Loups-garous et chiens en rut

12 minutes de lecture

À huit heures moins le quart exactement, la porte de la maison s’ouvrit. Hide avait tenu parole, pour une fois.

Je le lui fis remarquer.

Otoko ni nigon wa nai, dit-il avec un petit sourire timide.

« Un homme ne revient jamais sur sa parole ». Mouais...

— Comment va Yûji ?

— Ça va, répondit Hide en se grattant la nuque. Il s’est remis sur pieds tout de suite, et sa copine est venue le chercher.

— Tant mieux. Si jamais il lui était arrivé quelque chose... je crois que j’aurais eu du mal à te le pardonner, Hide.

— Je sais, je sais, fit-il, conciliant. Allez, je t’emmène manger dehors. C’est toi qui choisis le resto.

Je décidai d’aller au Monsoon Café à Daikanyama, un restaurant que j’adorais, mais que Hide aimait moins car on n’y servait pas d’alcool. Néanmoins désireux de faire amende honorable, il accepta sans moufter. Ce n’était pas très loin de chez nous. Il sortit sa Camaro chérie, qu’il mourrait d’envie de pousser sur les grands boulevards de Shibuya. Heureusement, il se retint de rejouer le grand prix de Suzuka et respecta scrupuleusement le Code de la route.

Ce ne fut qu’après avoir mangé une assiette de nouilles sautées, un bœuf au saté, une soupe Thom Yum et tout un assortiment de rouleaux de printemps que Hide aborda enfin le sujet qu’on évitait tous les deux depuis le début du repas :

— Si tu veux m’engueuler, je suis prêt.

— J’espère bien que t’es prêt. Mais ce que je veux, surtout, ce sont des explications.

— Alors, il me faut de l’alcool pour me délier la langue. Je peux pas parler sans alcool.

— Je crois que t’as un vrai problème avec l’alcool, Hide, soupirai-je.

Il ne comprenait pas.

— L’alcool sert à révéler ce qu’on a au fond du cœur... c’est essentiel, ici, où tout le monde fait attention à tout ce qu’il fait.

Je ne pouvais pas le contredire là-dessus. L’alcool tenait une place tellement importante dans la sociabilité japonaise... J’acceptai donc sa requête. Après avoir mangé un dessert, je laissai Hide payer et le suivis dehors.

À ma grande surprise, il ne chercha pas le premier bar venu, mais entra dans un conbini pour acheter un assortiment de bières et de chû-hai, l’immonde mixture de Shôchû et de soda que les jeunes s’envoyaient comme du petit lait. Puis il me conduisit dans le parc Saigôyama, tout en haut d’une colline d’où l’on pouvait voir tout Daikanyama en contrebas, jusqu’aux tours de Shibuya et, plus loin encore, Shinjuku. Il s’assit sous un cerisier, étala sa veste à côté pour que je puisse m’y mettre et ouvrit une canette.

Kanpai, fit-il en poussant sa bière contre la mienne.

Je bus une première gorgée en même temps que lui. Puis, alors qu’il s’allumait une cigarette, je laissai mon regard se perdre sur les lumières nocturnes. Hide, à côté de moi, attendait, fumant en silence.

— Je pensais que tu avais sorti Noa de ta vie.

J’avais décidé de commencer par le plus grave.

Je sentis l’attention de Hide revenir vers moi. Il attendait la suite.

— Quand tu m’as dit que tu lui versais de l’argent chaque mois... j’ai accepté, tout en craignant que le petit Yuta soit ton fils. Je me suis dit que c’était sans doute normal, même si cela me blessait énormément. Puis j’ai appris que tu passais au club parfois, puisque tu lui avais parlé : cela, c’est Noa elle-même qui me l’a dit, lorsque je l’ai rencontrée par hasard à Ginza. C’est là qu’elle m’a dit pour Kiriyama... passons. Je me suis dit que tu te sentais coupable, que tu voulais la protéger, au nom de votre vieille amitié, de la mémoire de Miyabi, tout ça. Mais là, Hide... tu m’as délibérément écartée pour pouvoir faire la fête avec Noa.

Je me tournai vers lui :

— Qu’as-tu à dire pour ta défense ? Et est-ce que tu peux me jurer que tu ne couches plus avec elle, après ce que j’ai vu à la fête de Sanja ?

Hide tira une taffe sur sa clope.

— Je ne t’ai pas écartée, Lola. Tu accomplissais ton rôle auprès de la communauté, et moi le mien. Quant à Noa... Je ne pensais pas qu’elle se serait inscrite sur la liste de Marukin pour porter le mikoshi.

— Pourquoi tu ne m’as pas inscrite, moi ? Pourquoi le peut-elle, elle, et pas moi ? demandai-je, la voix blanche de colère et de tristesse.

Tout me revenait d’un coup. Le sentiment de déclassement que j’avais ressenti. La jalousie, lorsque j’avais vu ses bras fins sur la taille de mon mari... et sa joue sur son dos. Non, je n’avais pas pardonné à Hide. J’avais juste rongé mon frein, attendu le moment propice. Et j’étais folle de rage.

— Je voulais... te préserver, argumenta Hide. Je pensais que le groupe de Marukin serait trop violent pour toi, qu’ils te maltraiteraient.

— Tu parles, grinçai-je. Ces types m’ont escortée pour que je te rejoigne, ils voulaient que je participe ! Et Noa, elle, était protégée par tes propres hommes... comme s’ils étaient dans le coup. Est-ce qu’ils le sont, Hide ?

Il releva les yeux vers moi, l’air presque perdu.

— Sont quoi ?

— Au courant de ta relation illicite avec Noa.

— Je n’ai pas de relation avec elle...

— Menteur ! Pourquoi l’as-tu laissée t’enlacer comme ça, alors ?

— Je ne pouvais pas lâcher le mikoshi. Et puis, le jour du matsuri, tout le monde touche tout le monde.

— Les frontières sont abolies, oui, je sais, le coupai-je, agacée. Mais je ne te crois plus, Hide. Je pense que tu couches encore avec elle, et que tes lieutenants sont au courant. Masa et Miyajima, au moins.

Hide baissa la tête.

— Je comprends que tu penses ça. Mais ce n’est pas le cas. Je ne pouvais pas coucher avec Noa, de toute façon : les porteurs doivent être en état de pureté rituelle.

— Oh, comme si ça t’arrêtait ! Tu es un gangster, Hide : est-ce que tu respectes vraiment les interdits religieux ?

— Bien sûr, répliqua-t-il, l’air choqué. Je les respecte.

— Bon, admettons. Mais ça ne répond toujours pas au problème principal : j’étais loin de toi, une fois de plus, alors que Noa, elle, se trouvait aux premières loges !

— On évolue dans les mêmes sphères : elle travaille à Kabuki-chô, et connait les types de Marukin. C’est son tatoueur qui l’a inscrite, à ce qu’on m’a dit... comme il l’a fait pour toutes les filles qu’il a tatouées.

Je ravalai ma bile. En plus, Noa avait défilé toute la journée en bikini sous le flash des photographes, admirée de tous... et sous les yeux de mon mari, à moitié nu lui aussi.

— Tu trouves ça normal pour Noa, susurrai-je, mais pas pour moi... pourquoi ? Parce que je suis une gaijin ?

Parce que tu es ma femme, admit Hide, les yeux brillants. Je ne voulais pas que tous ces types-là te matent, voilà ! Ils peuvent regarder Noa s’ils veulent, la toucher même... mais pas ma femme.

Je le regardai en silence, la chique un peu coupée. Il expédia une grande gorgée de bière, et attrapa aussitôt une autre canette.

— Si je t’avais inscrite sur la liste de Marukin, continua Hide, tu aurais dû défiler en string et en soutien-gorge, comme Naho. Ce n’est pas qu’on t’y aurait obligée, mais enfin, c’est le jeu : tous les tatoués montrent leurs tatouages. Tu aurais dû montrer le tien, et ça, je ne l’aurais pas supporté.

— Pourquoi ? T’as honte que ta femme soit tatouée ? Saeko m’a dit un jour que jamais Nobutora ne l’aurait laissée marquer ainsi son corps... c’est ce que tu penses, Hide ?

Il garda un silence buté, sans me regarder.

Il a honte de montrer que sa femme est tatouée, c’est donc ça, réalisai-je, stupéfaite.

Je lui donnai une petite bourrade pour le dérider.

— Hide ? Tu m’avais dit que tu parlerais...

— Tu peux pas comprendre, grogna-t-il. Tu ne veux pas comprendre.

— Si, je comprends très bien, objectai-je. Je sais que le tatouage est tabou au Japon, que c’est sulfureux, que c’est réservé aux prostituées et aux gros mecs qui se castagnent dans la rue. Tu as peur que tes collègues aient une mauvaise image de moi en découvrant que je suis tatouée, et que cela abime ta réputation, ta « street cred’ » ou je ne sais quoi d’autre.

Il secoua la tête.

— Non, c’est pas ça. Je savais que tu ne comprendrais pas...

— C’est quoi, alors ? m’impatientai-je.

Hide soupira bruyamment.

— Je ne veux pas qu’un autre homme que moi voie ce tatouage, c’est tout. D’ailleurs, je ne veux pas qu’un autre homme regarde ton corps.

Je le regardai, stupéfaite.

— Pourtant, à la danse, tout le monde le voit...

— C’est pas pareil. Il n’y a que des femmes, à tes spectacles. Hanako me l’a dit.

Je plissai les yeux.

Hanako ?

Hide en avait parlé avec elle ?

Il hocha la tête.

— J’ai demandé à Hanako de me raconter comment ça se passait, oui.

— Tu aurais pu venir, plutôt que de te servir de la fille de ton boss comme espion !

Depuis le Samanyölu, Hide n’était allé voir aucun de mes spectacles. Il avait toujours une bonne excuse. Je n’insistais pas, en partie parce que je craignais que mes collègues de la danse ne le remarquent.

— Non. Déjà à l’époque, quand je venais te voir danser dans ton restaurant turc, j’avais envie d’aplatir ces types qui te mataient sans vergogne. Alors, imagine aujourd’hui, maintenant que tu es ma femme...

— Mais enfin Hide, qu’est-ce que c’est que ces réflexes d’ayatollah ? On dirait mon grand-père de 98 ans — paix à son âme — quand il a appris que je faisais de la danse orientale !

Ou Sia, le musicien iranien, qui refusait obstinément de me regarder lorsque je dansais.

— Tu ne te rends pas compte, s’enfonça Hide, et c’est normal, tu es une femme... Tu ne peux pas imaginer l’effet que ça fait à un homme de te voir comme ça. L’effet que ça me fait, à moi.

— Et est-ce que tu imagines l’effet que ça me fait, à moi, quand je te vois en string moule-bite en train de porter ce putain de mikoshi, les muscles bandés et le corps couvert de sueur ? L’effet que ça fait à Noa, qui se rince bien les yeux ?

— C’est pas pareil, ce genre de choses n’excite pas les femmes, bougonna Hide.

— Ah oui ? Et qu’est-ce qui « excite les femmes », selon toi ?

Cela méritait de poser la question.

— Eh bien... quand on s’occupe d’elles, qu’on leur dit qu’elles sont belles ou qu’on leur fait des cadeaux.

En dépit de ma colère, je ne pus m’empêcher d’éclater de rire. Un rire méchant, « jaune », comme on dit.

— Mon pauvre Hide, comme tu es naïf !

Il tourna son visage vers moi, les sourcils froncés et une lueur défiante dans les yeux.

— J’ai souvent discuté avec les hôtesses des clubs placés sous ma protection, j’ai même travaillé dans le service d’ordre de ces endroits, quand j’étais jeune... et elles m’ont toujours dit que ce qui leur plaisait, c’était les hommes gentils et respectueux, qui leur faisaient des cadeaux.

Ces nanas avaient bien dû en profiter, de l’effarante naïveté du gros bras qui leur servait de garde du corps !

— Normal, persiflai-je, parce c’était des hôtesses. Des filles payées pour mentir aux hommes et leur soutirer un maximum d’argent... Tu les vois raconter à ces pauvres salary-men que ce qui les fait mouiller, c’est le sexe torride entre deux hommes musclés dans un yaoi ou s’imaginer être attachées par un beau dominateur et imprégnées par un loup-garou à grosse bite ? Nan, mais tu imagines le fiasco ? Les hommes n’ont pas besoin de savoir ça.

Hide me fixait, visiblement choqué.

— ... un yaoi ? Qu’est-ce que c’est ?

— Un style de manga de cul basé sur le sexe entre hommes, lui répondis-je rapidement.

— Mais... les femmes sont excitées par ça ?

— Pas toutes, lui répondis-je, mais un certain nombre. Au Japon, en tout cas.

Hide rumina l’idée un petit moment.

— Et les loups-garous... commença-t-il.

— On s’éloigne du sujet, lui répondis-je abruptement. Je te disais ça juste pour te montrer que les choses ne sont pas forcément comme tu l’imagines.

— En revanche, le fait que les hommes sont excités par une belle blonde tatouée en bikini, ça, c’est une réalité, insista-t-il obstinément.

— Tu t’enfonces. Je ne suis même pas une vraie blonde... qu’est-ce qui se passerait si j’arrêtais de me décolorer les cheveux, Hide ? Tu me trouverais toujours aussi « excitante » ? Et est-ce que toutes les blondes t’excitent ? Si c’est le cas, tu as un problème, pour moi. Un problème qui confine aux stéréotypes racistes !

Il baissa le nez, les sourcils froncés. Il semblait réfléchir intensément.

Au moins, ça le fait gamberger, songeai-je.

— Je ne suis pas forcément excité par les blondes, finit-il par répondre. Je te l’ai déjà dit, ce qui m’a attiré chez toi, c’est ton physique, bien sûr, mais surtout, ton tempérament. J’aime bien les femmes qui ont du répondant...

— Alors, c’est quoi, selon toi, ce qui exciterait tellement tes yakuzas que tu préfères me garder loin de leur regard ? Et est-ce que si j’arrêtais de me teindre en blonde, ce serait pareil ?

— Ce serait pareil. J’aimerais bien voir ta vraie couleur de cheveux...

— Ne change pas de sujet. Pourquoi c’est impossible, pour toi, que je me balade en bikini à la fête de Sanja ?

Hide croisa les bras.

— Eh bien... Nan, je peux pas te le dire.

— Trop tard. Tu en as trop dit, ou pas assez. Allez, aboule. On a dit qu’on se parlait à cœur ouvert, aujourd’hui.

— Si Yûji s’est battu à la fête de Sanja, c’est à cause d’une remarque faite à ton propos par l’un des hommes du Kikuchi-gumi, avoua Hide. C’est exactement ce que je voulais éviter. Depuis que ces mecs savent que tu es ma femme, ils n’arrêtent pas de m’asticoter. Ils essaient de se servir de toi pour m’atteindre... c’est ce que je craignais. Et le pire, c’est que ça marche.

— Se servir de moi pour t’atteindre... comment ça ?

— Le monde des yakuzas est un monde impitoyable, Lola, ou chaque homme essaie de s’élever au détriment de son voisin. Il n’y a pas assez de place pour tout le monde, et il y en a de moins en moins... alors, tous les moyens sont bons. Ils essaient de me faire tomber.

— Je vois.

— Et puis, y a pas que ça... suite à l’affaire avec le Si Hai Bang, tout le monde a su jusqu’où j’étais allé pour toi. Ça a éveillé leur curiosité, et à partir de là, ils ont tous essayé de savoir qui tu étais, à quoi tu ressemblais. Il y a eu des spéculations, et même des paris... Certains sont montés très haut. Kinugasa, par exemple... il y a une rumeur qui dit qu’il a parié plusieurs millions de yens qu’il arriverait à te mettre dans son lit. Comme je n’ai aucune preuve, je n’ai rien pu faire ou dire... si ce n’est te garder loin de ces types. J’étais content qu’au mariage, tu sois si méconnaissable. Mais même là, ça ne les a pas empêchés de passer la soirée à chercher où avait lieu la fête avec tes amis... ils voulaient te voir en robe de mariée, sans maquillage. Nobutora, qui se doutait de tout ça, a fait diversion avec ce nyotaimori.

Je plissai les yeux, incapable d’en croire mes oreilles.

— T’es en train de me dire que Nobutora a organisé un repas sur une femme nue pour donner un os à ronger à ces chiens en rut ...?

— Voilà. Et Kiriyama les a lancés sur une fausse piste avant de venir me chercher … finalement, ils ont abandonné la « chasse » et ont répondu à l’invitation.

— Que ce serait-il passé s’ils m’avaient trouvée ? m’enquis-je, la voix un peu tremblante.

— J’aurais été obligé de leur péter la gueule à tous, un à un... et j’aurais été exclu de l’organisation, si ce n’est pire.

Si ce n’est pire.

— Ok, statuai-je en me levant. C’est encore plus grave que ce que je m’imaginais.

Hide releva la tête vers moi.

— Où tu vas ?

— À la maison. Tu viens ?

Je lui tendis la main, et il la prit sans s’appuyer dessus.

— Est-ce que ça veut dire que tu me crois, pour Noa ? demanda-t-il en se plantant devant moi.

Il n’avait pas perdu le nord.

— Je n’ai pas encore décidé, lui répondis-je. Mais pour le moment, je veux rentrer. J’ai besoin de réfléchir à tout ça.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0