Formalités

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— Voilà, c’est fait. Veuillez apposer votre sceau sur le document, s’il vous plaît.

L’employé de mairie referma le petit livret et le tendit à Hide. Ce dernier le zyeuta d’un air satisfait, puis sortit son sceau de son portefeuille, qu’il apposa sur la feuille que je devais remettre au bureau de Shinagawa. Il avait promis de m’accompagner.

— Vous êtes officiellement mariés, nous annonça l’employée. Je vous souhaite une vie remplie de bonheur conjugal.

Hide souriait avec satisfaction. Mais moi, je ne pouvais pas m’empêcher d’être déçue. C’était tout ?

— T’en fais une tête, remarqua Hide en sortant de la mairie de l’arrondissement de Minato.

— Je pensais à un truc plus... je sais pas. (Je cherchai mes mots.) Formel.

— Pour la formalité, on en aura bien assez ce printemps, pour la cérémonie. Ce qu’on a fait là, ce n’était qu’administratif. Il fallait le faire vite, pour que tu puisses rester au Japon.

Cette remarque d’Hide me rappela les circonstances de sa demande en mariage : à peine trois semaines plus tôt, après que je lui ai dit que j’allais devoir refaire une demande de visa. Il me l’avait proposé, et j’avais dit oui immédiatement. Sans réfléchir aux conséquences. À peine rentré à Tokyo, Hide prenait rendez-vous à la mairie, et moi, à l’ambassade. Du côté français, il avait fallu attendre une dizaine de jours pour que les bans soient publiés. On m’avait dit que j’allais recevoir mon livret de famille d’ici à six semaines. Pour Hide, cela avait beaucoup plus simple : il avait présenté nos deux cartes d’identité — carte de résidente avec visa et passeport pour moi —, son « kôseki », le livret de famille japonais, tristement vide de son côté, et rempli quelques papiers. Désormais, au regard de la loi japonaise et française, j’étais sa femme.

— Allons boire un coup pour fêter ça, proposa-t-il.

— Hide, il n’est que quatre heures de l’après-midi. Tu ne crois pas qu’on devrait attendre dix-huit heures au moins avant de commencer à prendre l’apéro ? On va devenir alcooliques, à ce stade !

Depuis que je vivais avec lui, j’avais pris la fâcheuse habitude de boire un cocktail tous les soirs, qu’il me servait lorsqu’il se faisait son premier whisky. J’avais beau savoir que l’alcool était une institution au Japon, cet automatisme m’inquiétait.

— Tu as raison, concéda Hide. Mais j’ai envie de marquer le coup. Je t’invite au resto ce soir. Un truc classe.

Je m’éventai avec un éventail en papier distribué dans la rue comme support de pub. Nous avions beau être fin septembre, il faisait encore très chaud.

— Tu n’as qu’à m’inviter au love-hotel, en attendant, plaisantai-je à moitié.

Il me suffisait de le regarder plus de cinq minutes pour avoir envie de lui : c’était assez terrifiant.

— Au love-hotel ? répliqua Hide en levant un sourcil. Maintenant ?

Il avait l’air surpris. Il trouvait normal de se mettre une miurge en plein après-midi, mais moins de baiser.

— Laisse tomber. On va au Starbucks. J’ai envie de boire un truc frais.

Hide ne prit qu’un café. Il me regarda boire mon matcha latte d’un air pensif, sa pommette sculptée appuyée contre le dos de sa main. Ces derniers jours, il se rasait moins, et une légère ombre s’était mise à couvrir son menton et la ligne acérée de sa mâchoire.

— À propos de formalités... commença-t-il en baissant ses longs cils noirs. Il faut que je te dise un truc.

Je cessai immédiatement d’aspirer le contenu de mon gobelet. Quelque chose dans le ton de Hide m’inquiétait.

— Oui ? Quel truc ?

— Il va falloir que je te présente à l’organisation, asséna-t-il en relevant ses yeux noirs vers moi.

Une petite boule au fond de ma gorge empêcha le lait de soja que je venais d’absorber de descendre d’un étage dans mon estomac.

— L’organisation ?

Hide tapota la table d’un air agacé.

— Tu sais très bien de qui je veux parler. L’oyabun, précisa-t-il en baissant d’un ton, sa voix grave produisant un raclement rauque qui fit résonner ce terme d’une façon désagréable.

L’oyabun. Le big boss du Yamaguchi-gumi... Hide voulait que je le rencontre.

Bien sûr, j’avais envisagé cette éventualité. Je me doutais bien qu’on ne pouvait pas épouser un chef de gang aussi facilement, sans un minimum de formalités mafieuses. Après tout, Hide était tout de même à la tête d’une « famille » yakuza : le Kyokushinrengo-kai, une branche plus ou moins autonome de l’énorme Yamaguchi-gumi, le plus gros clan yakuza du Japon. Celui qui continuait à survivre envers et contre tout, malgré les nouvelles lois, les changements socio-économiques et la concurrence de plus en plus frontale des gangs asiatiques. Hide ne pouvait sans doute pas épouser n’importe qui : l’oyabun voulait sûrement vérifier qui j’étais.

Et cette perspective me terrifiait.

— Quand est-ce que je dois le rencontrer ? murmurai-je.

Hide sortit son paquet de Seven Stars de sa poche. Récemment, il s’était mis à fumer cette marque, probablement parce que je trouvais les Hope trop fortes.

— Il m’a demandé de t’amener à Kôbe la semaine prochaine, lâcha Hide.

— La semaine prochaine ? répétai-je d’une voix faible.

Autant dire demain.

Hide recracha sa fumée de cigarette.

— Il organise une fête pour l’anniversaire de sa fille, Hanako-chan. Je suis censé m’y montrer, et il m’a demandé de t’amener.

— L’anniversaire de sa fille...

J’étais abasourdie.

— Il vaut mieux ça qu’une présentation officielle, crois-moi, tempéra Hide. L’ambiance sera plus ou moins relâchée, informelle. Hanako-chan doit partir faire des études à l’étranger : c’est une katagi, qui ne sait rien des affaires de son père. Il l’a toujours tenue éloignée de ce monde, même si elle connait de vue tous les capitaines, présidents de sections et responsables des clans alliés.

— Pourquoi son père montre-t-il sa fille à ses subordonnés et associés, s’il veut la tenir éloignée du milieu de la pègre ? demandai-je en fronçant les sourcils.

Si j’avais un jour un enfant avec Hide... si cela arrivait... alors, j’espérai de tout cœur que jamais les autres mafieux ne verraient son visage.

Hide me jeta un regard oblique.

— C’est une sorte de garantie, m’expliqua-t-il. Nous savons qui elle est. Elle sait qui nous sommes. Il n’y a pas de faux-semblants entre nous.

— Mhm... cela reste dangereux pour elle, objectai-je.

Hide écrasa sa cigarette, révélant ses dents blanches.

— Dangereux ? Je pense que c’est plutôt pour nous que ça l’est. Après tout, Hanako-chan est la fille unique du gokudô le plus puissant du pays... Malheur à celui qui oserait toucher à un seul de ses cheveux.

— L’oyabun est si terrifiant que ça ? grinçai-je entre mes dents.

Hide s’abstint de me répondre. À la place, il attrapa mon gobelet quasi vide et but le reste de la crème dans une grande goulée bruyante, avant de le jeter dans la poubelle. Je trouvai sa façon de le lancer particulièrement énervée.

— Ne t’inquiète pas. Tout ce que tu auras à faire, c’est te tenir un peu derrière moi, la tête baissée, et de garder le silence. C’est moi qui ferai les présentations.

Me tenir derrière lui, la tête baissée, en gardant le silence. Pourquoi avais-je l’impression que cette attitude attendue du big boss était celle que j’allais désormais devoir afficher en public, à chaque fois que je paraîtrais avec mon mari ?


*


Il ne me restait plus qu’un mois à tirer avant de finir officiellement la fac. Début décembre, on devait me remettre mon diplôme. En bourrinant sur le dernier mois, aidée de Sao, j’avais finalement pu rendre mon mémoire, mais je me sentais très éloignée de l’université. Mon directeur me le fit remarquer gentiment, lorsque je vins le voir pour lui rendre mon travail.

— L’essentiel, c’est que vous ayez pu terminer. J’ai l’impression que vous n’étiez plus trop là, cette dernière année... Je sais à quel point cela peut-être dur pour les étudiants étrangers de garder leur motivation sur le long terme, loin de leur pays. Allez-vous rentrer chez vous en décembre ?

— Non, sensei. Je vais rester au Japon.

Suzuki eut l’air étonné.

— Vraiment ? Vous avez trouvé du travail ?

— Je me suis mariée, lui avouai-je.

Puis je me rappelai que j’étais censée l’inviter. Lorsque Svetlana, l’étudiante russe, avait épousé Minagawa-senpai, elle avait invité Suzuki-sensei ainsi que tous les autres étudiants.

— La cérémonie aura lieu en avril, lui appris-je. Je me suis mariée civilement en urgence pour des histoires de visa, mais le mariage officiel n’a pas encore eu lieu.

— Je serais ravi de participer aux frais, m’annonça gentiment Suzuki.

Je le remerciai, me rappelant qu’au Japon, les invités offraient tous une somme assez conséquente aux mariés pour aider à couvrir le coût exorbitant de la cérémonie. L’idée qu’avec tous ces yakuzas, la participation financière de mes invités serait sans doute symbolique me traversa l’esprit. Je réalisai alors ce que risquait d’être ce mariage. Combien de mafieux, au juste, seraient présents à la cérémonie ? Je voulais bien de Masa et, à la rigueur, des kôbun de mon mari — ça, ce serait de toute façon impossible d’y couper —, mais le reste...

— Comment s’appelle votre mari ? me demanda Suzuki.

— Ôkami... Ôkami Hidekazu, répondis-je machinalement.

Mais le léger froncement de sourcils de Suzuki ne m’échappa pas.

— Ôkami ? Vous voulez sûrement dire Ôgami ?

— Non, Ôkami. C’est un nom de Kagoshima.

— Ça s’écrit comment ?

— Comme Ôgami, je crois. Avec le caractère de « grand » et de « dieu ».

— C’est original, comme nom, remarqua Suzuki.

— Il paraît.

— Autrefois, c’est le nom qu’on donnait aux enfants trouvés, m’apprit Suzuki en se renfonçant dans son fauteuil. Puisqu’ils n’avaient pas de parents connus, on disait qu’ils étaient les enfants des dieux.

— Cela fait sens. Hide n’a pas de parents.

Cette information amena un nouveau froncement de sourcils de la part de Suzuki. Il essayait de ne pas le montrer, mais ce détail le contrariait.

— Pas de parents ? Il en a forcément.

— Les siens l’ont abandonné sur la plage quand il était bébé. Il a grandi dans un orphelinat de Kagoshima.

— Je vois.

Suzuki croisa les bras sur son giron, le regard posé sur les rangées de livres qui couvraient chaque mur de son petit bureau. Que des bouquins sur l’histoire ancienne du Japon, sur les coutumes des provinces reculées ou les légendes urbaines des quartiers populaires de Tokyo. Suzuki était socio-anthropologue : si je lui disais que j’avais épousé un yakuza, il me chargerait sûrement de faire une enquête sur ce milieu si fermé.

— Mon mari dit qu’au moins, j’ai la chance de ne pas avoir de belle-mère, fis-je pour conclure sur une note optimiste. Je suis assez d’accord avec lui.

— Ça, il a bien raison, sourit Suzuki. Il n’y a rien de pire qu’une belle-mère pour une jeune mariée !

Si, songeai-je en me relevant. Avoir tout un clan mafieux sur le dos.

Mais cela, je ne pouvais pas le dire à Suzuki-sensei. Ni à personne d’ailleurs. C’était le fardeau que j’avais décidé de porter toute seule, par amour pour Hide.

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