Fuir ou combattre

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Devant moi, les lumières des buildings qui se reflétaient sur la Sumida ressemblaient à des feux follets. Septembre, déjà... Porté par la voix plaintive de Mohammed Abdou dans mes oreilles, le vent froid venu de Sibérie, le fameux oya-shio, faisait bouger doucement les petites lanternes en papier rouges et blanches aux armes de la marque de bière Suntory. Bientôt viendrait le temps de tsukimi, la contemplation de la lune, qui se faisait justement en buvant de la bière et en dégustant des petits gâteaux de riz sur une berge comme celle-là, avec l’être aimé... Sauf que cette année encore, j’allais le vivre seule. Et ça allait peut-être se dérouler ainsi jusqu’à la fin de ma vie.

Sans toi, tous les endroits sont vides

Et les yeux qui se sont posés sur toi

Et le sentiment de nostalgie qui court dans mes veines

Et la tristesse lorsque je pense à toi

Tout autour de moi me rappelle ta présence

Ta voix, ton souffle, ton rire, les nuits, le monde entier

Ce n’est pas qu’à moi, mon amour, que tu manques

Mais à tous ces endroits où tu n’es plus.

Un homme de haute taille vint se poser à côté de moi contre la rambarde. Uchida Naoya, qui m’avait donné rendez-vous ici, le procès s’étant déroulé en huis clos. Je retirai mes air pods, coupant net la litanie hantée du grand chanteur saoudien, et attendis.

Je n’osai pas lui parler.

J’avais regardé sur internet, ces derniers jours. Je savais que Hide risquait la réclusion criminelle à perpétuité. Peut-être même pire... mais je n’osais y penser. Après tout, l’horrible cannibale de Paris, Sagawa Issei, n’avait fait qu’un an de prison. Avec un peu de chance, ce serait également le cas pour Hide ? Il n’était pas pire qu’un psychopathe dévoreur d’étudiantes hollandaises, non ?

Sauf que Hide est un yakuza. Un orphelin sans famille, dont le père n’est ni un politicien ni un riche industriel. Autant dire un moins que rien, la lie de la société. Personne n’aura pitié de lui. Au contraire, ils voudront tous le voir tomber.

Le silence étirait ses griffes glacées, opacifiant de plus en plus l’air entre Uchida et moi. Finalement, n’y tenant plus, je finis par poser la question fatidique.

— Combien ?

Uchida planta son regard gris perle dans le mien.

— Les juges ont demandé la peine de mort, asséna-t-il brutalement. Double meurtre, récidive... ça rentrait dans la catégorie « meurtre aggravé ». Le cas de Nomura Satoru du Kudô-kai a créé un précédent.

Je le savais.

Ce seul constat m’empêcha de laisser sortir le soupir plaintif qui tournait au fond de ma gorge. Une fois de plus, mes pires prédictions s’avéraient justes.

Je reportai le regard sur la Sumida. Soudain, j’eus envie d’être loin, très loin. De quitter mon corps, ce cœur qui m’oppressait avec ses battements affolés, de m’envoler sur les ailes des corbeaux crasseux qui se rassemblaient bruyamment sur les arbres de la berge d’en face. Être tout sauf là, sous ce ciel gris, à écouter un quasi-inconnu me dire que l’homme de ma vie allait disparaître, assassiné pour un crime qu’il n’avait pas commis.

La pendaison. C’était comme ça qu’on exécutait les condamnés à la peine capitale, au Japon. Comme en Iran. Quelqu’un allait passer une corde rêche autour du cou de Hide, alors qu’il aurait un sac sur la tête, puis actionner une trappe qui l’enverrait droit vers sa mort. La seconde vertèbre serait brisée nette, sans qu’il souffre. Sa pomme d’Adam s’enfoncerait dans sa gorge, cette gorge que j’aimais tant caresser et serrer — gentiment — pendant l’amour. Et il cesserait de vivre, comme ça, en moins de quelques secondes.

Je sentis la prise froide et ferme des doigts de l’inspecteur sur mon poignet.

— Vous pouvez faire appel, murmura-t-il. Encore une fois, votre mari n’a pas avoué. Il a gardé le silence, et à part ses empreintes sur l’arme du crime, il n’y a aucune preuve contre lui.

La vérité remonta le long de mon œsophage comme de la bile jaune.

— Il ne les a pas tués, lâchai-je soudain. Il a mis ses empreintes sur ce flingue pour me protéger. Il n’est pas coupable, et il va mourir pour rien !

Ma voix se brisa sur un sanglot. C’était plus de la colère que de la tristesse. Comment Hide avait-il pu me faire ça, me laisser ici, seule, enceinte, avec Miyabi et Hanako sur les bras ?

— Je le sais, chuchota Uchida en raffermissant sa prise sur mon poignet. Mais j’ai du mal à croire que c’est vous qui ayez pressé la détente...

— Vous voulez un nom ? Kiriyama Reizei, crachai-je. C’est lui qui a tué les Onitzuka. Il a fait sécession avec le Yamaguchi-gumi récemment... oh, mais vous le savez, j’en suis sûre !

D’un geste un poil trop rageur, j’essuyai les larmes qui embuaient mes yeux.

— Alors, il y a encore une chance, fit Uchida en se tournant vers moi. Les condamnés peuvent rester très longtemps dans le couloir de la mort, ici, au Japon. Regardez Asahara Shôko... il y est resté quatorze ans.

Quatorze ans... une vie. Est-ce que j’allais réussir à attendre si longtemps ? Et notre enfant, qui allait grandir loin de son père...

— Demandez une révision du procès pour vice de procédure, n’importe quoi. Votre témoignage, par exemple. Vous êtes un témoin oculaire... comme l’est Kiryûin Hanako. Vous auriez dû comparaitre au procès.

— Hide ne voulait pas, fis-je en baissant la tête. Il disait que je serais inculpée... Parce que j’ai menacé Kiriyama avec cette arme.

— Appelez l’avocat et demandez-lui de faire appel, décida Uchida de sa voix assurée. De mon côté, je peux contacter le procureur pour lui signaler la présence de ces nouveaux éléments.

Le gris plombant du ciel avait laissé place à la lueur violette du début de soirée. Une à une, les lanternes rouges et blanches s’allumèrent.

— Ne renoncez pas, insista Uchida. Pensez à votre mari, à votre enfant surtout. Et à Kiriyama, qui s’en tire avec les honneurs. Il savait que vous renonceriez à vous battre, que vous seriez trop isolée, trop terrifiée pour ça. Mais il ne vous connait pas. Je sais comment vous êtes, moi, j’en ai eu un aperçu lors de la fête de Sanja. Vous n’êtes pas le genre de femme à vous laisser faire.

C’était vrai. Kiriyama avait tout planifié. Est-ce que j’allais le laisser ruiner ma vie, celle de Hide, de mon enfant ?

— Je suis de votre côté. Laissez-moi vous aider, Lola, murmura Uchida.

Il me regardait, presque suppliant. Sa voix était si convaincante... et, sur le fond, je savais qu’il avait raison. Pourquoi laisser cette ordure de Kiriyama gagner ?

Je le regardai.

— Qu’est-ce que vous allez faire ?

Vaste question. Je pouvais fuir, oui, la queue entre les pattes, comme une louve dont le mâle a été capturé. Rentrer en France et me cacher avec mon enfant en attendant l’accouchement, tenter de lécher mes plaies, de refaire ma vie. Abandonner Miyabi et Hanako à leur triste sort, et, sûrement, aux serres de rapace de Kiriyama.

Ou me battre. Tenter de sauver mon mari, mon mariage, son clan, sa famille et tout ce qu’il avait patiemment, laborieusement construit malgré toutes les difficultés rencontrées. Me venger de Kiriyama. Le faire tomber, enfermer, condamner.

Hide allait me tuer. Me dire que je prenais des risques, exposais Hanako et Miyabi à leurs ennemis. Que parler aux « cochons » ne se faisait pas chez les yakuzas, même lorsque des vies étaient en jeu, que c’était une question d’éthique, d’honneur, et qu’il plaçait ces valeurs au-dessus de tout. Qu’il avait fait ça pour nous, et que ce qui lui importait plus que sa vie même, c’était de nous savoir définitivement à l’abri. Voilà ce qu’il dirait, lorsque j’aurais enfin le droit de le voir au parloir... Mais je m’en contrefichais.

Je relevai la tête.

— Je veux faire une déposition, annonçai-je à Uchida. Une déposition officielle.

L’inspecteur hocha la tête, un lent sourire sur ses lèvres de chat.

— Très bien. Je vous attends demain, 9h. Une voiture viendra vous chercher...

— Ce ne sera pas la peine, le coupai-je en coulant un regard dans la direction de Masa qui attendait non loin, clope au bec et lunettes noires. J’irai par mes propres moyens.

*

— Où va-t-on, ane-ue ? me demanda Masa une fois que je fus assise dans la voiture.

— Au bureau. Je dois annoncer aux hommes la décision du tribunal.

En silence, il hocha la tête, approbateur. Puis il mit le contact.

Les kôbun de Hide étaient tous là, dans l’attente fébrile du verdict. Du moins ceux qui restaient... une petite quarantaine. Une fois leur patron disparu, ces hommes allaient se retrouver seuls, sans ressources. Leur avenir était étroitement lié à celui de Hide. Massés dans le couloir, les escaliers, et à la porte du bureau, ils se poussèrent me laisser passer, formant cette haie d’honneur si impressionnante que j’avais si souvent vue se former pour Hide. Et ils attendirent, tête baissée, que je prenne place au bureau resté vacant. Mais je ne vins pas m’y asseoir. Il fallait un symbole fort, quelque chose qui incite ces hommes fiers et durs à rester, à continuer de travailler pour les intérêts de mon mari. Aussi, sous le regard calme de Masa, je me dirigeai vers l’étagère portant les sabres et décrochai le katana de collection, dégageant la lame avant de le poser sur le bureau vide.

Immédiatement, les hommes mirent un genou à terre. C’était presque trop facile, comme si je suivais la conduite d’une chorégraphie écrite longtemps à l’avance, sue par cœur.

— Le kaichô a été condamné à la peine de mort, annonçai-je aussi brusquement que l’avait fait Uchida. Pour un crime qu’il n’a pas commis : le meurtre de ses parents adoptifs, et le président de l’organisation. Mais j’ai assisté à toute la scène, et je connais le vrai coupable : Kiriyama Reizei, qui a déclaré la guerre à notre clan.

Une salve de murmures indignés s’élevèrent. Grognements, insultes. La colère avait efficacement pris le pas sur leur inquiétude et leur tristesse.

— J’ai décidé de ne pas me laisser faire, continuai-je en croisant les bras. De me battre pour le clan. Je sais que c’est inhabituel, mais il le faut. Je vais donc demander la révision du procès injuste de mon époux, témoigner de ce que j’ai vraiment vu, donner le véritable coupable... et servir de relais à votre patron en prison en attendant qu’il soit relâché.

Quelques têtes timides s’étaient relevées. Je surpris quatre ou cinq regards étonnés, d’autres franchement perplexes, pour ne pas dire choqués ou réprobateurs... mais la majorité me regardait avec une lueur d’espoir dans le regard. D’espoir, et de résolution.

— C’est pourquoi je nomme aujourd’hui Kondô Masahiro fuku-kumichô, président intérimaire du clan Ôkami, annonçai-je sans leur laisser le temps de trop réfléchir. C’est la volonté de mon mari. Il nous aidera à fortifier nos affaires jusqu’à ce que le kaichô soit libéré. Et aussi, à gagner la guerre contre la famille Kiriyama, qui ne manquera pas saisir cette opportunité pour nous attaquer. Il s’agit de notre survie, de votre survie... est-ce que vous m’avez compris ?

C’était le moment fatidique. J’attendis, les sondant chacun du regard. Certains baissèrent les yeux. D’autres quittèrent la pièce, et j’entendis même un vieux murmurer qu’il ne suivrait pas une « chienne gaijin ». Je m’efforçai de le regarder, de conserver son visage dans ma mémoire, juste au cas où. Mais finalement, personne d’autre ne quitta la pièce. Sur quarante-six hommes, seulement trois étaient partis.

— Vous avez entendu notre grande sœur ? finit par aboyer Miyajima. Elle attend une réponse !

D’abord hésitantes, quelques voix s’élevèrent.

— Osu !

— Plus fort ! J’entends rien !

Osu !

Cette fois, ils avaient répondu tous en chœur. D’une seule voix, forte et résolue.

Je croisai le regard de Masa. À sa manière oblique et discrète, il souriait.

Je le savais, semblaient me dire ses yeux à la courbe malicieuse. J’ai peut-être eu des doutes, mais finalement, vous êtes devenue une vraie femme de yakuza.

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