Retrouvailles

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Mais les choses se passèrent autrement que ce que Hide avait prévu. Le lendemain de son départ, vers midi, deux grosses berlines noires s’arrêtèrent en bas de l’immeuble. Je les vis arriver, car j’étais en train d’étendre des torchons sur la terrasse. Au début, je n’y prêtai pas attention, pensant qu’il s’agissait de voitures de diplomates : l’ambassade du Brésil était juste au bout de notre rue. Mais en voyant les types qui en sortirent, je compris qu’il s’agissait de yakuzas. Et surtout, parmi eux, je reconnus le visage racé et dangereux de Kiriyama Reizei, avec ses longs cheveux lissés en arrière. Je rentrai précipitamment dans la maison, déterminée à les laisser sonner dans le vide. J’étais en effet persuadée qu’ils allaient monter dans l’immeuble.

Lorsque la sonnette retentit, je restai pétrifiée, ne sachant que faire. Je pris mon téléphone et appelai Hide. Mais il ne décrocha pas. Je fis le numéro de Yûji, sans succès, puis celui de Masa. Cette fois, ça décrocha.

— Masa... C’est Lola. Est-ce que Hide est à côté de toi ? demandai-je en essayant de dissimuler la panique dans ma voix. Il y a tout un groupe de yakuzas qui viennent de s’arrêter devant la maison...

— Oui, répondit Masa, ne t’inquiète pas. J’aurais dû te prévenir avant. Mais je n’ai pas réussi à te joindre. Onitzuka no oyabun a pensé que tu ne devais pas rater la cérémonie d’investiture de ton mari, et il a envoyé des hommes restés sur place pour venir t’accompagner à l’aéroport.

— Il aurait suffi de me le dire... Je serai venue par mes propres moyens.

— Et tu aurais raté l’avion. La cérémonie a lieu dans moins de cinq heures, Ane-ue. Et il tenait vraiment à ce que tu viennes.

— Je croyais que les épouses ne participaient pas...

— Si, elles vont regarder la cérémonie d’un salon privé : elle sera retransmise en direct.

Beaucoup de logistique pour pas grand-chose... mais bon, c’était leurs coutumes. Et en attendant, une bande de gorilles en costume gardait le doigt appuyé sur la sonnette, de la manière la plus menaçante qui soit. J’étais sûre que tous les voisins regardaient le spectacle derrière leur porte : c’était un miracle que personne n’ait encore appelé la police.

— Faut que j’aille leur ouvrir, dis-je à Masa.

— Vas-y. Mais n’aie pas peur. Ils portent bien le badge de l’organisation sur leur veste ? C’est le kanji de « montagne », stylisé. On leur a demandé de le mettre en évidence pour que tu puisses les reconnaître.

— Je ne sais pas, je n’ai pas bien vu... mais l’un d’eux est Kiriyama Reizei.

Silence.

— D’accord. Sinon, tu sais qu’il y a une arme à feu et une boîte de munitions dans le coffre situé dans le placard de votre chambre ?

— Euh... première nouvelle !

— Le code est ta date d’anniversaire.

— Mais, euh... qu’est-ce que je dois faire ? Je dois prendre ce flingue ... ??

— Attends.

J’entendis Masa échanger à voix basse avec quelqu’un. La sueur coulait à grosses gouttes le long de mes tempes, ma nuque... jusque dans mon dos.

Est-ce que j’allais devoir ouvrir ce coffre et défendre ma vie, comme une épouse de samouraï déchue dans un film de sabre ?

— Ane-ue.

Entendre la voix froide et coulante de Masa calma les battements de mon cœur. Il m’avait reprise.

— Tout va bien. Je viens de les appeler pour vérifier. Ils sont à la porte. Ils vont attendre que tu sortes. Désolée pour cette petite frayeur, on aurait préféré t’envoyer quelqu’un de la famille, mais ils sont déjà tous sur place, et Miyajima ne peut pas quitter le bureau... il n’y avait que ceux du Kiriyama-gumi de disponibles. Tu n’as besoin de rien ? N’hésite pas à leur demander, quoi que ça puisse être. Ils ont avec eux un jeune de l’âge de Yûji : il s’appelle Naoto, et va t’aider à faire tes bagages de façon à ce que tu ne rates pas l’avion.

— Euh... merci, mais c’est vraiment pas la peine, Masa, balbutiai-je.

Je détestai cette situation. Ces yakuzas, avec leurs règles à la noix, leurs manières de brutasses, m’avaient fait frôler la crise cardiaque. Que ce serait-il passé, si j’avais paniqué et ouvert ce coffre ?

Masa, fin comme il était, devina ce que je n’avais pas osé lui dire.

— Nous savions que tu garderais la tête froide, dit-il d’un ton posé qui se voulait rassurant. Tout va bien. Je reste en ligne avec toi. Tu peux leur ouvrir.

Je me dirigeai vers la porte, déverrouillai chaînes et serrures. Derrière, dans le couloir, se tenaient cinq types en noir, dont Kiriyama Reizei.

— Désolée de vous déranger de manière aussi précipitée, Ôkami-sama, dit-il de sa voix froide et râpeuse. Nous sommes là de la part de Onitzuka no oyabun. Il vous prie incessamment de venir assister à la cérémonie d’investiture de votre mari.

C’était peut-être dit d’une façon très polie, avec des termes élaborés et le registre le plus poli de la langue japonaise, mais je trouvais néanmoins le ton menaçant. On me priait « incessamment » de venir, et l’ordre venait de « Onitzuka no oyabun », pas de mon mari. Tout ce vocabulaire était employé dans mon couloir, aux oreilles de mes voisins. En apparence, la politesse la plus extrême était respectée, mais je n’avais pas le moindre moyen de me dérober à cette invitation. Je trouvais cette façon de faire odieuse. Je commençais à entr’apercevoir la raison pour laquelle les Japonais lambda détestaient autant les yakuzas.

— Une seconde, dis-je froidement. Je dois prendre mes affaires.

— Bien sûr. Naoto va vous aider.

Et Kiriyama, se servant du jeune homme comme d’une diversion, en profita pour pousser la porte et entrer chez moi, me suivant jusque dans la cuisine.

Ses yeux félins se posèrent partout, observant le mobilier. Il ressemblait à un chat de race, un siamois vicieux et rusé, à qui rien n’échappait. Je cachai de ma main une photo de ma famille affichée sur le frigo et l’enlevai, avant de la ranger dans un tiroir. Je n’eus pas le temps de retirer celle de Hide en pyjama avec le gros nounours qu’il m’avait offert dans les bras, qui fixait la caméra d’un air mi-rieur mi-bougon. Le regard inquisiteur de Kiriyama s’attarda de dessus, et un rictus étrange apparut sur ses lèvres.

— Ôkami-sama, j’attends vos directives, m’informa le jeune Naoto, incliné à quarante-cinq degrés.

Il dégageait quelque chose de différent de Yûji, de plus réprimé. Et il avait un gros pansement sur l’arcade. C’était le dernier apprenti de Kiriyama Reizei... peut-être que ce dernier le traitait durement.

— Est-ce que vous pouvez rentrer les serviettes qui sèchent dehors ? lui demandai-je pour ne pas lui faire perdre la face. Je vais chercher mon sac pendant ce temps-là.

— Tout de suite, Ôkami-sama.

Je tenais toujours le téléphone dans la main, bien en évidence. Masa écoutait.

Kiriyama me suivit dans le couloir. Sur la porte de la chambre, il s’arrêta. Évidemment, c’était le gros bordel : je n’avais pas eu le temps de ranger, et Hide, tout comme moi, était tout sauf ordonné. Je poussai du pied une boîte de préservatifs dont on ne servait plus — je prenais la pilule — et priai pour que Kiriyama ignore le tube de lubrifiant posé sur la table de nuit, les menottes accrochées sur le cadre du lit (côté d’Hide) ou le sac furoshiki à motif de petits canards d’où dépassait un jeu de jolies cordelettes.

— Mhm... sourit Kiriyama. Ça me rappelle l’appartement que je partageais avec lui à Yokohama, à l’époque. Je vois qu’il est toujours aussi bordélique... mais il a de nouveaux passe-temps, apparemment.

Je lui jetai un regard noir.

— Vous pouvez me laisser faire mon sac, s’il vous plaît ?

Je n’oubliais pas que ce type était un violeur, qui avait convoité et agressé la copine de son meilleur ami. Je ne voulais pas de lui dans ma chambre, alors que j’étais en train de transvaser mes petites culottes. J’eus un frisson involontaire en songeant que, s’il voulait me faire quelque chose, aucun de ses hommes ne me défendrait : il n’y avait pas un seul des kôbun d’Hide ici, que des soldats de Kiriyama.

Je me hâtai de faire mon sac. Plus vite je serais arrivée là-bas, mieux ce serait.

*

Cette fois, Hide m’attendait à l’aéroport, assisté de Masa et de Yûji. Il faut dire que Kiriyama m’avait fait la mauvaise surprise de monter dans l’avion avec moi. J’avais été tellement raide pendant le vol que j’en avais des crampes. Heureusement, Kiriyama n’avait pas essayé de me faire la conversation pendant le voyage. Il m’avait ignorée tout le long, affichant cet air détaché et nonchalant qui me déplaisant tant. Plusieurs, fois, j’avais tenté un regard furtif. Et à chaque fois, j’étais tombée sur son profil racé, avec cette bosse sur le nez qui, je le savais désormais, était due au coup de poing que Hide lui avait donné en représailles pour le viol de Noa. Ça, je ne risquais pas de l’oublier ! Ce type était un prédateur.

Ma première impulsion fut de me précipiter dans les bras de mon mari dès que je vis sa haute silhouette derrière la barrière séparant les voyageurs de ceux qui les attendaient. Mais je ne voulais pas lui mettre la honte devant son ennemi juré. Alors, je marchai calmement dans sa direction, mon sac à la main, que Yûji se précipita d’attraper avant de me pousser vers son patron. La scène devait ressembler à une remise d’otage.

Hide, les sourcils froncés comme à son habitude, me parut inquiet et tendu. Il attrapa mon avant-bras, qu’il palpa d’une drôle de façon, comme s’il voulait s’assurer que j’étais bien là, puis me fit passer dans son dos. Derrière, Kiriyama arrivait nonchalamment. Je me souvins de ce que Noa avait dit, comme quoi lui et Hide se battaient comme des chiens dès qu’ils se croisaient... mais il dépassa mon mari sans le regarder, un étrange petit sourire aux lèvres.

Lorsqu’il eut fait deux mètres, Hide l’interpella.

Oi, Kiriyama.

Ce dernier se figea. Je vis Yûji grincer des dents, le dos courbé, et la main de Masa migrer à l’intérieur de sa veste.

— Merci d’avoir escorté ma femme.

Kiriyama fit volte-face.

— Mais de rien, Hidekazu.

Hide baissa le nez, déplaça son poids d’un pied sur l’autre. Il était nerveux.

— Y a personne qui est venu te chercher ?

Kiriyama ouvrit les bras, comme pour avouer son impuissance.

— Ce n’est pas moi la star de la fête... plus sérieusement, mes hommes sont restés à Tokyo.

— Pourquoi t’es venu, alors ? demanda Hide, un peu sur la défensive.

— Je ne voulais pas rater le deuxième moment le plus important dans ta vie. Depuis le temps que tu attendais ça... Fonder ton propre clan ! C’est un sacré accomplissement. Même si tu meurs, ton nom subsistera, et on se souviendra de toi comme d’un grand fondateur, et d’autres reprendront ton œuvre.

Hide soupira.

— Tu veux faire le voyage jusqu’à Obanazawa avec nous ?

— Non, ça va, j’ai quelques petites courses à faire en ville, répondit Kiriyama avec un clin d’œil. Mais je serais à l’heure pour ton triomphe, ne t’en fais pas.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire...

— Je sais. On bois un verre ensemble plus tard ?

Je vis le visage d’Hide s’illuminer.

— Ah, très bien... Ce soir après le banquet ?

— Si on tient encore debout... !

Le sourire de Hide s’élargit, répondant à celui de son interlocuteur. Cela ne me disait rien qui vaille.

— Bon, à plus tard, alors !

Kiriyama répondit par un signe de la main, puis il s’éloigna, sa veste sur l’épaule.

— Désolé, murmura Hide en se tournant vers moi. Je ne voulais pas que ça se passe comme ça... Mais Masa m’a dit que tu avais assuré.

— Je t’avoue que j’ai failli me pisser dessus quand il m’a parlé de ce coffre, grinçai-je. Et je n’aime pas ce type, ce Kiriyama.

— C’est mon ancien frère juré.

— Ouais, bah si je peux me permettre, tu ne devrais pas lui pardonner aussi facilement... il est venu me parler à Kôbe, figure-toi. Et Noa, que j’ai croisée à Ginza, m’a parlé de son cas. Je sais tout.

Les yeux d’Hide s’allumèrent. C’était la première fois que je lui mentionnais ces deux rencontres.

— On reparlera de ça plus tard, si tu veux bien...

Avant ton entrevue avec lui, de préférence.

Hide ne répondit pas. Il m’ouvrit la portière de la voiture, alors que Yûji prenait place au volant, et s’engouffra derrière avec moi. Masa, devant, iPhone à la main, pointait la sortie de l’aéroport. Conversation terminée.

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