Tenir sa place

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Ma famille resta encore deux semaines au Japon, jusqu’à la fin du mois d’avril. Puis ils repartirent en France. Pendant cet intervalle, je passai beaucoup de temps avec eux, et moins avec mon mari. Ce dernier ne m’avait pas reparlé de l’affaire Hanako. Je n’avais pas de nouvelles d’elle non plus, et je ne l’avais pas rappelée : plus j’y réfléchissais, plus sa réaction me mettait mal à l’aise. Sao, avec qui j’en avais discuté, m’avait suggéré un début de piste : « et si Hanako en pinçait pour lui, à la manière dont les gamines s’infatuent du pote de leur grand frère ? » Hide avait vingt ans de plus qu’elle, mais ce n’était pas une différence d’âge rédhibitoire dans le monde des yakuzas où les parrains sortaient souvent avec des gamines de l’âge de leur fille, et un grand nombre de lycéennes étaient entretenues par des « sugar daddy » qui leur payaient des sac Vuitton à l’insu de leurs parents... Cette idée me révulsait, mais je devais reconnaître que Sao avait sans doute vu juste. Hanako elle-même avait mis le sujet sur le tapis avec son chantage ! Mais au final, Nobutora ne convoqua pas son troisième lieutenant pour exiger son petit doigt : Hanako avait donc renoncé à mettre ses menaces à exécution. Tant mieux.

Puis le mois de mai arriva. Pour les yakuzas de Tokyo, c’était un moment important, marqué par la fête de Sanja. Cette année-là, c’était le « tour » de Hide d’y participer. Il devait porter le mikoshi... à moitié nu, tous tatouages dehors, seulement vêtu d’un fundoshi ne cachant rien de ses muscles fessiers.

— Ça ne m’enchante pas des masses, tu sais, me confia-t-il lorsque je lui fis part de mes réticences. J’ai plus trop l’âge pour balader un autel portatif de deux tonnes sur les épaules toute une journée.

Je savais que c’était faux : en dépit de ce qu’il se complaisait à dire, Hide était au top de sa forme. Moi, ce qui m’ennuyait, c’était Noa. Je savais qu’elle y serait, avec son fils. Et qu’elle prendrait un malin plaisir à mater mon mec, et même à lui parler.

— Tu ne peux pas dire que tu as trop de travail ? C’est vrai, en plus.

— Non, on ne peut pas se défiler. Comme on a des territoires à Asakusa, on doit le faire une fois tous les cinq ans, c’est pas la mer à boire... et cette année, je suis sur la liste. Ils comptent sur moi pour les aider. C’est difficile de garder l’énergie pour faire vivre une telle tradition, année après année.

Hide avait lâché le mot magique : « tradition ». Comme c’était une « tradition », je ne pouvais rien dire. Comme pour les geishas, le sashimi de cheval ou la viande de baleine.

Je soupirai, vaincue. Je ne me sentais pas la force d’argumenter avec lui pour un truc pareil. Tant pis. Noa, mais aussi tout Tokyo, allait se régaler à mater mon mari presque à poil. Mieux valait que j’en prenne mon parti, et sorte mon Nikon pro.

Hide se tourna vers moi.

— D’ailleurs... les épouses doivent aider aussi.

— Quoi ? Je vais porter un mikoshi ? C’est pas interdit aux femmes ?

— Seulement à certaines heures, et dans certains groupes de quartiers. Mais on aura surtout besoin de gens pour assurer le soutien : tenir la buvette et apporter à boire, préparer les yakisoba, ce genre de choses.

— Préparer les yakisoba ?

Les nouilles sautées. Je ne savais pas les faire.

— C’est super simple. Les sœurs ainées te montreront.

Les sœurs ainées... d’autres épouses de yakuzas confinées elles aussi au rôle de bonniches, donc.

— Je t’ai mise sur la liste des aides du troisième jour avec le Wada-gumi, dans le douzième district, précisa Hide. Tu devrais être au calme avec eux.

Je compris que je n’avais pas le choix. J’en pris mon parti en me disant que c’était une bonne occasion d’observer cette culture de l’intérieur, comme lors d’une enquête de terrain, et de garder Hide à l’œil. Pour une fois, j’étais conviée à un évènement avec lui. C’était toujours bon à prendre.

— Faudra quand même faire attention, m’avertit Hide. Il y aura d’autres groupes yakuzas, affiliés à des organisations rivales. Ouvre bien les yeux et les oreilles, et surtout, fais attention à ne vexer personne.

*

Faire attention à ne vexer personne. Dure mission... Je pris la mesure du guêpier dans lequel je m’étais encore fourrée en voyant le comité d’accueil : une dizaine de femmes entre deux âges, le visage dur et buriné, qui m’attendaient les bras croisés et le regard défiant. « Les yakuzas, c’est comme une meute de chiens, avais-je entendu dire mon mari à Yûji un jour. Il faut tenir sa place, et prouver sa valeur constamment. »

Je m’approchai d’elles le plus volontairement possible, tout en tâchant de ne pas avoir l’air arrogant. Hide avait jugé bon que j’y aille seule, sans introduction formelle de sa part.

— Je m’appelle Ôkami Lola, me présentai-je en baissant la tête. Je suis venue vous aider pour la fête. Yoroshiku o negai itashimasu.

Les femmes me jaugèrent, la tête de côté. Puis une autre, qui portait un happi sur lequel étaient inscrits « Wada-gumi yondaime », se détacha du QG du quartier, devant lequel se reposait un groupe d’hommes lourdement tatoués à la mine à peine moins défiante. C’était de là que devait partir le mikoshi.

— Je suis Wada Shôko, l’épouse du kumichô. Je te préviens, le jour du matsuri, toutes les frontières sont abolies. C’est un vieux quartier populaire ici, un shitamachi : ce n’est pas comme Shinjuku et ces coins sophistiqués que gère ton mari. On ne te traitera pas différemment parce que tu es étrangère ou que tu es la femme de Ôkami Hidekazu. Le rang et la réputation ne comptent pas, aujourd’hui. C’est bon pour toi ?

Je hochai la tête d’assentiment.

— Va te changer, fit alors Shôko en m’indiquant le bâtiment qui servait de QG. On a préparé des vêtements à ton intention.

*

La femelle dominante de la meute locale ayant montré les crocs, et mon allégeance dument acceptée, les choses se passèrent de manière incroyablement fluide. Wada Shôko avait beau avoir des abords un peu âpres, elle était sympathique, en réalité, et dénuée de toute méchanceté. Surtout, elle était radicalement différente de Saeko. Son parler était rugueux, ses manières presque viriles. Et les femmes autour d’elle, toutes des épouses ou des filles de yakuzas locaux, plutôt de bas rang, étaient comme elle. C’était des filles travailleuses, qui mettaient les mains dans le cambouis et n’hésitaient pas à bousculer leurs hommes. La plupart tenaient elles-mêmes un commerce dans le coin : restaurant, bar, salon de coiffure, et même, société de construction. Elles étaient précisément ce genre de femmes que méprisait Saeko : tatouées comme leurs maris, venant des couches les plus basses de la société japonaise. Mais ces femmes-là, finalement, me donnèrent une vision encore différente de ce qu’était — ou pouvait être — une femme de yakuza.

Avant tout, une femme qui devait tenir sa place. Et qui savait ce qu’elle voulait.

— J’ai toujours trainé avec des yakuzas, m’expliqua Aika, une jeune femme rieuse à la voix cassée par les clopes et l’alcool, avec qui je tenais la baraque de yakisoba. Quand j’étais hôtesse, je les préférais aux autres clients. Contrairement à la plupart des hommes, ils savent s’y prendre au lit : ils ont de l’expérience.

De l’expérience ? Je n’étais pas trop sûre ce qu’elle voulait dire. Aika m’expliqua sa théorie :

— Les hommes puissants attirent les femmes comme la lumière les papillons de nuit. Ces types-là, s’ils le veulent, peuvent coucher avec une femme différente chaque soir.

Je me renfrognai. Ce que racontait Aika, c’était exactement ce que je craignais. Mon pire cauchemar. Hide rentrait très tard chaque soir, et parfois, il ne rentrait pas du tout. Je guettais le parfum d’une autre femme sur ses vêtements lorsqu’il revenait. Mais les filles des soaplands, par exemple, étaient connues pour n’utiliser que du savon sans odeur... justement pour éviter à leurs clients de se faire gauler par leur légitime.

— Moi, ce qui me fascinait chez ses types, c’est leur peau froide, ajouta Koyuki, une fille à l’aspect faussement timide qui devait être la plus jeune. Tu as remarqué ça chez ton mari ?

Non, faillis-je répondre. Hide est chaud comme la braise.

— La peau entièrement tatouée de manière traditionnelle, à la main, ne peut plus se réchauffer, expliqua-t-elle avec le ton docte d’une thésarde. Le tatouage à cette profondeur détruit les récepteurs qui régulent la température externe. Alors, elle est tout le temps froide, comme celle d’un serpent. C’est pourquoi c’étaient les pompiers qui, les premiers, se sont fait tatouer tout le corps. J’adore caresser la peau froide du dos de mon mari pendant l’amour... je trouve ça incomparable, surtout en été !

Les deux femmes éclatèrent de rire.

— Les hommes aussi apprécient cela chez nous, dit une autre. Surtout pour garder le sashimi à la bonne température pendant le nyotaimori !

Nouvel éclat de rire. Et un mot que je ne connaissais pas.

Nyotaimori ? Qu’est-ce que c’est ?

Les rires perdirent de leur consistance. Koyuki et Aika échangèrent des coups d’œil, regardant leur « grande sœur », Shôko, qui avait profité du départ du mikoshi pour venir fumer une clope dans les parages. Ce fut la première à arrêter de rire. Elle jeta un regard noir à Koyuki, qui se tut aussitôt.

— Lola-chan, fit-elle enfin en posant une main à la fois autoritaire et rassurante sur mon épaule. Tu ne sais pas ce qu’est le nyotaimori ?

— Non, répliquai-je en sentant ma gorge se nouer.

J’avais l’intuition que ce n’était pas un truc bien.

— Je vais t’expliquer. Tu connais les caractères chinois, non ? On m’a dit que tu avais fait de hautes études. Nyotaimori, c’est un mot composé de trois caractères : celui de « femme », de « corps », et de « plateau ». Tu as compris ?

Oui. Je le pensais.

— Un plateau fait du corps d’une femme, fis-je d’une voix blanche. Je vois.

En fait, j’en avais déjà vu. Dans de vieux films d’action pourris des années 90, mettant en scène des flics américains avec la mafia japonaise. Il y avait toujours une scène de banquet sur le corps d’une geisha nue dans ces nanards. Je pensais que c’était une invention, un fantasme d’Amerloque... mais apparemment, c’était un vrai truc.

— Certaines organisations ont banni cette pratique, mais ça continue d’être largement pratiqué. Au sein des groupes affiliés au Yamaguchi-gumi, notamment.

Les femmes glissèrent un regard vers moi. Même s’il avait remporté la guerre économique, le Yamaguchi-gumi n’avait pas très bonne presse dans ces quartiers anciens de Tokyo.

— Mon mari m’a dit que son boss avait participé à l’un de ces banquets récemment, s’enflamma Koyuki, les joues rouges. J’étais contente que ce ne soit pas lui. C’était lors du mariage du « loup », le kaichô du Kyokushinrengo-kai...

Elle se tut en réalisant sa gaffe. Shôko lui jeta un regard réprobateur, mais elle ne l’engueula pas. À la place, elle se tourna vers moi.

— Lola-chan.

— Vous êtes en train de me dire que mon mari a mangé du poisson cru sur le corps d’une femme nue le soir même de notre mariage... ?

— Lola-chan, écoute-moi.

Pendant que je l’attendais dans mes sous-vêtements blancs, il dégustait des sashimi sur une pute à poil.

— Lola-chan.

Avec d’autres hommes, le tout payé par Onitzuka Nobutora...

— Lola-chan !

Je me tournai vers Shôko. Elle me tenait par les deux épaules.

— Ton mari n’avait pas le choix, Lola. Son oyabun voulait l’honorer en organisant ce banquet interdit le soir de son mariage : il ne pouvait pas refuser. Et cela n’a rien à voir avec votre relation entre mari et femme.

Onitzuka, ce vieux vicelard... ! Cela ne m’étonnait pas de lui. Mais que Hide me l’ait caché... c’était ça qui me faisait le plus mal.

Shôko fit un signe à Aika.

— Va lui chercher une bouteille d’eau, ordonna-t-elle avant de se tourner vers moi.

Je la fixai, l’air penaud et sûrement aussi perdu qu’un chiot abandonné sur la voie publique.

— Ton mari sera encore amené à côtoyer des femmes nues, des putes et des hôtesses, des escorts superbes d’un mètre quatre-vingt à gros nibards qu’on essaiera de lui coller dans les bras pour le soudoyer, l’acheter ou le récompenser. C’est comme ça. C’est la vie de yakuza, d’un homme qui a du pouvoir. Et il ne t’en touchera pas un mot, jamais. S’il t’aime, il reviendra chaque soir dans ton lit, et le fait qu’il te ramène une partie de l’argent qu’il ramasse, qu’il te fasse un enfant, te protège et soit à tes côtés pendant les coups durs seront ses preuves d’amour. Pour le reste, tu ne peux rien y faire. Ça, c’est la voie d’une femme de yakuza. Tu le sais, et tu as signé pour ça.

Je hochai la tête lentement, sonnée. C’était malheureusement vrai.

Les filles me donnèrent ma pause, et je m’éloignai pour appeler Hide. J’allais lui passer le savon de sa vie.

Mais j’eus beau retenter plusieurs fois, il ne répondit pas à mon appel. Le téléphone sonnait dans le vide. Avec tout ce bruit, ce n’était guère étonnant. Nous étions un peu excentrées, ici, dans ce petit quartier, et les participants comme les touristes suivaient le trajet des mikoshi. Celui du quartier des Wada était parti depuis longtemps, la foule ne devait pas revenir avant un bon moment. Mais Hide, lui, portait le mikoshi ailleurs, dans un autre quartier. Il ne devait pas entendre son téléphone ni pouvoir l’attraper.

Et moi qui croyais pouvoir le surveiller...

Je ne m’étais pas rendu compte, une fois de plus.

Je revins trouver les filles. Shôko m’attendait à mi-chemin, les mains sur les hanches, ses manches remontées à mi-coude, dévoilant ses tatouages.

— Vas-y, me lança-t-elle de sa voix à la fois chaleureuse et rauque.

— Où ça ?

— Retrouver ton homme. Je vois bien que tu te fais du souci depuis que Koyuki t’a raconté cette histoire de nyotaimori... tu veux t’assurer qu’aucune rivale ne lui tourne autour ? Je respecte ça. De toute façon, il n’a pas le droit de toucher une femme pendant les trois jours du matsuri, c’est interdit. Mais si tu veux le voir et être rassurée, vas-y. Et si tu l’engueules... fais-le très fort !

Elle me tapa dans le dos et rit à gorge déployée.

Vraiment différente de Saeko...

Je la remerciai chaleureusement. Et courus retrouver Hide.

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