Selon le plan (1)

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Vers 23h, nous eûmes la surprise de voir débarquer Hanako, en taxi.

— Il m’a dit de rentrer avant lui, nous lâcha-t-elle en guise d’explication, l’air sombre. Il reviendra plus tard.

Puis elle se cala sur le canapé et alluma la télé, signifiant ainsi sa volonté de garder le reste pour elle.

Ainsi, Hide avait voulu rester seul avec Miyabi. Et visiblement, il avait refusé à sa fille la discussion qu’elle attendait. J’hésitai un instant à jouer les Saeko en prenant la défense de mon mari, et à exhorter la jeune fille à se montrer patiente. Mais en vérité, je n’étais pas loin de perdre patience moi-même.

Il est resté seul avec elle, ne cessai-je de ressasser dans ma tête.

J’avais beau savoir qu’il ne pouvait plus la toucher... J’avais toujours cette peur, qu’à son contact, toutes ses émotions reviennent. Qu’il retombe amoureux d’elle. Et elle, de lui.

La main de Saeko vint gentiment se poser sur la mienne.

— Lola, murmura-t-elle, rassurante. Ne vous en faites pas. Il va revenir.

Nobutora grogna son assentiment, tout en s’allumant une cigarette. Cette fois, Saeko oublia de le tancer pour qu’il arrête.

— J’aurais dû lui dire, bougonna-t-il. Mais je le connais... Il aurait tout de suite filé à Kagoshima. Faut qu’il affronte les choses, celui-là ! Et pour une fois... il aurait trouvé plus fort que lui.

Je me tournai vers Nobutora.

— Pourquoi ces gens veulent à ce point sa mort ? De l’eau a coulé sous les ponts, non ? Les Kozakura ont eu leur vengeance. Pourquoi s’en prendre à Hide, et jusqu’à sa descendance ?

— Tu ne peux pas comprendre, grinça le vieux patriarche. Les Kiryûin sont dépositaires d’un grand prestige à Kagoshima. Si quelqu’un se revendiquant de ce nom — n’importe qui ! — venait là-bas, il lui serait facile de prendre la direction du Kozakura-ikka, et de tous les clans qui lui sont affiliés. Il y a aussi une école martiale dont les secrets n’ont jamais été révélés. Chaque année, il y a des gens, parfois très haut placés, qui viennent me voir pour ça. Des professeurs d’université, des flics, et même, parfois, des historiens de l’étranger ! Mais je peux rien leur transmettre, rien leur dire. Parce que je ne porte pas le nom de Kiryûin.

— Vous voulez dire que Hanako pourrait réclamer ces secrets ? À qui ?

— Oui, elle le pourrait, à condition de passer à l’insu du clan Kozakura. Ou ton fils... ou même toi ! Bien sûr, le mieux, ce serait Hidekazu directement. C’est le portrait craché de son père. Le vieux Retsudô le reconnaîtrait.

— Retsudô ? C’est le nom de ce gardien ?

Nobutora croisa les bras.

— J’arrête de t’en parler. C’est à Hidekazu que je dois dire ça, pas à deux femelles comme Hanako et toi. On va attendre qu’il rentre.

Je me soumis momentanément et rongeai mon frein. Je savais qu’il n’y avait rien à gagner en affrontant le vieux bougre frontalement. Il fallait se montrer subtile... et patiente.

— Cela n’explique toujours pas pourquoi ils veulent le tuer, murmurai-je l’air de rien. S’ils veulent récupérer ces documents... Ils ont besoin d’un Kiryûin.

— Ils ne veulent pas que ces secrets soient dévoilés au grand jour, marmonna Nobutora. Cela remettrait en cause leur pouvoir, et celui de beaucoup de gens... Un jour, Tatsuo m’a même dit que cela pouvait remettre en cause l’histoire du Japon telle que nous la connaissons !

— Le père de Hide était au courant de leur contenu ?

Nobutora s’empressa de secouer la tête.

— Non, il ne voulait pas savoir. C’est pour ça qu’il a fui Kagoshima avec moi. Mais finalement, la ville l’a rattrapé. On dit que le dieu noir du volcan Sakurajima ne laisse jamais vraiment partir ses enfants ! C’est un dieu jaloux, qui menace constamment de tout détruire autour de lui. C’est pour ça que j’ai refusé de raconter la vérité à Hidekazu. Maintenant, il va vouloir y aller, lui aussi. C’est inéluctable. Et l’histoire va se répéter.

J’espérai vivement qu’il se trompait. Il allait finir par nous porter l’œil, avec toutes ses mauvaises prédictions...

— Je serai là avec lui, dis-je à haute voix. Rien qu’à cause de ça, l’histoire ne se répétera pas.

— La dernière fois, Tatsuo était avec une femme. Une femme étrangère à Kagoshima, comme toi ! objecta Nobutora.

— Cela restait une Japonaise. Je ne vais pas laisser ces sales types faire leur loi, moi. Et encore moins toucher à mes enfants. S’ils me font trop chier, je n’hésiterai pas à appeler les flics, ou, carrément, à quitter le pays.

Nobutora grommela quelque chose d’indistinct. Mais je sentis les regards conjoints de Saeko et Hanako, qui me regardaient. Ce que je venais de dire avait résonné en elle. Elles savaient que, d’une façon ou d’une autre, cette fois, les choses étaient différentes.

*

Une autre heure s’écoula. Hide ne revenait toujours pas. Un peu inquiète, je songeai à lui envoyer un texto, puis me ravisai. Je ne voulais pas être celle qui le tirerait de sa bulle de nostalgie. Et au moment où je me décidais enfin, la sonnerie retentit.

Nobutora regarda sa femme.

— Tu avais fermé à clé derrière lui ?

— Oui... comme toujours, répondit-elle en se levant.

Satsu devait être rentrée chez elle. Saeko quitta donc le salon pour ouvrir à Hide.

Mais ce ne fut pas avec lui qu’elle revint.

En apercevant la haute silhouette de Kiriyama, Hanako se leva subitement.

— Pas la peine de réagir comme ça, grinça ce dernier, je ne suis pas venu pour toi... Hidekazu est là ?

Nobutora fronça les sourcils.

— Tu aurais pu te faire annoncer, ce n’est pas une heure pour venir chez les gens... Et non, il n’est pas là. Il est parti à l’hôpital.

— L’hôpital ?

— Pour y conduire maman, coupa Hanako.

Kiriyama la regarda.

— Miyako ? Il est donc au courant ?

Mon sang se glaça. Kiriyama savait pour Miyabi... et Hanako. Tout faisait sens. C’était pour cela qu’il avait tant insisté pour l’épouser ! La fille de son frère sang pour qui il entretenait une obsession malsaine, et de la femme qu’il avait aimée...

— Je lui ai dit, grogna Nobutora en s’allumant une cigarette. Il était plus que temps.

— Mhm. Au moins, il arrêtera de croire que c’est moi qui l’ait balancé aux « cochons »... comment il a réagi ?

— Lui ? Bien. C’est la petite qui l’a mal pris. Elle a fait une crise de panique, et il a dû la conduire à l’hôpital.

— Il y a combien de temps ?

— Deux heures environ... Il ne devrait plus tarder.

Kiriyama se frotta les mains.

— Bien, bien... cela me laisse largement le temps de faire ce que j’ai à faire.

Nobutora fronça les sourcils.

— Ce que tu as à faire ? Que...

Kiriyama sortit un flingue de sa veste.

— Ça, dit-il en visant Nobutora.

Et il tira.

Saeko hurla. Son mari n’eut pas le temps de réagir : il s’écroula, touché au ventre. Une tache rouge se dessina sur sa chemise d’intérieur, comme une cocarde sanglante.

— Espèce de sale traître... Hidekazu ne te le pardonnera pas, cette fois ! grogna-t-il en se tenant le ventre, soutenu par sa femme qui s’était précipitée.

— Il m’a toujours pris ce qui me revenait de droit, lâcha Kiriyama d’un ton désinvolte. Mais c’est terminé, tout ça.

— Meurtrier ! siffla Saeko. Tu crois que l’organisation te laissera t’en tirer comme ça ?

Kiriyama répliqua en lui tirant dessus. En pleine tête.

— Sae-chan ! hurla Nobutora, la voix brisée par la douleur.

Je ne pouvais pas croire ce que je voyais. Une exécution, une vraie, juste sous mes yeux. Saeko s’était effondrée sur son mari, comme une marionnette à laquelle on aurait coupé les fils. Elle était morte sur le coup. Là, devant moi, en moins d’une minute... Mais le vieux parrain n’avait pas dit son dernier mot. Galvanisé par la mort de sa femme, il se releva en soufflant, comme un sanglier blessé. Il brandissait une lame d’une dizaine de centimètres, visiblement extraite de sa veste.

— Kiriyama ! gronda-t-il. Enfoiré !

Et il chargea.

Kiriyama tira une troisième fois. Puis une quatrième. Combien avait-il de balles, dans son chargeur ? L’idée de mettre cette ultime attaque de Nobutora à profit pour fuir me traversa l’esprit, mais mon corps refusait d’obéir. Mes jambes, en coton, ne me portaient plus : j’étais aussi tétanisée que Miyabi l’avait été. Et Hanako était pelotonnée contre moi, le visage caché dans ses longs cheveux. Elle gémissait doucement.

Touché au thorax, Nobutora s’écroula sur son agresseur. Kiriyama le repoussa d’un air dégoûté, et il s’effondra à ses pieds.

— Putain, grogna Kiriyama. Ce vieux con m’a salopé mon costume... !

Il sortit un mouchoir de sa poche de poitrine et s’essuya d’un air agacé. Puis il releva le regard vers nous. Un regard aussi froid et cruel que celui d’une vipère aspic.

— Les petites princesses de ce cher Kazu-chan... Je me demande comment il va réagir en apprenant votre disparition !

— Tu comptes nous tuer ? réussis-je à articuler, la bouche sèche.

Kiriyama ricana.

— Vous tuer ? Non. Pourquoi ferais-je une chose pareille ?

— Tu viens de tuer deux personnes...

— Moi ? Non, répondit-il en regardant son arme. C’est ton mari qui les a tués, pas moi.

Et il jeta le flingue à terre, devant mes yeux incrédules.

— Ce Glock 9mm n’est pas à moi, murmura-t-il en s’accroupissant à ma hauteur. Je l’ai trouvé dans le coffre de votre appartement... Tu sais ? Celui dont tu m’as gentiment révélé l’existence lors de ma dernière visite.

— Tu es passé chez nous ? bafouillai-je bêtement.

Il dégaina un sourire en lame de rasoir.

— Oh, vite fait. Juste le temps de trouver ça. Le code était simple : c’était la date de naissance de Mi-chan...

Je baissai le nez. Kiriyama avait profité de notre retraite stratégique à Karuizawa pour s’introduire chez nous. Il avait subtilisé cette arme avec facilité, à cause de notre propre négligence, à Hide et moi... et s’en était servi pour assassiner son boss et faire porter le chapeau à Hide. C’était presque trop facile.

— Assez trainé, fit Kiriyama en se relevant. Quand ton cher époux va revenir, il trouvera sa femme prostrée et sa fille disparue. Je peux te laisser là, aucun flic ne prendra au sérieux les élucubrations d’une gaijin, de toute façon... Mais Hana-chan vient avec moi. Toi, Lola, tu pourras peut-être visiter ton mari en prison... Enfin, s’il survit plus de trois mois. En général, ceux qui ont tué leur oyabun ne font pas long feu... ! (Il ricana.) Quant à Hanako, elle sera ravie d’être l’épouse du nouveau lieutenant. Je pense que Kinugasa me donnera le poste laissé vacant, et le prochain dans les rangs pour celui de kumichô, ce sera moi !

— Tu as fait tout ça par... ambition ? demandai-je, ne pouvant en croire mes oreilles.

Je savais que Kiriyama était un sale type, mais je n’avais jamais imaginé que c’était à ce point-là.

Ambition ? fit-il en plissant les yeux. En partie. On n’arrive pas à ce niveau en ayant les mains trop propres ! C’est pour ça que mon « frère » n’aurait jamais accédé au poste suprême. Et puis, je le fais aussi un peu par vengeance, je dois l’avouer... Hidekazu n’aurait jamais dû me voler Miyako. Si elle était encore baisable... c’est elle que j’aurais prise pour femme !

J’étais révoltée. Je ne réussis pas à retenir les mots qui sortirent de ma bouche :

— Mais quelle horreur... tu es un véritable monstre, un serpent perfide ! Hide ne t’a rien « volé » du tout. C’est lui que Miyako aimait, pas toi !

Kiriyama redressa le visage, vif comme le reptile qu’il était.

— Ta gueule, sale pute ! aboya-t-il en me retournant une claque.

Son coup était si fort que je m’effondrai. Droit dans une flaque de sang, à deux centimètres du revolver qu’il avait laissé tomber. En arrière-plan, dans mes oreilles sifflantes, j’entendis les cris de Hanako, que ce salopard essayait de traîner par les cheveux.

— Allez la petite princesse, tu me suis maintenant ! s’époumonait-il.

Mes yeux se posèrent sur le flingue. Je ne savais pas combien de balles il y avait dedans, et de toute façon, je ne savais pas tirer. Pourtant, sans hésiter, je posai ma main dessus.

— Lâche là, ordonnai-je à Kiriyama en me relevant.

Ce dernier me regarda, stupéfait.

— Tu vas me tirer dessus ? Toi ?

Je pressai la détente. La balle partit, allant finir sa course dans le mur derrière lui. Par chance, elle n’avait touché personne. Mais les yeux de Kiriyama me fixaient, immenses.

— Souviens-toi de l’histoire du couteau, lui rappelai-je. Tu sais jusqu’où je suis capable d’aller. J’ai une arme autrement plus efficace, maintenant... si tu ne disparais pas immédiatement, je te bute. Trois... deux...

Kiriyama siffla, et, avec une grimace, lâcha les cheveux de Hanako. Puis il disparut par la porte ouverte.

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