Déclaration de guerre

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Quelqu’un nous attendait devant la porte de l’immeuble. Hanako. En la voyant sans parapluie, trempée par la pluie, ses longs cheveux collés au crâne, je compris tout de suite que quelque chose n’allait pas. Et que faisait-elle là, si loin de son université ?

Hide alla garer la voiture tandis que je me précipitai pour ouvrir à la jeune fille. Elle était dans tous ses états.

— Qu’est-ce qui se passe ? lui demandai-je, inquiète. Tu n’es pas censée être à Kyôto ?

Depuis la rentrée d’avril, Hanako vivait à Kyôto pour suivre ses cours à l’université Ritsumeikan.

— Faut que je te parle, gémit-elle d’une voix lugubre.

Je ne l’avais jamais vue comme ça. Ce n’était pas la fille la plus extravertie du monde, mais d’habitude, elle avait l’air sûre d’elle, à la façon silencieuse et légèrement hautaine des ados un peu différents des autres.

Elle a peut-être découvert quelque chose, réalisai-je. Quelque chose en rapport avec ce mystérieux grenier à riz si bien gardé par Nobutora. Quelque chose en rapport avec les pleurs de femme qu’on y entend...

— Viens, ne reste pas là, fis-je en la poussant dans le couloir.

Hide nous rejoignit sur le palier, l’air sombre. Hanako ne s’était jamais excusée. Maintenant, il se montrait froid envers elle.

— Hana-chan, l’accueillit-il néanmoins.

Elle fit un signe de tête timide à son attention, tout en restant collée contre moi. Hide nous ouvrit la porte, puis s’effaça pour nous laisser entrer.

— Change-toi, fis-je à Hanako alors qu’elle se précipitait d’office dans la chambre qu’elle avait occupée lors de sa visite en février, et qui avait été celle de Yûji pendant tout l’automne. Je vais te faire couler un bain pendant que Hide prépare le dîner.

D’habitude, Hanako exigeait de lui des plats spéciaux, comme les nouilles à la mode de Hakata ou le curry au poulet avec des radis marinés au vinaigre de prune, ce qu’il était le seul ici à savoir faire. Mais cette fois, elle garda ses exigences pour elle, et me suivit docilement dans la salle de bain.

Hide était déjà dans la cuisine lorsque je revins. Il fumait une clope en attendant que son eau commence à bouillir. « Qu’est-ce qu’elle fait ici » fut sa première question.

— J’en sais rien, répondis-je en lui piquant une taffe sur sa cigarette. Elle ne m’a pas encore parlé. Je pense qu’elle le fera après avoir mangé. Tu prépares quoi ?

— Des spaghettis au tarako et au piment.

Le tarako — ou rogue de colin d’Alaska — n’était pas mon met japonais préféré, mais dilué dans les spaghettis, ça passait. En revanche, il était de notoriété publique que tous les ados adoraient ça.

— Je peux t’aider ? proposai-je.

Hide secoua la tête.

— Non. T’as qu’à mettre la table en attendant.

Je sortis les assiettes du placard, offertes par Saeko en guise de cadeau de mariage. Toute notre vaisselle avait été achetée par elle, à l’exception des trucs Ikea que j’avais ramenés de chez moi. Maintenant, cette vaisselle me paraissait étrangère, inquiétante, même. Je la rangeai pour ressortir les vieilles assiettes Ikea.

Hanako finit par sortir de la salle de bain, toute timide, une grosse serviette sur les cheveux. Elle s’assit à sa place habituelle, murmurant un bref « merci » lorsque Hide posa une plâtrée de pâtes devant elle. Il était évident qu’elle ne voulait pas parler en sa présence. Hide alluma donc la petite télé fixée au mur de la cuisine et commença à manger en regardant les infos.

— Est-ce que je peux rester ici cette nuit ? finit par demander Hanako d’une voix tremblante.

Hide me jeta un bref regard.

Tu choisis, avait-il l’air de dire. Je me défausse de toute responsabilité ici.

— Bien sûr, répondis-je en ignorant les yeux noirs et le visage fermé de mon mari. Tu peux rester ici tant que tu veux, tu le sais.

— C’est que je ne voudrais pas déranger, dit Hanako sans cesser de regarder Hide.

— Tu ne déranges pas, coupa-t-il abruptement. T’es la fille du boss. C’est normal qu’on t’accueille chez nous.

Le sous-entendu était clair : « Même si on n'en a aucune envie ».

Je le trouvai dur. Mais, avec la compréhension subtile qui le caractérisait parfois, il se leva, posa son assiette dans le lave-vaisselle, puis nous fit un café, avant de quitter la pièce avec le sien.

J’étais désormais seule avec Hanako.

— Dis-moi ce qui se passe, lui demandai-je après avoir éteint la télé.

Hanako baissa ses longs cils bruns, et je vis une larme perler au coin de ses grands yeux en amande.

— On m’a demandée en mariage, lâcha-t-elle d’une voix cassée par l’émotion. Et mon père adoptif a accepté.

Je me penchai en avant, stupéfaite. Hanako n’était même pas majeure, aux yeux de la loi japonaise. Du moins, pas pour voter. Le consentement sexuel étant fixé à 13 ans, dans ce pays... la pauvre Hanako se trouvait largement dans les clous pour le mariage. Une question demeurait : avec qui ?

— « On » ? Qui ça, on ?

— Kiriyama Reizei... le kumichô du Kiriyama-gumi. Celui dont je t’ai parlé le jour de mon anniversaire... le type sadique.

Le violeur, songeai-je, horrifiée.

— Mais... il a presque le double de ton âge ! m’écriai-je.

— Saeko dit que c’est l’âge qu’elle avait quand elle a épousé son mari... geignit Hanako.

Et elle fondit en larmes.

Je n’en croyais pas mes oreilles. Comment les Onitzuka pouvaient-ils accepter un deal pareil, en 2013 ? Et avec ce type-là, entre tous ? Lui, sa motivation était évidente. En épousant Hanako, il espérait être nommé par Onitzuka comme son successeur. Mais pourquoi Nobutora avait-il accepté, lui qui chérissait tant la petite ?

— Hanako... commençai-je en lui prenant la main. Tu n’es pas obligée d’accepter. Ils ne peuvent pas te forcer... c’est interdit par la loi !

— Pas chez les yakuzas. Nobutora dit que Kiriyama est le parfait mari pour moi, et que si je refuse, il me coupera les vivres et arrêtera de payer pour mon université. Il est hors de question que j’épouse ce type, alors je vais devoir arrêter, et devenir hôtesse pour gagner ma vie... C’est pour ça que je suis venue ici. J’aimerais que tu me présentes à ton ancien club, et si tu acceptais de m’héberger un peu chez vous... pas longtemps, juste le temps de trouver un appartement. Je ne vous dérangerai pas, je pourrais même faire la cuisine, le ménage... s’il te plaît !

— Euh, je... bien sûr, Hanako, balbutiai-je, dévastée par la perversité de Nobutora. Tu peux rester ici tant que tu veux !

— Mais il est hors de question que tu deviennes hôtesse, dit Hide de sa voix la plus autoritaire. En tout cas, pas si tu le fais contrainte et forcée.

Je relevai la tête vers le salon. Il était sur le pas de la porte, appuyé contre le chambranle, et remuait son café avec sa petite cuillère, le regard sévèrement braqué sur Hanako. Cette dernière baissa la tête.

— On va payer pour tes frais universitaires, décida-t-il. Mais je dois appeler le boss et lui dire que tu es ici.

— Hide... On ne peut pas laisser Nobutora la forcer à épouser Kiriyama !

— J’ai pas dit ça. Mais il faut le prévenir. Il va s’inquiéter, sinon.

S’inquiéter ! Est-ce qu’il s’inquiétait vraiment du bien-être de cette pauvre gamine ? Non. Hanako n’était qu’un objet pour lui, comme toutes les femmes.

­— Il va surtout la ramener de force à Kôbe, si tu la renvoies dans sa cité u ! m’exclamai-je. Il faut la garder ici. Hanako n’a qu’à changer de fac.

— S’il vous plaît ! supplia-t-elle, les mains jointes. Laissez-moi rester chez vous. Je voulais aller à Tokyo, à la base, ce sont mes parents qui ont insisté pour que j’aille à Kyôto... Moi, ce que je voulais, c’était prendre des cours de danse et de chant, et intégrer une écurie de talento !

C’était vrai. Hide la regarda, fortement ennuyé. Après la scène qu’elle lui avait faite — et les suspicions qui s’en étaient ensuivies — il ne voulait plus garder Hanako chez lui. En un sens, je le comprenais.

— Il faut quand même que je prévienne le boss, statua-t-il. S’il apprend que tu es là alors qu’il te cherche partout, ce sera pire.

— Mais il enverra ses gorilles pour me ramener ! s’écria Hanako.

— Je vais lui parler. Lui expliquer la situation. De toute façon, personne ne fait usage de la force chez moi, pas même lui, annonça-t-il avec autorité, les bras croisés.

Je ne savais pas si je devais me sentir rassurée ou, au contraire, terriblement inquiète. Hide était prêt à tenir tête à ce vieil obstiné de Nobutora pour sauver Hanako... c’était la chose à faire, bien sûr, celle que la morale et le bon sens commandaient de faire, mais peut-être pas la plus prudente.

Cependant, Hanako n’était pas d’accord. Lorsqu’elle vit Hide sortir son téléphone, elle se précipita sur lui, tentant de le lui enlever :

— Non je t’en supplie ! Ne l’appelle pas ! Il me reprendra, et m’enfermera dans le kura avec maman !

Cette phrase me glaça jusqu’aux os. C’était comme si un fantôme venait de passer ses doigts froids sur mon échine.

Je le savais, pensai-je, envahie par un terrible pressentiment.

Hide se figea net.

— Quoi ? siffla-t-il, les yeux agrandis.

— Je devais garder le secret, renifla Hanako. Maman est enfermée dans le kura... parce qu’elle ne fait pas ce que Nobutora lui dit de faire.

— Hana-chan... je croyais que ta mère était décédée ! soufflai-je.

— Non, elle est... bizarre, sanglota Hanako. Handicapée... il ne fallait pas que les gens sachent.

— Pourquoi ?

— Ça aurait empêché mon mariage... Les gens veulent bien épouser une orpheline, mais pas la fille d’une personne handicapée mentale, avoua Hanako en baissant la tête.

Je me tournai vers Hide. Ce dernier pianotait sur son téléphone, l’air déterminé.

— Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Aller là-bas. Parler à Nobutora, et tirer cette histoire de kura au clair.

— N’y va pas seul. Emmène Masa avec toi !

— Non, je veux qu’il reste avec vous. Il arrive dans dix minutes.

Je me laissai tomber sur ma chaise, catastrophée.

— Hide... c’est trop dangereux. Si Nobutora est vraiment celui qu’il semble être dans cette histoire... il ne te laissera pas t’en tirer comme ça !

— Je ne peux pas le laisser disposer comme ça de deux femmes innocentes, objecta-t-il. Je suis sûr qu’il y a une explication à son comportement. Je dois tirer ça au clair... et voir ce qu’il faut faire le cas échéant. En attendant, vous restez là toutes les deux, sous la surveillance de Masa. Hanako, comment s’appelle ta mère ?

— Yami... répondit la jeune fille entre deux sanglots.

Yami... Obscurité. C’était la première fois que j’avais connaissance d’un tel prénom.

— Yami quoi ?

— Kiryûin... Yami Kiryûin.

Encore cette mystérieuse famille. Si on traduisait son nom en entier, cela donnait « Obscurité du temple du dragon-démon »... rien de bien réjouissant.

*

J’attendis des nouvelles de mon mari avec une impatience terrible. Je m’imaginais le pire : Nobutora, qui gardait cette pauvre femme comme esclave sexuelle, tuait Hide avec son fusil avant de faire disparaître son corps en le donnant à ses chiens... tous les scénarios étaient possibles. Aussi, lorsque le téléphone sonna, je me précipitai dessus.

— C’est moi, fit la voix basse et mâle de mon mari dans l’appareil.

— Tu as retrouvé la mère de Hanako ?

— Non. Nobutora m’a dit qu’il l’avait fait transférer à l’hôpital : il m’a même fait visiter le kura, qui est aménagé comme un appartement très confortable. Apparemment, elle a été très choquée de la mort de Tsuramaru la dernière fois : elle a tout vu de sa fenêtre. C’est une femme aux nerfs fragiles, très impressionnable...

Je grognai d’impatience. Quelle soupe ce vieux renard de Nobutora avait-il encore servie à Hide, qui avait gobé le truc avec sa naïveté habituelle ?

— Tu n’as pas demandé à la voir ?

Et cela ne t’as pas étonné qu’on garde une femme handicapée enfermée à double-tour dans un grenier ? faillis-je ajouter.

— Non. Pas le temps. Et puis, j’avais plus urgent à régler. Comme l’affaire avec Kiriyama, par exemple.

— Tu en as parlé à Nobutora ?

— Oui. Je lui ai dit, aussi, pour Naho. Il n’était pas au courant.

Tu m’étonnes.

— Et ça change quelque chose, pour lui ?

— Oui. Il a décidé de refuser l’offre de Kiriyama. En fait, il l’a contacté immédiatement, devant moi.

Je soupirai de soulagement. Bon. C’était déjà ça.

— Et il va laisser Hanako suivre ses cours à Tokyo ?

— Aussi. Par contre... Est-ce que Masa est là ?

— Il est derrière, confirmai-je. Je vais le chercher.

J’allai chercher Masa, qui fumait une clope sur le balcon. Je lui passai le téléphone.

— Aniki, l’entendis-je dire. Osore irimasu.

Je restai à côté pour écouter ce que Hide allait lui dire. J’avais trouvé son ton bizarre, au téléphone.

Mais je ne pus rien entendre d’autre qu’un murmure bas et rapide. Masa écouta en silence, puis acquiesça avec une formalité étonnante, vu les rapports étroits et familiers qu’il entretenait avec son boss :

Kashikomarimashita. Je vais faire le nécessaire.

Et il raccrocha.

Je me suspendis à son bras, impatiente :

— Alors ? Qu’est-ce qui se passe ?

Masa rajusta ses lunettes rondes du bout de l’index, et me rendit mon iPhone.

— Le Kiriyama-gumi vient d’envoyer une déclaration de scission à l’organisation, asséna-t-il de sa voix froide. Il rejoint l’Ichiwa-kai.

Masa fit une pause, semblant soudain hésitant.

— Il a notamment accusé l’Ôkami-ikka de chercher à lui nuire par tous les moyens, et soutient que c’est à cause du patron qu’il quitte le Yamaguchi-gumi avec ses hommes...

Il s’arrêta.

— Et alors ? insistai-je, plutôt ravie de voir ce sale type sortir de notre vie. Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Que nous devons nous préparer au pire, répondit Masa d’un ton plus ferme. C’est la guerre, o-nêsan.

La guerre. Kôsô. Un mot qui sonnait comme un lugubre tocsin.

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