Batailles rangées

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Où était-il ? Je me dirigeai d’instinct vers le Sensô-ji et la porte Kaminari, vers lesquels tous les mikoshi allaient converger. Mais il y en avait plus de cent, pour quarante-quatre quartiers. C’était la fin de la journée, et le crépuscule rendait les choses encore plus compliquées. Comment retrouver Hide parmi la foule, et surtout tous ces hommes tatoués jusqu’au cou ? Je courus d’un groupe à un autre, bousculant au passage un type à lunettes jaunes, dont les cheveux grisonnants et clairsemés étaient soigneusement lissés en arrière. Il portait un tatouage de démon grimaçant dans le dos.

— Hé, fais attention, connasse ! aboya-t-il lorsque je le bousculai.

Je m’inclinai rapidement, et il répliqua en m’envoyant le contenu de son gobelet sur la figure.

— Tiens, voilà pour toi ! ricana-t-il.

Ses amis rirent grassement, ravis de voir une gaijin se faire humilier. J’étais trempée, et mes vêtements aussi. Surtout, je puais la vieille bière chaude.

— Elle porte un happi du Wada-gumi, Aniki, fit remarquer un yakuza un peu plus observateur que la moyenne.

— M’en fous. Les étrangers et les femelles sont trop nombreux à s’incruster dans la fête depuis quelques années. Ils n’ont rien à y faire ! Allez, dégage.

Je serrai les poings, impuissante. Ces types avaient trop bu, et il fallait que je fasse attention à ne « vexer personne »... Je fis donc ce qu’il me disait et m’éloignai, les joues en feu, avant de me retirer dans une ruelle pour m’éponger. Malheureusement, je n’avais pas de mouchoir sur moi : tout ce que je pouvais faire, c’était m’essuyer avec la manche du happi que Shôko m’avait prêté. Il était immonde. C’était certes normal de se dégueulasser pendant ce genre de festivités, mais je me sentais honteuse de rendre un vêtement aussi sale à cette femme qui s’était montrée si bonne pour moi.

Tant pis, je vais l’emporter et l’amener au pressing, décidai-je. J’irai le lui rendre plus tard.

— Tenez, fit alors une voix familière. Vous avez sans doute besoin de ça.

Je relevai la tête. C’était l’inspecteur Uchida, le flic qui était venu me rendre visite quelques mois auparavant. Que faisait-il là ?

— Merci, répondis-je en prenant le paquet de mouchoirs gratuits qu’il me tendait.

Je ne les acceptais jamais lorsqu’on m’en donnait dans la rue. J’avais sans doute tort.

— Vous cherchez votre mari ?

Je hochai la tête.

— Il est avec le groupe Marukin Takahashi-gumi, à l’entrée du sanctuaire. Par contre, je vous déconseille d’y aller. Les femmes ne sont pas trop les bienvenues, et très souvent, les hommes se battent entre eux pour porter l’un des grosmikoshi principaux.

Je soupirai, soudain très lasse. Est-ce qu’il y avait un seul endroit où les femmes étaient les bienvenues — hormis au lit ou pour servir à boire —, et où ces types ne se battaient pas ?

— Tant pis, je prends le risque, répondis-je en secouant ma manche.

De toute façon, vu mon état...

— Je vous accompagne, proposa aimablement Uchida.

Je le suivis dans la foule, qu’il fendait comme un requin dans un banc de maquereaux. Plus on approchait du sanctuaire, plus ça secouait. C’était même pire que la fosse du Hellfest. Uchida finit par passer son bras autour de mon épaule, me collant contre lui pour me protéger des corps lourds qui menaçaient de m’écraser en se jetant les uns contre les autres. En ce troisième jour de fête — le dernier, et donc le plus violent — les gens avaient atteint un tel état d’ébriété qu’ils étaient devenus incontrôlables. La chaleur, qui commençait tout juste à se dissiper avec la tombée du jour, n’aidait en rien.

Je fus stupéfaite par le nombre de flics en uniforme postés aux alentours du sanctuaire. Visiblement, on s’attendait à des débordements.

— Vous êtes habitués aux gros mouvements de foule en France, non ? me demanda aimablement Uchida. Avec toutes vos manifestations et émeutes populaires...

— C’est différent, répondis-je.

— Vu d’un œil japonais, vos manifestations ressemblent à une fête, un matsuri. Ici, c’est pareil : la plèbe qui se lâche, les affrontements, et la police.

Lorsque je vis les trois mikoshi principaux noyés au milieu de la foule, je compris pourquoi Hide avait soupiré lorsqu’il avait appris qu’il était sur la liste. Les porteurs s’étaient rhabillés, de façon à être facilement identifiables dans la marée humaine. Ils agissaient comme des bataillons, dirigés par un lieutenant perché sur un mikoshi, qui indiquait les manœuvres avec un éventail et les encourageait en jouant du sifflet sur un rythme hypnotique. Et les hommes s’affrontaient en rangs serrés pour « voler » le mikoshi du groupe rival. Les insultes pleuvaient... et les coups, aussi.

— Moi aussi, je vais vous donner ma petite analyse culturaliste, inspecteur, dis-je à Uchida. Nos manifs ressemblent à des fêtes, mais vous, vos fêtes ressemblent à des guerres. Des célébrations dans lesquelles vous avez caché de vieilles manœuvres militaires.

Uchida éclata d’un rire sincère.

— C’est vrai. Bien observé.

Je repérai enfin Hide. Les cheveux trempés, retenus par un bandeau roulé aux couleurs de son groupe, il balançait le mikoshi au rythme du sifflet, accompagné d’une bonne douzaine d’hommes en sueur. Je reconnus parmi eux Masa, Yûji... et, toute petite, cachée entre les imposantes silhouettes de mon mari et de son ami Miyajima, Noa.

Interdit aux femmes... mon cul.

Je sifflai un juron en français. Puis me précipitai dans la mêlée.

— Attendez ! me retint Uchida. Vous ne pouvez pas approcher.

Je l’ignorai et me faufilai entre les corps surexcités. Uchida avait raison : toucher le mikoshi était un privilège jalousement gardé. Les hommes de Marukin, bras dessus bras dessous, formaient un mur infranchissable contre lequel venaient se fracasser des groupes rivaux. De temps en temps, un outsider parvenait à passer, pour être aussitôt attrapé par le col et renvoyé en arrière avec une bourrade et une insulte bien sentie. L’un d’eux s’écroula à côté de moi, et une bagarre éclata entre un chevelu et un type au crâne tatoué.

Doke, kora ! hurla le tatoué en abattant son poing sur le visage de l’autre.

Uchida était loin derrière moi. Mais je n’allais pas renoncer. Hide était tout près... et une fois en face du mikoshi, la barrière humaine s’ouvrit comme par magie.

— Laissez passer, laissez passer ! ordonna un homme d’une voix bougonne.

Uchida, qui venait enfin de parvenir à me rejoindre, fut arrêté.

— Non, pas toi, lui sourit un gros type aux airs d’ours agressif. Seulement les invités étrangers. Pas de « cochon » le jour de la fête de Sanja !

Je devais donc ce privilège à mon statut de gaijin. Les flics, eux, n’étaient pas les bienvenus.

Deux yakuzas m’invitèrent à venir voir plus près. Et soudain, Masa me reconnut.

— Ane-ue !

Le gros mec qui m’avait escortée s’écria alors à la cantonade :

— C’est la femme du kaichô, laissez passer !

J’étais enfin devant Noa, accrochée au dos de mon mari, les deux bras étroitement enroulés autour de ses hanches. Miyajima, derrière, la protégeait.

Cette fois, je vais me la faire, me résolus-je de la même façon que s’était décidé Hide pour Kiriyama.

Mais au moment où je m’apprêtai à la soulever par les cheveux, des cris éclatèrent. Un autre groupe, vêtu de happiviolets, venait de briser la barrière.

— Reformez les rangs ! hurla une voix.

— J’y vais.

C’était la voix de Hide. Ce dernier m’avait menti sur toute la ligne : pas de femmes, et pas de bagarres. Et maintenant, son ex accrochée à sa ceinture, il se précipitait au combat comme un rugbyman à la mêlée.

Je le vis échanger sa place avec le mec au gabarit de sumotori, aussitôt suivi de ses fidèles kôbun... et de Noa, qui fila comme une anguille.

Quant à moi, je me retrouvai ceinturée par Masa, que je n’avais pas vu venir, et qui m’exfiltra bien vite.

— Emmenez-la à l’abri, inspecteur, lança-t-il à Uchida en l’apercevant.

Je fus passée de main en main comme un paquet.

— Pas de conneries ce soir, hein, Kondô. Il y a plein de touristes, il ne faudrait pas donner une mauvaise image.

— Ne vous en faites pas, tout est sous contrôle, répondit Masa de sa voix coulante. L’ambiance est bon enfant, on ne fait que s’amuser !

— Tant mieux. Que ça reste comme ça, surtout.

— Bien sûr, inspecteur.

Et Uchida Naoya m’emmena loin de la foule, de mon mari et de Noa.

*

Assise devant un Seven-Eleven, une bouteille à la main, je me remettais tant bien que mal de mes émotions. Uchida Naoya était debout devant moi, une Hope entre les lèvres. Il faisait nuit noire.

Je lui en voulais d’avoir obéi à ces bourrins et de m’avoir éloignée de mon mari. Maintenant, Hide avait disparu. Il pouvait être n’importe où. Même dans une chambre d’hôtel avec Noa. Après tout, la fête était finie, les mikoshi rentrés. Le tabou était levé : il avait le droit de baiser.

Moi, il ne m’avait pas touché depuis une semaine. Une semaine entière pendant laquelle il n’avait pas passé une seule nuit à la maison, trop accaparé par les préparatifs de la fête. Du moins, c’était ce qu’il m’avait raconté.

Et je ne le croyais plus.

— Ça va mieux ?

Je relevai les yeux sur l’inspecteur. Il était pas mal, dans son genre, avec son style de chanteur de batcave ténébreux. Il avait un petit air de Peter Murphy, belle époque et version japonaise.

— Oui.

Je me relevai. Il fallait peut-être que je retourne voir Shôko, pour la saluer et lui dire que je lui rendrais ses vêtements plus tard.

Mais Uchida venait de répondre au téléphone, les sourcils froncés. Il s’éloigna de quelques pas, et j'entendis sa voix sombre, son murmure étouffé.

— J’arrive, statua-t-il avant de raccrocher.

Je me rapprochai de lui.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Il baissa les yeux sur moi, l’air d’hésiter.

— Il y a eu un accrochage entre le Kikuchi-gumi et le groupe de votre mari, lâcha-t-il enfin.

— Et c’est grave ? Les « accrochages », comme vous dites, il y en a eu toute la journée, non ?

— Mhm... c’est grave parce que le Kikuchi-gumi est affilié au Sumiyoshi-kai, qui est l’ennemi historique du Yamaguchi-gumi. Il y a une sorte de trêve pendant la fête de Sanja, et de toute façon, ces deux organisations ne sont plus en guerre, mais il suffit d’un peu d’alcool pour que les vieilles rancœurs se réveillent chez les soldats de bas rang... Et apparemment, votre mari en a envoyé un certain nombre à l’hôpital. Il y a des témoins et les flics d’Asakusa sont déjà sur place : je vais être obligé de le mettre en garde à vue.

Mon ventre se noua d’inquiétude.

— Oh non s’il vous plaît, ne le renvoyez pas en prison !

Je savais déjà que 99% des gardes à vue au Japon aboutissaient à une condamnation. En partie parce que les flics pouvaient détenir quelqu’un 23 jours sans lui laisser accès à un avocat, et aussi parce qu’ils mettaient une telle pression aux suspects qu’ils finissaient toujours par avouer quelque chose.

— Ça va dépendre de l’accusation, répondit Uchida. Mais ne vous inquiétez pas : les yakuzas ne portent jamais plainte, et votre mari n’est pas du genre à craquer en garde à vue. Je le sais : il n’a rien dit du tout pendant la précédente, et pourtant, ils n’ont pas été tendres avec lui.

— Sauf qu’il a été condamné à faire dix ans de taule, gémis-je.

— Parce que quelqu’un avait porté plainte contre lui. Normalement, on ne prend pas autant pour le meurtre d’un gangster étranger.

— Qui ?

— Je ne peux pas vous le dire. Mais quelqu’un l’a dénoncé et accusé de meurtre, oui. Sans ça, on ne serait pas remontés jusqu’à lui. On avait des soupçons par rapport au Yamaguchi-gumi, mais aucune preuve. C’est en partie pour ça que le procureur a sauté sur votre mari : on le lui servait comme sur un plateau. Ça se passe souvent ainsi avec les yakuzas... la plupart du temps, ils se livrent eux-mêmes.

Je me demandai qui avait vendu Hide. Kiriyama, peut-être... il en était bien capable, tant il le jalousait.

— Je dois y aller, finit par me dire Uchida. Je vais demander à quelqu’un de vous raccompagner chez vous.

— Non, protestai-je, laissez-moi venir avec vous ! Je dois voir mon mari.

— Désolé, mais cela va à l’encontre de la procédure.

— Je vous en supplie... Souvenez-vous que c’est moi qui vous ai dit la vérité, pour Yanagawa Miyako.

Uchida me regarda en silence. Puis il poussa un bref soupir.

— Venez, dit-il enfin. Mais je tiens à vous le dire : je doute que votre mari apprécie de vous voir avec moi, au moment où il est arrêté.

— Tant pis. Il n’avait qu’à faire attention.

Uchida me lança un regard surpris... puis il sourit.

— Vu comme ça... vous avez raison.

*

La scène était visible de loin, avec les sirènes et les gyrophares des flics. Nous arrivâmes juste au moment où les infirmiers chargeaient quelqu’un dans l’ambulance, sous le regard de Hide, torse nu et le couvert de sang. Je reconnus Yûji, salement amoché.

— Qu’est-ce qui lui est arrivé ? m’écriai-je en me précipitant vers lui.

— Reculez s’il vous plaît, m’ordonna un infirmier.

— Ce petit con s’est battu avec un capitaine du Kikuchi-gumi, grogna Hide. Heureusement, il a juste un bras cassé, et quelques contusions à la tête. Il s’en sortira.

Juste un bras cassé ? Mais t’es sérieux ?

Hide me jeta un regard si noir que je reculai. Le plus terrible, c’est qu’à moitié nu et des hématomes plein la figure, il restait incroyablement sexy. J’eus soudain envie de l’embrasser, et de le frapper dans la même impulsion.

Uchida s’avança derrière moi. Hide le vit, et lui fit un bref signe de tête.

— Merci d’avoir pris soin de ma femme, inspecteur, osa-t-il dire. Masahiro m’a dit que vous l’aviez exfiltrée quand les choses ont commencé à chauffer au sanctuaire.

— Oui... et ce même Masahiro m’avait juré que tout irait bien, sans fausse note. Que s’est-il passé, Ôkami ?

— Un de mes jeunes a répondu à une provocation... répondit-il en baissant la tête. C’est entièrement de ma faute, et j’en assume la pleine responsabilité.

— Oui, je vais devoir t’emmener au poste, tu t’en doutes bien... mais franchement, une bataille rangée dans les rues d’Asakusa pour une petite échauffourée entre soldats ? Y a pas autre chose ?

— Ce kôbun est jeune, il a le sang chaud, et le soleil de la fête lui a un peu tapé sur la tête...

Uchida n’avait pas l’air convaincu.

— Tu ne me caches rien, hein ?

Hide secoua la tête.

— C’est comme je l’ai dit.

— Bon. Dis au revoir à ta femme et donne-moi tes mains. Je t’embarque.

Hide s’exécuta, l’air défiant et le menton haut. Il ne me jeta pas un regard, mais s’adressa à Masa, qui attendait non loin :

— Ramène Lola à la maison. Et reste avec elle cette nuit.

— Compris.

Masa, lui aussi couvert de sang et de bosses, me fit signe pour que je le suive. Je me tournai vers Hide, au moment où l’inspecteur Uchida lui passait les menottes :

— Je t’amène des fringues !

Hide grogna quelque chose d’indistinct. Il n’aimait pas que je le voie comme ça, humilié. Cela ne m’empêcha pas de le suivre des yeux alors que l’inspecteur le faisait rentrer dans la voiture, la main sur sa tête. Une scène vue et revue, mais à laquelle j’assistai aux premières loges, en tant que protagoniste.

Grave bien cette scène dans ta mémoire. C’est ce qui devait arriver, ce pour quoi tu as signé. Ton mari n’est pas agent immobilier, c’est un gangster chevronné, qui se bat n’importe quand n’importe où et envoie des gens à l’hôpital avant de se faire arrêter par les flics.

La porte de la voiture se referma. Hide me jeta enfin un petit regard, puis il tourna la tête. La voiture démarra.

La main de Masa se posa sur son épaule.

Ane-ue... faut y aller.

Je me retournai et le suivis, alors que la voiture de flics emportait mon mari dans la nuit.

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