Hanako-chan

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Hide m’attendait en double file derrière la fac. En le voyant avec ses lunettes de soleil, sa clope au coin de la bouche et ses cheveux soigneusement gominés en arrière, ma bonne humeur me revint. Hide valait bien tous les sacrifices.

— Alors ? s’enquit-il. Tu as pu faire tes adieux à ton prof ?

Je me tournai vers lui, interloquée.

— Mes adieux ? Il va venir à notre mariage.

Hide me jeta un regard rapide. Derrière ses lunettes noires, le fil acéré de ses yeux noirs me calma tout de suite.

— Tu vas inviter un prof de Keiô au mariage ? Je ne pense pas qu’il viendra. Et c’est un katagi.

— Mes parents, ma sœur et mon frère sont des katagi aussi, et pourtant, je les ai invités.

— Mais ils sont étrangers. Un prof d’une grosse université japonaise s’en rendra compte tout de suite.

— Compte de quoi ?

Je me tournai face à Hide, attendant sa réponse.

Ce dernier prit son temps pour répondre. Il sortit une nouvelle clope de son étui, l’alluma tranquillement.

— Tu sais très bien de quoi je parle.

— Non, justement. Dis-le-moi.

Derrière, un camion de livraison fit résonner son klaxon. Hide l’ignora.

— Un prof de Keiô se rendra compte que tu as épousé un yakuza, dit-il en plongeant ses yeux bruns dans les miens.

— Et alors ?

— Il aura une autre opinion de toi.

— Tant pis pour lui, si c’est le cas.

— Mhm...

Hide n’était pas convaincu. Qu’est-ce que ça pouvait lui faire ?

Un coup sec résonna sur la vitre.

— Hé ! Tu bouges ou quoi ?

La porte s’ouvrit brusquement, contraignant le livreur — un type portant l’un de ces pantalons larges typiques des tobiko, ces travailleurs proches de la pègre — à sauter sur le côté. Hide sortit de la voiture, dépliant son mètre quatre-vingt-huit.

Ça recommence. Je me recroquevillai sur le siège passager. La veille encore au restaurant, Hide avait enfoncé la tête d’un client ayant fait un commentaire graveleux à mon encontre dans son bol de nouilles bouillantes. Et à la plage de Hayama, une semaine avant, il avait donné un coup de boule à un voyou qui l’avait provoqué. Comme il me l’avait dit, tous les chiens du quartier lui cherchaient des noises, partout où il passait. C’était sans doute ça, de sortir avec un chef de meute. La grande surprise, pour moi, avait été de découvrir qu’Hide partait lui aussi au quart de tour et ne refusait jamais une bonne baston.

— Va te garer ailleurs, gronda-t-il en faisant craquer ses phalanges. Je parle avec ma femme.

Le type le regarda des pieds à la tête. Puis il se ravisa, et remonta dans sa camionnette.

Ouf.

— Hide, fis-je alors qu’il reprenait place sur son siège. Es-tu en train d’insinuer que je ne pourrais pas inviter qui je veux à mon propre mariage ?

— La liste devra être approuvée par l’oyabun, répondit-il. Mais ce n’est qu’une formalité : il a déjà dit oui pour tout.

Je plissai les yeux.

Approuvée par l’oyabun ?

— C’est aussi pour ça qu’on va le voir.

Un frisson descendit le long de mon échine. La présentation au big boss du Yamaguchi-gumi. Je l’avais oubliée, celle-là. Pourtant, c’était pour cela que Hide était venu me chercher directement à Tamachi. Nous devions faire les boutiques pour trouver un cadeau pour Hanako-chan, la fille du boss. Ça faisait chier Hide, bien sûr, et il comptait sur moi pour l’aider à choisir le cadeau susceptible de plaire à une ado probablement pourrie gâtée.

— Parle-moi un peu de cette Hanako, demandai-je alors que Hide s’engouffrait sur la triple avenue en direction d’Ebisu. Tu l’as déjà rencontrée ?

— Jamais. Elle a fait sa scolarité dans un pensionnat privé hyper select, et le boss l’a toujours tenue loin du milieu. Il n’a pas eu tort de le faire, d’ailleurs.

— Quel âge a-t-elle ? Et qu’est-ce qu’elle aime ?

— Elle va avoir 18 ans cette année, répondit Hide. Ce qu’elle aime ? Je sais pas. Je crois qu’elle fait du cheval.

Du cheval... cela n’allait pas nous avancer à grand-chose.

— Ma sœur est dans le cheval, fis-je pensivement. Je pourrais lui demander conseil pour acheter du matos d’équitation ou une tenue sympa... mais ce sera sans doute trop tard. Elle ne me répondra pas à cette heure-là, avec le décalage horaire.

— Laisse tomber. Je vais m’arrêter à Kiddyland sur Ômote-sandô : ça ira très bien.

Je donnai une petite tape sur l’avant-bras d’Hide.

— Tu ne vas pas lui faire le coup du nounours ! Ça ne marche pas à tous les coups, Hide. Surtout pas avec une gamine tout juste sortie de l’adolescence. Cela ne flatte que les femmes d’un certain âge d’être traitées comme des gosses.

Hide me jeta un coup d’œil bref. Visiblement, il comptait bien lui faire le coup du nounours.

— Je vais quand même pas lui offrir des sous-vêtements Victoria Secret, grogna-t-il avec mauvaise humeur. C’est la fille du boss !

— Il y a tout un éventail de possibilités entre les nounours et les strings affriolants, Hide. De toute façon, « fille du boss » ou pas, un type de 38 ans n’offre pas de sous-vêtements à une gamine de 18, ok ?

J’allais avoir du boulot avec lui. Mais ce n’était pas vraiment de sa faute : après tout, un collègue de la fac m’avait offert une culotte en dentelles comme cadeau de fin d’études... Je ne l’avais pas dit à Hide, bien sûr. Il aurait été capable de casser la gueule à ce pauvre Miura-kun, un intello inoffensif dont la seule perversion était d’être un fan pathologique des AKB48.

— On fait quoi alors ? demanda Hide au feu rouge, les deux mains croisées sur le volant.

— Tu as qu’à aller à Daikanyama. Y a des magasins cools là-bas.

— Faut que ce soit assez cher, objecta-t-il, les sourcils froncés.

— T’inquiètes pas, tout est cher là-bas, ricanai-je. Même le café.

— Ce que je veux dire, c’est qu’il faut que ça ait l’air cher, précisa-t-il.

Je jetai un œil à la chemise Versace qu’il portait ce jour-là, avec ses motifs de chaînes entrelacées.

— Tu comptais lui acheter un nounours Chanel ?

— Ça va, marmonna Hide. Tu comprends ce que je veux dire.

— Y a plein de marques trendy et très chères, appréciées des jeunes friqués, là-bas. Je pense que pour une fille de Kôbe, c’est intéressant d’avoir un truc qui vient de Daikanyama.

— Ok, ok, acquiesça Hide en tournant vers la gauche.

— Après, ça dépend vraiment de son style. Y a effectivement des filles qui ne voient que les logos. T’as pas une photo d’elle ? Une idée de la musique qu’elle écoute ?

— Regarde dans mon téléphone. Masa m’en a envoyé une pour que je me fasse une idée de sa taille.

Masa. Heureusement qu’il était là, celui-là !

— Au départ, c’est lui qui devait aller lui chercher le cadeau, confirma Hide. Mais je me suis dit que ce serait mieux de te mettre à contribution... Attends, je crois que j’ai une idée. Où as-tu trouvé le yukata que tu portais à la fête de Noa ?

À l’évocation de Noa, je sentis mon humeur s’assombrir. Je n’avais pas revu l’ex d’Hide depuis qu’il l’avait bannie de sa vie, mais j’avais toujours l’angoisse de la voir ressurgir à un coin de rue, comme un vilain fantôme.

— À Futago-Tamagawa ou Aoyama, je me souviens plus trop. J’étais avec Momoka... c’est elle qui m’a aidé à choisir. C’est un Tsumori Chisato.

— Il était très bien. Momo a toujours eu bon goût. Je veux en offrir un de ce genre à Hanako-chan. Cherche un magasin Tsumori Chisato sur ton application, là.

— Maps, précisai-je.

J’étais étonnée de l’initiative d’Hide. Mais c’était bien pensé. Je finis par trouver une adresse sur Aoyama, qu’Hide fit basculer sur le GPS intégré de sa voiture. Pendant ce temps-là, je fouillai dans son téléphone à la recherche d’Hanako-chan. Je n’étais pas mécontente de pouvoir le faire.

Il n’y avait pas grand-chose. Des photos de whisky cher, de résultats de concours de fléchettes, un selfie de lui avec Masa dans un bar obscur, qui datait d’avant notre rencontre. Des photos d’auberges traditionnelles de luxe, de greens de golf. Une image de petit chien bien toiletté dans la rue. Et une de moi, prise pendant que je dormais. Je la lui montrai rapidement : Hide me jeta un regard concerné, mais ne chercha pas à m’empêcher de fouiller. Je continuai donc mon exploration, et tombai très vite sur la photo d’une jeune fille qui dénotait avec le reste des photos d’Hide, typiques des boomers pas vraiment habitués aux caméras des smartphones.

— C’est elle ? demandai-je en montrant rapidement l’écran à Hide.

— Ouais.

Hanako avait l’air plutôt grande, pour une Japonaise, avec un visage harmonieux et de grands yeux noirs, la peau un peu hâlée. Elle avait une petite bouche boudeuse plus claire, qui la faisait un peu ressembler à une Jessica Alba asiatique.

— Elle est jolie, observai-je. Non ?

— C’est la fille du boss, répéta Hide.

— Tu as bien un avis sur elle, tout de même ?

— Non.

Je baissai de nouveau les yeux sur la photo. Il y avait quelque chose dans le visage de cette ado que je trouvais familier. Un je-ne-sais-quoi de déjà vu...

— Je trouve qu’elle ressemble à cette idol qu’on voit à la télé, Risa je sais pas quoi.

— Je ne vois pas de qui tu parles.

— Parce que tu ne regardes pas la télé, soupirai-je en lui rendant son téléphone. À part le baseball et d’ennuyeux dramas policiers.

— Alors ? Tu as une idée de ce qu’on va lui acheter ?

— C’est à moi de décider ?

— C’est le rôle des femmes que de décider ces choses-là, statua Hide.

— Si c’est le rôle des femmes... soupirai-je. Va pour le yukata, alors.

Hide mit son cligno et tourna dans la direction d’Aoyama.


*


Le yukata que j’avais pris pour Hanako était légèrement différent du mien. Il était dans des tons plus vifs que pastel, et en plus des chats noirs, il y avait un motif de tournesol. Je dus prendre le risque de choisir le obi moi-même : la vendeuse me conseilla une ceinture jaune à pois, mais Hide insista pour choisir la plus chère de toutes celles que la vendeuse avait sorties, un obi en crêpe de soie crème avec un gros tigre stylisé. Je devais admettre qu’elle n’était pas mal. La grosse surprise arriva au moment de payer. Au lieu de le faire lui-même, Hide sortit une liasse bien dodue de billets neufs de son portefeuille et m’envoya à la caisse écouler la monnaie, pendant qu’il attendait dans le couloir les bras croisés. Visiblement, régler la note dans les magasins avec l’argent du mari était aussi le rôle des épouses, et blanchir le fric de la mafia, celui des femmes de yakuzas spécifiquement. Il prit tout de même le sac à la sortie, assorti de ce commentaire désormais familier :

— J’ai faim. On bouffe quelque chose avant de rentrer ?

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