La culture de la violence

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J’étais toujours en colère contre lui, cela dit. Le pire, c’est que Hide resta en garde à vue 72 heures. L’avocat ne parvint pas à le faire sortir avant. Finalement, le procureur abandonna les charges contre lui et passa l’éponge, à l’issue de quelque obscure tractation orchestrée par Nobutora ou Kinugasa. Le matin du quatrième jour, je reçus un SMS de Masa, toujours laconique :

Il est sorti.

Et au lieu de passer de me voir, Hide s’était rendu au bureau directement. Bon, je ne pouvais pas trop lui en vouloir. Il avait raté trois jours de « travail », finalement, et avait sans doute plein de choses urgentes à débriefer avec ses hommes. Je sortis donc le rejoindre à Gotanda, par le métro, munie d’une tarte aux pommes à la cannelle que j’avais préparée pour sa sortie. Je comptais profiter d’un petit moment dans son bureau pour l’interroger sur le sujet Noa, et lui passer le savon que j’avais retenu si longtemps. Mais pas avant qu’il n’ait mangé la tarte aux pommes. L'hospitalité des flics étant notoirement chiche, Hide avait sans doute besoin de se remplumer.

Au rez-de-chaussée, je fus accueillie par deux gorilles en costard.

O-nêsama !

— Le patron est là ?

— En haut, o-nêsama, me répondit l’un d’eux en appuyant sur le bouton de l’ascenseur.

J’y montai, assez satisfaite de la tournure qu’avaient prise les événements. Finalement, j’étais chez moi, ici.

Je changeai de chanson en arrivant en haut. La porte du bureau de Hide était grande ouverte, et les types débordaient jusque sur le palier. À l’intérieur, j’entendis la voix de mon mari. Basse, posée... mais pleine de colère contenue. C’était mauvais signe.

— Et comment tu vas faire, pour réparer ?

Je m’infiltrai entre les hommes qui se pressaient pour regarder la scène et entrai dans la pièce. Yûji était assis par terre, sur les genoux, la tête basse, en plein acte de contrition. Son bras gauche était en écharpe. Hide, calé contre son bureau, debout, le contemplait avec dédain, les bras croisés. Il me jeta un bref regard au moment où je passai la porte, mais ne dit rien. Je posai mon sac sur le bureau et vint me positionner à côté de Masa, qui s’empressa de tirer un fauteuil pour que je m’y mette. Ce que, évidemment, je refusai.

— Aniki... commença Yûji en relevant la tête. Je suis conscient de vous avoir causé un tort inestimable. Comme preuve de ma volonté de m’amender... Permettez que je vous offre ce modeste témoignage de mes plus sincères regrets.

Là, sous nos yeux effarés, il saisit un linge blanc et commença à se bander la main gauche, comme animé d’une ferme résolution. Masa détourna la tête.

Yûji allait se couper l’auriculaire. C’était ça, le spectacle auquel tout le monde était venu assister.

Mais Hide, qui jusque-là se contentait de le fixer impitoyablement, changea de physionomie. Son visage se contracta encore plus, et ses lèvres se rétractèrent, comme s’il allait montrer les dents.

Autour de nous, toute l’assemblée se tendit. Une forêt avant la tempête.

Kusô yarô ! explosa soudain Hide, envoyant son pied en plein dans la poitrine de Yûji. Espèce de petit con !

Yûji s’était écroulé sur le dos, contre la table basse. Il tenta de se relever, ce qui était difficile avec un coude dans le plâtre.

— Aniki... commença-t-il.

— La honte que tu m’as mise ! aboya Hide en lui envoyant un autre coup de pied. Devant ma femme, en plus, à qui j’avais dit de ne pas faire de gaffe ! Et la gaffe, c’est toi qui l’as faite, petite merde !

Nouveau coup de savate, en pleine face cette fois, comme s’il shootait dans un ballon. Yûji gémit, mais il se releva péniblement, et, avec le courage d’un lion, se remit à genoux.

— Aniki... J’ai eu tort... Mais il avait insulté o-nêsan !

— La ferme ! hurla Hide en le chopant par le col. Prends ta branlée comme un homme !

Et à ma grande horreur, il traîna le pauvre Yûji dehors, pour le jeter à travers la vitre qui séparait le premier salon du couloir. Alors qu’il n’avait fait que vouloir me défendre...

Yûji s’écroula de l’autre côté dans une pluie de verre brisé. Les hommes restaient là, immobiles, sans chercher à l’aider ou à arrêter leur boss. J’étais horrifiée par leur passivité, et plus encore, par la violence de mon mari. Il fallait que j’agisse, que je tente quelque chose... Mais au moment où j’allais ouvrir la bouche pour empêcher Hide d’aller chercher sa proie, Masa me stoppa, le doigt sur les lèvres et le regard autoritaire.

— N’interviens pas.

Je devais donc laisser Hide mettre une branlée à ce pauvre gamin, qui sortait à peine de l’hôpital... ?

Apparemment oui.

— Tu sais ce qui me met le plus en rogne ? rugit Hide en se plantant devant son subordonné. Plus encore que d’avoir perdu la face devant tout Tokyo, ma femme et le Yamaguchi-gumi par-dessus le marché ?!

Yûji s’était relevé. Stoïque, il encaissa le coup de poing de son patron sans rien dire. Puis un autre. Et encore un autre... Jusqu’à ne plus tenir debout, et s’affaler contre le mur comme un sac. Là, enfin, Hide le lâcha.

— C’était à moi de casser la gueule à ce type, conclut-il devant le corps prostré de Yûji, les poings couverts de sang. Pas à toi ! Et surtout pas dans ces conditions, en pleine fête de Sanja !

Yûji répondit par un gémissement indistinct. Hide le regarda, puis se détourna avec un sifflement.

— Sortez-moi ça de là, grogna-t-il en faisant craquer ses phalanges. Foutez-le sur un canapé, avec beaucoup de glace... et surveillez-le bien. S’il enfle, vous appelez le doc. Et s’il lui arrive quelque chose, c’est à vous que je casse la tête !

La réponse lui parvint d’une seule voix, comme à l’armée.

Osu, Aniki !

Hide retourna dans son bureau, passant au milieu de ses hommes qui s’écartaient comme la Mer Rouge sur son passage. Je me mis dans son sillage, manquant de me prendre la porte sur la tronche.

— Hide... l’interpellai-je, le souffle court.

Il se retourna.

Lola, répondit-il en se laissant tomber dans son fauteuil.

— Ce que tu viens de faire, c’est... immonde, tentai-je. Non, je n’ai pas de mots pour ça ! Frapper un gosse !

— Pas un gosse, un homme, rectifia Hide en vissant ses yeux noirs dans les miens. Un homme sous mes ordres. Tu n’as pas à t’en mêler, c’est une affaire qui ne te regarde pas.

— Mais tu as failli le tuer ! explosai-je.

— Non. Je l’ai cogné un peu fort, c'est vrai, mais je ne lui ai rien cassé, ni os, ni dent. Au moins, il s’en souviendra. Crois-le ou non, mais je l’ai fait pour son bien.

Je me remémorai la gifle qu’il avait mise à Hanako — depuis, nous restions sans nouvelles —, les innombrables corrections qu’il avait flanquées à des inconnus sous mes yeux — même si elles étaient méritées—, jusqu’à la bataille rangée qui avait failli le renvoyer en taule. C’était ça, le langage de Hide. Cogner « un peu fort », pour le « bien » des gens.

— Tu ne peux pas agir comme ça, plaidai-je. La violence n’est jamais une solution !

— C’était toujours mieux que de perdre un doigt bêtement, répondit-il en s’allumant une cigarette. Avec un doigt en moins, il n’a aucune chance de retrouver du travail, s’il décide de redevenir katagi un jour. Alors qu’un cocard, ça guérit en une semaine ou deux.

Je ne savais plus quoi dire. Il avait réponse à tout. Ce qu’il disait était logique, mais en même temps... non, je ne pouvais pas accepter qu’il s’en prenne aussi violemment à ce pauvre gosse, qui, en plus, n’avait personne d’autre que lui. Yûji le regardait avec tellement d’admiration...

— Vraiment là... j’ai pas les mots, Hide ! sifflai-je, folle de colère.

— Alors, tais-toi, ça vaudra mieux, osa-t-il lâcher en tapotant sur son cendrier.

Je me rapprochai et agrippai le bureau, à en enfoncer mes doigts dans le bois.

— Non, je ne vais pas me taire, grondai-je. Tu le sais ! Personne n’ose te tenir tête, mais moi, je considère que c’est mon devoir de te dire quand tu déconnes. Et là, t’as déconné !

Hide me regarda en silence, l’air renfrogné. Ses yeux, avec la lumière, avaient pris cette couleur ambrée que je ne lui voyais que dans des circonstances très spéciales... en général, dans l’intimité de notre chambre.

— On en reparlera ce soir, finit-il par dire. Là, c’est pas trop le moment. Y a ceux du Kikuchi-gumi qui doivent venir... leur boss veut une « réparation ».

— C’est à lui que tu devrais mettre ton poing dans la gueule, crachai-je. Pas à ce pauvre Yûji.

— C’est pas comme ça que ça marche...

— Eh bien impose ta manière de faire, si tu es si fort. Yûji n’a pas à servir de bouc émissaire ! Et la discussion, je compte bien l’avoir ce soir, oui. T’as intérêt à rentrer à l’heure ! Parce qu’il faudra aussi parler de Noa et de ce banquet dégueulasse.

Hide lâcha mon regard.

— Compris, soupira-t-il en écrasant sa clope. On se voit ce soir, donc. Je ramène le dîner...

Sa voix s’était faite plus suave, moins froide. Il était déjà dans l’attitude de réconciliation.

Mais pas moi.

— Et appelle un médecin pour ce pauvre Yûji, ordonnai-je. Pas votre charlatan rebouteur de yakuzas : un vrai médecin. Ok ?

— Ok.

— Bon.

Je tendis la main, repris mon sac et la tarte. Hide la regarda partir d’un air déçu : il adorait ça.

— T’en auras ce soir si tu rentres à l’heure, lui dis-je. Si c’est après huit heures, ce n’est même pas la peine de revenir : j’aurai cassé la clé dans la serrure, et me serai tirée en boîte avec Sao.

Wakatta, wakatta, répéta Hide avec un nouveau soupir.

Je lui jetai un dernier regard assassin, et sortis en claquant la porte.

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