bouchée de pain. Mais en refaisant le pont je m’aperçus qu’il manquait au bateau un bon mètre ! S’il avait le look d’un Star, il n’en avait pas les cotes. Dès sa mise à l’eau je constatais que l’amateur qui l’avait construit avec beaucoup de soins ignorait tout de l’architecture navale. Ce fier voilier enfonçait son étrave à la moindre accélération, ce qui obligeait l’équipier à écoper sans cesse quand la houle moutonnait. Quant à la barre, elle devenait inopérante si l’on persistait à garder une bonne vitesse. C’est le genre de bateau qui vous en apprend plus en quelques sorties qu’un mois de cours. Mais c’était « mon » bateau !

Nous voilà donc quittant le port de Boyardville. Le voilier glisse doucement sur le Coureau comme un patineur sur un lac gelé. Quelques dizaines de minutes plus tard je mouille l’ancre à une cinquantaine de mètres de l’escalier d’entrée du fort. Je connais l’endroit, je sais qu’elle tiendra sans problème vu la faiblesse de la brise. D’ailleurs le bateau, une fois les voiles ferlées, s’oriente dans le sens du courant. On plonge tous les trois. En cette saison l’eau est agréable. Le fort, je le connais depuis ma première embarcation, un Vaurien (petit dériveur en contre-plaqué). Je me souviens de sa masse impressionnante quand je m’en suis approché, de l’escalier battu par les vagues qui giclaient jusqu’à la « porte » d’entrée (en fait une simple ouverture dans la muraille). Je me souviens de la cour ovale encombrée de nombreux blocs de pierres taillées. Alors que l’ensemble paraissait en « bon » état, je me demandais d’où pouvait venir ces ruines. En visitant, je fus frappé par deux ou trois pièces, côté est, entièrement tapissées, murs et plafonds, de lambris bleus. Je ne me souviens plus si le sol était lui aussi recouvert de plancher. Moi qui croyais, ingénument, que nos anciens vivaient à même la pierre ! Je pense que les films, où l’on nous montrait les seigneurs du Moyen-âge faisant claquer leurs armures de fer sur les dalles des vastes pièces de leurs donjons décorés de rares tapisseries, m’avaient trompé sur la réalité de la vie d’avant. Les films…C’est justement pour l’un d’eux que je venais avec mes deux beaux-frères. Nous étions pieds-nus, en maillots de bain, silencieux. Nous avons longé le tunnel d’entrée. Nous nous sommes arrêtés juste au bout, dans l’ombre, devant la cour centrale.

L’équipe était en plein tournage. Lino Ventura et Alain Delon se tenaient immobiles, bras croisés à quelques mètres. Ils nous tournaient le dos, visiblement absorbés par le spectacle d’un type bondissant d’un bloc de rocher à l’autre. Se camouflant, puis ressortant de sa cachette comme un diable en hurlant : « et maintenant PAN ! PAN ! PAN ! » Il était à demi courbé comme dans les films de cow-boys, ses doigts imitant un révolver pointés vers Delon et Ventura. Tout autour une escouade de techniciens regardait eux aussi la scène les mains dans les poches. Tout d’un coup l’agité se figeât. « C’est quoi ça ? Qu’est-ce qu’ils foutent là ? Allez, dehors, c’est privé. » Il parlait visiblement de nous. Un grand type s’approcha. Il nous expliqua gentiment qu’on devait quitter le fort. Tout en parlant il nous poussa vers la sortie. J’eu beau dire qu’on ne dérangerait pas, il fut intraitable. En arrivant en haut de l’escalier je rageai. On ne pouvait pas se faire jeter hors de NOTRE fort comme des intrus ! « Impossible. » Le grand type fut surpris. « Pourquoi impossible ? » - « On ne peut pas quitter le fort. On doit attendre la renverse de la marée. » Je suis assez content de ma géniale idée. J’explique l’impossibilité de rejoindre le port de Boyardville. « Nous n’avons pas de moteur et le vent est trop faible pour luter contre le courant. » J’ai fait mouche. Le grand type ne connaît rien à la mer. Il nous dit de patienter, il va consulter le metteur en scène. A son retour il nous autorise à rester : « mais à l’extérieur, sur les marches, et sans faire de bruit. » A peine est-il parti qu’on se colle juste à l’entrée en nous tordant le cou pour essayer de voir quelque chose. D’ici on ne voyait rien mais on entendait tout. Les cris, les coups de révolver, toute l’agitation du tournage. Les prises s’enchaînaient, nous étions comme dans les coulisses. Ça devenait monotone. On en avait assez, sinon vu, du moins entendu. Mais pas question de repartir. La renverse de marée fut notre alibi. C’était maintenant une contrainte.

Nous patientions adossés à la muraille, les jambes allongées sur les marches. Le soleil nous dorait la peau. On profitait  au mieux de cette fin d’après-midi. Soudain, derrière nous, le silence. On tourne la tête vers l’entrée. Alain Delon apparaît suivit par Lino Ventura. Ils se piquent au bout de la plateforme, en haut de l’escalier, regardant vers le large avec en horizon l’ile d’Oléron. Après un silence de décontraction ils échangent quelques mots, puis Lino Ventura faisant mine de découvrir notre voilier : « c’est quoi ce truc ? » - « Et bien, c’est un bateau. » réplique Alain Delon. « Ça un bateau ? » Alain Delon se tourne vers lui : « Oui, c’est le bateau des jeunes. » Il ne nous regarde pas, mais à sa réponse, on devine qu’il a prêté attention à notre présence discrète. Lino Ventura ricane doucement. Alain Delon vient à notre secours : « C’est un petit bateau, mais je pense qu’on aurait été content d’en avoir eu un comme ça à leur âge. » Lino Ventura paraît vexé par la répartie de son camarade de travail. Il ne dit rien, tourne les talons, et le plante là, seul en haut des marches.

Alain Delon reste immobile, l’œil fixé sur l’horizon. Enfin il se retourne. Il nous fait un petit signe de tête. Une complicité amicale. Il rentre dans le fort. Le travail c’est le travail. On ne s’est rien dit. Je crois qu’on s’est compris.

La marée renverse. On plonge. On établit les voiles. Mon voilier glisse vers son port d’attache sur une mer toujours aussi lisse. Pendant ce temps on tourne un film au fort Boyard.

Janvier 2013.

 

 

 

 

 

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