La cérémonie

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Assise sur des coussins au milieu des autres femmes — dont je connaissais désormais un bon nombre —, je regardais la retransmission en direct de la cérémonie dans le salon. Saeko était absente, puisqu’elle présidait le rituel aux côtés de son époux. Tout était très théâtralisé. L’arrivée de Hide en costume noir, cravate et lunettes de soleil, cheveux impeccablement gominés en arrière, au milieu d’une foule de soldats qui baissent la tête, sur fond de musique enka à la fois virile et nostalgique, comme dans les manifs d’extrême-droite. Je savais que ce genre de démonstration servait aussi de propagande aux yakuzas, qui les utilisaient ensuite pour redorer leur blason auprès de la population, et attirer de nouvelles recrues, ce qui devenait de plus en plus difficile avec les nouvelles lois anti-gang.

La salle était immense, et elle était peuplée de plusieurs centaines de cadres du Yamaguchi-gumi, qui avaient entièrement réservé l’hôtel. En cette période de restrictions, un tel faste était devenu rare, et encore plus les établissements qui acceptaient encore de prendre l’argent de l’Organisation. Du moins, officiellement. Officieusement... nombreux étaient les hôteliers qui continuaient à faire affaire avec le premier des clans yakuzas, le seul qui avait réussi à garder la barque à flot.

Les hommes, à l’exception notable d’Onitzuka et de sa femme — qui portaient des costumes traditionnels aux armoires de leur famille — arboraient tous l’uniforme du gangster nippon : le costard noir, utile en temps de fête comme de funérailles, et qui avait l’avantage de dissimuler les tâches de sang. Ils étaient assis en tailleur sur six colonnes, par ordre de grade : les plus hauts dans la hiérarchie étaient placés près du couple dirigeant, et les plus bas, tout au fond. Hide traversa les tatamis jusqu’à son boss, qui se tenait devant un immense autel shintô dressé pour l’occasion. Les murs avaient été tendus de cette espèce de tissu rayé qu’on met pendant les évènements festifs au Japon, et des banderoles portant les noms des plus gros donateurs, avec les sommes qu’ils avaient apportées, étaient suspendues au vu et au su de tout le monde. Deux grandes coupes de saké laquées — les fameux sakazuki — trônaient sur une petite table en bois de cyprès au milieu d’offrandes diverses, entre l’oyabun et la place que devait occuper Hide. Ce dernier salua, puis s’assit en seiza, juste en face de son patron. Tous les deux, ils encadraient un kakemono au nom d’Amaterasu o-mi-kami, la déesse du soleil vénérée comme ancêtre de la famille impériale, lui-même flanqué des noms d’Hachiman, dieu de la guerre de son état, et d’un autre que je ne parvins pas à lire. Un assistant — Hide m’avait dit qu’on l’appelait azukari-nin — versa le saké dans la coupe d’Hide, puis dans celle de l’oyabun, qu’il remplit plus largement. Hide m’avait raconté que ce saké contenait du sel et des arêtes de poisson, ce qui ne le rendait pas spécialement agréable au goût, même pour une personne au palais aussi karato — c’est-à-dire amateur de goûts salés et épicés — que mon mari. Ce saké au poisson était censé symboliser le sang, et remplacer celui que ne partageaient pas le père fictif et son « fils » adoptif. Onitzuka et Hide trempèrent leurs lèvres dedans, puis s’échangèrent les coupes. Le tout dans un silence religieux. Lorsque ce fut fait, Onitzuka se tourna vers ses hommes.

— Je suis heureux d’assister à l’ascension de l’un de mes fils les plus glorieux : Ôkami Hidekazu, qui accède aujourd’hui au rang de troisième wakagashira au sein de l’Organisation et devient patriarche de son propre clan, l’Ôkami-ikka. Je lui confie les rênes de Tokyo à travers la gestion du Kyokushin-rengôkai, qu’il a dirigé d’une main de fer ces cinq dernières années, consolidant notre emprise sur le Kantô et faisant de la nouvelle capitale l’un des véritables territoires du Yamaguchi-gumi. Je lui donne un nouveau nom secret, qu’il sera libre de révéler à ses hommes à sa convenance. Et surtout, je lui renouvelle ma confiance, inchangée depuis les vingt-deux années pendant lesquelles j’ai eu l’honneur de le connaître : il est la pure incarnation du concept de ninkyô-dô à mes yeux et à celui de beaucoup d’autres, et sachant que de tels hommes prennent la relève, je sens que je peux me retirer sans regret. Allez, buvez, réjouissez-vous et applaudissez pour le féliciter. Assez de discours pour l’instant, il y en aura bien d’autres ce soir : je lève le silence. »

Le son de centaines d’applaudissements et un chœur de « félicitations ! » s'élevèrent dans la salle, parvenant jusqu’à nous par le biais de la télé. Saeko, qui se tenait un peu en retrait derrière son mari, s’avança sur les genoux et posa une main maternelle sur l’épaule de Hide, avant de remplir à nouveau sa coupe de saké — sans sel ni arête, cette fois. Déjà, les sempiternelles geishas avaient envahi la salle, glissant rapidement de leurs petits pas pressés, portant les minuscules tables-plateaux chargées de victuailles qu’elles allèrent poser devant chaque convive.

Les joues chauffées par un curieux mélange de mortification et de fierté, je gardais les yeux braqués sur l’écran. Je pouvais sentir le regard de toutes ces épouses peser sur moi. Toutes étaient mariées à des hommes haut placés dans la hiérarchie, que ce soit comme conseillers, patriarches ou lieutenants, et peut-être auraient-elles aimé que ce fût leur mari qui soit nommé numéro 3. Je n’en revenais pas moi-même... et la perspective de voir Hide se ranger et retourner à la vie de citoyen ordinaire venait encore de s’éloigner.

— Félicitations, Ane-sama, finit par me dire Yamazaki Haruko, la coiffeuse de Ginza que j’avais rencontrée lors de ma première visite. Votre mari est un véritable dragon qui s’envole vers le firmament ! S’il continue à monter comme ça, c’est lui qui sera nommé sôsai kaichô après Onitzuka Nobutora.

C’est une catastrophe, songeai-je en inclinant la tête.

Tout cela ne me disait rien qui vaille.

Le sourire crispé, je balbutiai des remerciements à la ronde. Toutes les femmes étaient autour de moi, désormais. Je reconnus Sayama Junko, et madame Tsunoda — dont j’avais oublié le prénom —, les deux épouses de kumichô rencontrées à la cérémonie du thé. Et d’innombrables autres, qui applaudissaient avec des gestes mesurés d’automates et des sourires encore plus forcés que le mien.

Avec tous ces corps pressés contre moi, j’avais la sensation d’étouffer. Je finis par me lever, prétextant devoir aller me rafraîchir.

— Excusez-moi...

Mais les épouses les plus éloignées de la télévision m’arrêtaient pour me féliciter, échanger un ou deux mots avec moi.

— Quelle chance vous avez ! s’écria l’une d’elles, sans fard. Tout le monde admire votre mari : les hommes veulent être comme lui, et les femmes veulent coucher avec lui. Vous ne vous imaginez pas la chance que vous avez d’avoir réussi à ferrer cet homme-là ! Un tour de force, vraiment. Seule une étrangère pouvait réussir...

J’étais bien contente de le savoir. Maintenant, il allait falloir que je me méfie aussi des femmes mariées.

Je finis par atteindre la cloison coulissante. Je l’ouvris à temps pour voir passer Kiriyama dans le couloir : il avait quitté la salle juste à la fin de la cérémonie, et comptait visiblement rater le banquet. Pendant la cérémonie, il avait été placé si loin au fond de la salle que je ne l’avais pas vu.

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