Comme une ombre

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La guerre entre clans rivaux. Une grosse affaire qui m’enleva à nouveau mon mari, me laissant seule avec la jeune Hanako, désormais plus protégée qu’une perle par un dragon. Hide lui avait défendu de sortir sans escorte, ce à quoi la jeune fille se conformait volontiers, tant elle était terrifiée (à juste titre) par Kiriyama Reizei.

Début juillet, je n’en pouvais déjà plus d’être cloîtrée ainsi, accompagnée par Masa partout, y compris pour me rendre au studio de danse deux rues plus loin. Aussi, quand Hide m’annonça que le quartier commerçant de Narita lui avait demandé des hommes pour les aider dans leur fête de l’été, j’explosai.

— Non, tu ne me laisseras pas encore toute seule pendant que tu fais la fête avec Noa !

— Naho ne sera pas là, me répondit mon mari, quelque peu surpris par ma virulence. Et ce n’est pas moi qui vais tirer le dashi : ce seront mes jeunes recrues.

— Et toi ? Tu vas rester à la maison pendant ce temps-là, peut-être ?

Hide baissa la tête, vaincu :

— Non, avoua-t-il. Je suis invité à regarder la procession et à participer aux rites qui auront lieu au Shinshô-ji.

— Est-ce qu’il y aura un banquet de femmes nues ? demandai-je, suspicieuse.

— Pas de femmes nues. Tout aura lieu dans un restaurant de Naka-no-chô ouvert à tous les vents.

— Avec des geishas ?

— Pas que je sache, répondit-il.

« Pas que je sache » pouvait également signifier qu’il y en aurait. Je décidai donc de « tenir ma place », comme me l’avait suggéré Wada Shôko, épouse du chef du Wada-gumi d’Asakusa.

— Je t’autorise à participer, à condition que je sois là pour te surveiller, assénai-je. Et tu devras toujours rester dans ma ligne de mire.

Hide afficha sa surprise :

— Mais seuls les chefs de quartiers sont invités...

— M’en fous. Trouve une solution. C’est ça où tu restes à la maison, attaché au lit.

Hide grommela, mais le lendemain, il m’annonça la « solution » qu’il avait trouvée :

— Tu vas participer à la fête avec les wakashû du quartier Naka-no-chô. C’est ce que tu voulais, non ?

— Porter un mikoshi ?

— Non, tirer un char, et danser à chaque arrêt. Je leur ai dit que tu étais danseuse et que tu apprenais vite : tu vas devoir y aller dès vendredi pour répéter la chorégraphie. Yûji t’accompagnera, avec quatre autres jeunes du clan. Tu garderas un œil sur eux, et eux, ils te protégeront. Par contre... tu ne dois dire à personne qui tu es.

— Comment ça ? Et comment pourrais-je te surveiller, si tout le monde ignore que je suis ta femme ? objectai-je.

— Tu me verras à chaque arrêt. J’ai dit que tu étais une étudiante proche d’une de nos nouvelles recrues, qui voulait apprendre la culture japonaise. C’est mieux comme ça. De toute façon, ces gens ne sont pas des gokudô : ce sont des commerçants qui font parfois appel à nous. Je les connais pour avoir beaucoup traîné dans le coin étant jeune, vu que mon foyer d’accueil était à Chiba... Ça te va ?

C’était la première fois que Hide mentionnait l’institution où il avait grandi. Le plan ne me plaisait guère, mais j’avais tellement envie de sortir et de changer d’air que j'acceptai en grognant. Au moins pourrais-je garder un œil sur mon mari. De nouveau, il passait toutes ses nuits dehors.

En outre, j’étais contente de retrouver Yûji. Il avait beaucoup changé ces derniers mois, pris en maturité. Il était aussi devenu plus large d’épaules, plus viril. J’étais presque impressionnée en étant à côté de lui. Il m’annonça qu’il se mariait en mai prochain avec sa copine, la timide Natsumi : Hide leur payait la cérémonie, et même un voyage de noces à Hawaii. Je trouvais ça gentil de sa part, surtout après la raclée qu’il lui avait mise.

— Tu ne lui en veux pas ? demandai-je discrètement à Yûji dans la voiture qui nous conduisait à Chiba.

— Au contraire, répondit Yûji. Le patron a fait de moi un homme. Je lui en serai toujours reconnaissant. Et il m’a permis de garder mon doigt sans perdre la face.

Encore une histoire de virilité, d’honneur et de réputation... Si c’était leur truc, tant mieux pour eux. Moi, je renonçais à comprendre.

— Hide n’allait pas accepter ton doigt, Yûji. Qu’est-ce qu’il en aurait fait ?

Yûji me regarda comme si j’avais sorti une énormité.

— Il a bien accepté celui de Kondô no Aniki, l’année dernière... il l’a mis dans son autel bouddhique.

— Son autel bouddhique ? fis-je en fronçant les sourcils. Hide n’a pas d’autel bouddhique.

— Pas à Tokyo, non. Mais à Karuizawa, dans le pavillon de thé.

Cela faisait longtemps que je n’étais pas allée là-bas. Je pris note d’aller vérifier. Hide ne m’avait jamais parlé de ça. Mais il y avait tellement de choses qu’il ne me disait pas...

Une fois arrivé à Narita, Yûji changea radicalement de comportement envers moi. Son patron lui avait donné des ordres. Je n’étais plus son « o-nêsan », la femme respectée de son boss, mais une gaijin qu’il se trimballait pour redorer le blason de son clan.

Comme beaucoup d’étrangers, je connaissais Narita pour son aéroport international. J’ignorais que c’était surtout une ville de pèlerinage très prospère au 18° siècle, qui avait gardé une coloration « époque Edo » marquée. Un grand nombre de touristes, surtout américains, venaient y faire leurs emplettes entre deux avions et visiter le Shinshô-ji, l’énorme temple patronné par des stars du kabuki tokyoïte. Ces deux types de visiteurs garantissaient au centre-ville, divisé en plusieurs quartiers, une prospérité économique digne d’Asakusa. Ces commerçants, qui avaient chacun leurs propres corporations, organisaient une fête tous les ans au mois de juillet, copiée sur celle des quartiers centraux de Kyôto, le Gion matsuri. À cette occasion, les quartiers entraient en compétition les uns avec les autres en tirant d’énormes chars lourdement décorés, qui pesaient encore plus lourd que les autels portatifs de la fête de Sanja. Et c’était ces trucs-là que j’étais censée tirer toute une journée, de neuf heures du matin jusqu’à dix heures du soir, avec Yûji et les autres, pendant trois jours.

Nous n’étions pas seuls, cela dit. Toute une bande nous attendait : les « wakashû » du coin, autrement dit, les jeunes célibataires ou tout récemment mariés. Comme d’habitude, on me colla entre les mains des filles, qui avaient l’air de se demander pourquoi on leur avait mis une gaijin entre les mains. C’était toujours la même chose : je devais prouver à chaque rencontre que j’étais un être humain normal, et c’est ce que je m’empressai de faire en les saluant bien bas, dans un japonais correct.

— Mhm... fit la wakagashira de la bande, une dénommée Maki. Il paraît que tu tiens un studio de danse à Tokyo ?

J’opinai du chef.

— De la danse orientale, c’est ça ? J’en ai fait, moi aussi, à l’époque de la fac... mais j’ai arrêté. Enfin, on nous a dit que tu apprenais vite, et que tu avais de bonnes capacités kinesthésiques.

On ? osai-je demander, curieuse de ce que Hide avait raconté sur moi.

Maki échangea un regard avec ses collègues. Elle ne m’en dit pas plus.

Je passai les deux premières semaines de juillet à répéter avec le groupe des jeunes de Naka-no-chô. Tous les trois jours, je partais avec Yûji jusqu’à Sakura, où je devais prendre le train pour la station suivante : cela aurait fait bizarre que je sois drivée par un membre officiel d’une organisation yakuza. Yûji et les autres faisaient semblant de ne pas trop me connaître, pour ne pas éveiller l’attention. Le soir, il m’attendait dans le parking de l’hôtel APA derrière la gare, où je montais discrètement dans sa voiture.

Le plus énervant, c’était de savoir que souvent, pendant ces réunions, Hide buvait avec les chefs de quartier quelques portes plus loin. Mais j’avais bien compris que dans cette société, j’étais condamnée à ne jamais être à ses côtés, à ne jamais lui tenir la main pendant qu’il faisait ses affaires. Nous devions toujours nous tenir à des endroits différents, dans des rôles séparés. C’était encore pire depuis que cette « guerre » était déclarée. Hide ne pensait pas que Kiriyama allait pointer le bout de son nez à Narita pendant la fête de Gion, mais il ne voulait courir aucun risque. Tout cela était pour mon propre bien, évidemment.

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