Chapitre 8 - Un court voyage à travers le globe.

24 minutes de lecture

Hannah était accoudée à la balustrade de la terrasse, l’esprit au-dessus du vide. Elle avait peur. Basile avait failli mourir. Elle avait failli le tuer si Rose n’était pas intervenue. D’ailleurs, Rose lui avait demandé de rentrer. « Éviter le sur accident » comme on dit.

Qu’est-ce qui lui avait pris ? Quelle était cette rage soudaine qui l’avait prise comme une colique ? Si c’était ça être un lycan, alors elle n’en voulait pas. Elle avait eu l’impression qu’elle n’était plus que colère. Qu’il fallait que quelqu’un paie pour tout ce qu’elle avait subi. Non, vraiment ce n’était pas elle. Hannah aimait se prélasser dans l’herbe, l’esprit galopant après les nuages. Elle aimait grimper sur les roundballer de paille et y rester perchée pour peindre le paysage. Elle reconnaissait qu’elle était soupe au lait et fougueuse, mais pas de là à exploser.

Hannah appuya la tête sur ses bras et soupira. Où allait-elle ? La dernière chose normale qu’elle avait faite était ses examens, puis tout était parti en vrille. Elle n’avait même plus pensé à la rentrée. Ses collègues de stage devaient s’inquiéter ! Mais, tout ça lui paraissait tellement loin maintenant… Est-ce que faire médecine avait encore un sens maintenant qu’elle était immortelle ? Immortelle… Elle ferma les yeux sans parvenir à retenir ses larmes. Elle mesurait seulement maintenant tout ce que cela pouvait dire. Le monde vieillirait sans elle. Elle regarderait Basile traverser les années sans prendre une ride et elle pleurait sur sa tombe, les traits sculptés dans sa vingtaine. Quel heureux destin ! Finalement, elle ne voulait pas de ça non plus. Elle voulait redevenir elle. Pas cette nouvelle personne presque humaine pas tout à fait vampire sans être vraiment lycan ! Des paroles de chanson lui revinrent en tête : « Ni l’un ni l’autre. Bâtard tu es. » C’était tout à fait ça.

Le vent mordant fouettait son visage et emmêlait ses pensées, arrachant quelques larmes au passage. Elle avait l’étrange sensation qu’il vibrait sur sa peau et s’accordait à son humeur. Elle avait envie de lui crier sa frustration, qu’il l’emporte loin d’elle.

La baie vitrée coulissa. Rose se coula dehors sans un bruit et resta en retrait, ne sachant pas quoi dire.

— Approche Rose, je ne suis pas en colère.

Hannah la sentit se détendre comme si le vent lui portait son énergie. De plus en plus étrange…

— Si tu savais comme je…

— Arrête. Je ne veux plus en entendre parler. J’y ai longuement réfléchi et j’ai décidé de te pardonner. J’ai bien compris le choix cornélien devant lequel tu te trouvais. Et je ne sais pas ce que j’aurais fait à ta place. Surement la même chose. Cela n’avait aucune logique que tu te mettes en danger pour une inconnue. J’aimerais que tu te pardonnes toi aussi. Je vais bien et tu as réparé ton erreur.

Hannah leva vers elle la contrée paisible de ses yeux verts et lui sourit. Rose ne put décrocher son regard de ce visage encadré de boucles rousses qui dégringolaient de chaque côté. Il respirait une tranquillité abyssale. Elle ne méritait pas le pardon d’Hannah, mais elle ferait de son mieux pour ne pas le gâcher. Tout en contemplant ses traits, Rose fronça un sourcil étonné.

— Qu’est-ce qu’il y a ? J’ai perdu mon nez dans la bataille ?

— Non, mais ton visage a changé.

Hannah la regarda sans comprendre et se tourna vers son reflet dans la vitre. Elle s’examina sous toutes les coutures et en effet, il y avait quelques changements. Ses canines étaient plus pointues et plus longues qu’avant et ses oreilles étaient plus hautes que d’ordinaire. En regardant ses bras, il lui sembla également qu’elle était plus poilue…

— C’est quoi cette blague…

— C’est l’apparence humaine d’un lycan. J’imagine que comme eux il te reste des traces de ta transformation.

— Ne me dis pas que ça s’aggrave à chaque fois !

— Non non, rassure-toi.

— Bon, j’imagine que je n’ai plus qu’à m’y faire… Comme si ce n’était pas suffisant !

Hannah se laissa tomber au sol. Elle cala sa tête contre les barreaux et observa les rares passants emmitouflés sous leurs couches de vêtements.

— Rose ? Comment as-tu su me calmer tout à l’heure ?

Rose s’assit à côté d’elle.

— Pendant que tu récupérais, je suis allé trouver de l’aide auprès de la meute lycan de Rennes. Leur alpha est hargneux, mais il me connait. Un de ses loups a malheureusement fini sur ma table d’autopsie.

— Tu savais que je risquais de blesser quelqu’un ?

— En vérité, je ne sais rien du tout. Je ne connais les lycans qu’à travers la haine des vampires, c’est à dire pas grand-chose. Il fallait que je m’informe. Pour moi, tu es une « nouveau-né ». J’ai décidé de prendre en charge ton éducation, qu’elle soit vampire ou lycan. Il faut que tu aies quelqu’un auprès de toi pour te guider pendant toute cette période de renaissance. Se réapproprier son corps, ses sens, tout ça s’apprend. Tu as plein de nouvelles choses à découvrir, et notamment les lois qui régissent nos communautés.

Hannah ne put s’empêcher de sourire. Savoir que Rose allait rester auprès d’elle lui fit frissonner la poitrine. Elle n’en montra rien et continua intriguée :

— Une sorte de précepteur en somme ?

— Exactement. Je vais t’apprendre les bonnes manières, plaisanta Rose.

— En me saucissonnant dans un plaid ?

Rose rit doucement.

— Non bien sûr. C’est l’alpha qui m’avait dit de trouver un moyen de t’immobiliser avant que tu ne te transformes totalement si jamais une métamorphose brutale arrivait. Le reste j’ai improvisé.

— Merci d’avoir sauvé Basile. Je ne m’en serais pas remise si je l’avais bless… ou tué.

— C’est normal. J’imagine que tu tiens à lui autant qu’il tient à toi. Il est venu aussi souvent que son emploi du temps le lui permettait. Il restait à ton chevet pendant que je dormais.

— Il est adorable oui. Narquois et charmeur, mais il ne ferait pas de mal à une mouche.

— C’est ton petit ami ?

Hannah éclata de rire. Elle trouvait parfaitement incongrue l’idée de sortir avec lui. Il était comme son jumeau, une part d’elle.

— Quelle horreur non ! Je ne le supporterais pas en copain ! Non, je pense que c’est un peu comme Oleg et toi. Ce n’est pas ton vrai frère non plus, n’est-ce pas ?

— Tu as raison. Nous avons le même géniteur, mais nous nous sommes rencontrés qu’en 1920 au Japon.

— Au Japon ? Qu’est-ce que vous faisiez là-bas ?

— Je garde cette histoire pour plus tard. Il faut préparer les bagages pour notre départ.

— Notre départ ? releva Hannah sans plus faire attention au reste de la réponse.

— Oui, nous devons partir. Tu es en danger, on ne peut pas rester ici.

L’inquiétude avait assombri le ciel bleu du regard de Rose. Elle savait qu’Hannah allait être dure à convaincre, mais il fallait à tout prix qu’elles partent.

— Mais… Je ne peux pas partir… Et Basile ?

— Il est déjà au courant. Nous en avons longuement discuté et il est d’accord avec moi. En restant ici, ils nous retrouveront.

— Qu’ils nous retrouvent ! Oleg, toi et moi on leur mettra une sacrée dérouillée !

— Non Hannah. Oleg ne pourra pas nous aider, car il doit s’occuper d’autres choses et toi tu es encore trop humaine. Tu ne pourrais rien face à un vampire. Tu es une proie facile et sans défense.

Hannah ne sut pas quoi répondre. C’était dur à entendre, mais Rose avait raison. Elle était un boulet. Si elle voulait ne plus dépendre de sa protection, il faudrait qu’elle sache se défendre. Il n’y avait que Basile qui la retenait ici.

— Ce ne sera que l’espace de quelques mois, le temps que tu apprennes à être un loup et un vampire convenable, précisa Rose.

— Et pourquoi je ne peux pas faire ça ici ?

Rose se pencha tout prêt d’elle. Elle huma doucement son parfum délicat. Il avait légèrement changé, mais ce n’était pas désagréable. Elle attrapa son menton et l’obligea à la regarder.

— Parce que le but premier est de fuir.

Le cœur d’Hannah cognait dans sa poitrine. La proximité de Rose lui fit monter le rouge aux joues. Elle voulut se dégager pour ne rien montrer de son désarroi, mais elle ne pouvait s’arracher à la contemplation de son visage. Elle passait de ses lèvres à ses yeux, du bleu clair au rouge sombre. Hannah sentait l’air frémir entre elles, se charge d’une énergie chaude et électrique. Rose lâcha enfin sa prise et se redressa. Hannah reprit son souffle comme si elle remontait d’une longue plongée.

— Je vais y réfléchir, promit-elle, mais il faut que je retourne chez moi, Andropause doit être mort de faim !

— C’est hors de question. Le premier endroit où ils te chercheront c’est à ton appartement ! Basile s’est occupé de ton chat, il va bien.

— Mais où vais-je dormir ? Mes affaires, mes cours ?

— Nous irons chercher tout ce dont tu as besoin demain soir, sans aucun souci, mais aujourd’hui tu restes ici. Je vais dormir par terre et tu prendras mon lit.

— Je…

— S’il te plait Hannah…

Rose n’avait ni l’air fâchée ni agacée, elle demandait sincèrement à Hannah de réfléchir et de rester.

— Très bien…

Rose hocha la tête et l’invita à rentrer dans l’appartement. Le ciel s’éclaircissait à l’horizon, il était grand temps qu’elle aille dormir. Hannah aussi était fatiguée. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait plus eu cette sensation. Son corps n’avait pas encore totalement récupéré. Hannah se glissa sous la couette, savourant cette fatigue et regarda Rose installer un étrange duvet noir.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un duvet imperméable aux rayons UV avec une fermeture sécurisée. Ça a révolutionné le camping sauvage.

— Excellent ! Mais tu sais, ça ne me dérange pas que tu dormes à côté de moi, ce sera plus confortable que le sol.

— Ne t’en fais pas pour moi. Ça ne me dérange pas non plus.

— Arrête ! C’est ridicule, c’est chez toi quand même. Allez viens, je me ferais toute petite !

Rose sourit et finit par obtempérer. Elle se glissa à son tour sous les draps un peu gênée et souhaita bonne nuit à Hannah avant de tomber abruptement dans un profond sommeil. Hannah mit plus de temps à s’endormir, son horloge biologique n’étant pas encore faite pour le rythme de nuit.


Hannah se réveilla en milieu d’après-midi. Rose dormait toujours, parfaitement immobile, semblable à un véritable cadavre.

Elle sortit de la chambre sans bruit et alla se lover dans le fauteuil où Rose lisait la veille. Elle attrapa le plaid et s’emmitoufla dedans. Rose avait parfaitement raison, en restant ici elle était à la merci de l’adolescente et risquer de retourner dans ces sous-sols la terrifiait. Mais son cœur faisait le grand écart entre Basile et Rose. Elle mourrait d’envie de suivre Rose jusqu’au bout du monde. Seulement laisser Basile, c’était comme une déchirure. Elle repensa à ses mots, comme quoi il voulait qu’elle le transforme, qu’il voulait faire partie de l’aventure. Et si elle faisait de lui un vampire ? Cela ne causait de tort à personnes ? Elle secoua la tête, bien sure que si ! Il devrait se séparer de sa famille qu’il adorait ! Et puis elle n’avait pas besoin d’un autre Anhumain dans sa vie, elle le voulait lui, tout homme qu’il était. Et si jamais il insistait, elle saurait finir par le raisonner. Il fallait qu’elle le voie avant de partir, qu’elle lui dise au revoir. En négociant judicieusement, Rose ne pouvait pas refuser. Elle ne risquait rien de jour, aucun vampire ne risquait de pointer le bout de ses crocs.

Hannah ferma les yeux et sourit timidement. S’enfuir avec Rose. Elle ne pouvait s’empêcher de trouver l’idée romantique. Hannah commençait à accepter ce qu’elle ressentait. Durant les journées interminables à l’hôpital, elle avait eu tout le loisir de faire son introspection. Il en était ressorti que finalement on se fichait bien de qui pouvait la faire rougir. Cette exploration intérieure lui avait fait comprendre pourquoi elle n’avait jamais réussi à se sentir à l’aise avec un garçon. Au fond d’elle, elle avait toujours trouvé les filles plus attirantes, plus belles, plus douces, plus mystérieuses, plus… tout !

Sa vie à la ferme n’avait rien arrangé à sa masculinité naturelle. Sa grand-mère ne conduisait pas et son grand-père ne l’emmenait que très rarement faire du shopping alors elle s’habillait de vieilles chemises à carreaux, de salopettes et de grosses chaussures de chantier. Aujourd’hui, elle faisait plus attention à son style, mais l’esprit restait le même.

Elle soupira d’aise. La vie à la campagne lui manquait beaucoup. Le bruissement des arbres dont les feuilles dansent mollement dans l’air crépusculaire. L’odeur âcre des vaches le matin, rapidement dissipée par celle du lait chaud fraichement trait. La belle époque. Celle où elle pouvait encore rêver d’insouciance et dessiner ses univers. Elle se leva soudain, à la recherche d’une feuille et d’un crayon. Depuis combien de temps n’avait-elle pas dessiné ? Elle s’installa au bureau bien ordonné de Rose et se laissa portée par son imagination.


Le soleil glissa ses derniers rayons sur les immeubles et tomba de l’autre côté du monde. Rose ouvrit un œil et se redressa en sursaut, Hannah n’était pas dans le lit. En un mouvement de jambe, elle se rua au salon et s’arrêta dans son élan en voyant Hannah concentrée au bureau. Elle souffla soulagée, ce qui attira l’attention de la jeune fille.

— Qu’est-ce qu’il t’arr…

Hannah avala la fin de sa phrase et détourna prestement les yeux. Dans la hâte, Rose ne s’était pas habillée et se trouvait en sous-vêtement. Rose comprit immédiatement et retourna vivement enfiler un survêtement, aussi gênée qu’Hannah.

— J’ai cru que tu étais partie, dit-elle en revenant.

— Non, je ne t’aurais pas fait ça, tu peux me faire confiance.

— Je suis soulagée en tout cas. Que fais-tu ?

— Je dessine. Je ne sais pas d’où me vient cette idée, mais j’ai l’impression d’avoir vu cette image quelque part.

Rose regarda la feuille de plus près. Un sourire triste creusa sa joue.

— Tu as dessiné un souvenir.

— Un souvenir ? s’étonna Hannah. Mais je n’ai jamais vécu ça.

— Pas un des tiens, un des miens.

Hannah la regarda sans comprendre.

— Il apparaitrait que les lycans ont une sorte de pourvoir télépathique. Les deux fois où tu t’es transformée, j’ai perçu tes pensées et tes émotions sous forme d’image. Tu as surement dû récupérer les miennes. Le contact a été beaucoup plus long la première fois.

— Ça alors… Je ne me souviens de rien de tout ça !

— Rien d’étonnant, je pense que tu étais trop effrayée ou en colère pour y prêter attention.

— Sans doute… Tu m’en dis plus sur ce souvenir ? Tu sais danser le tango ? Qui était ce partenaire ?

— Je savais danser le tango, cela remonte à très longtemps. Je te le raconterais pus tard, pour l’instant il faut s’occuper des préparatifs.

— C’est vrai qu’on aura du temps à tuer, j’imagine. À ce propos, j’ai quelque chose à te demander… J’y ai longuement réfléchi et je sais que nous devons partir, que je n’ai pas vraiment le choix. J’aimerais simplement passer une dernière journée avec Basile avant. Je sais que tu vas me dire que ça présente un risque, mais ce sera de jour et nous irons dans un endroit très fréquenté.

Rose serra les dents et ravala son inquiétude. Elle ne pensait pas qu’Hannah capitulerait si facilement, alors elle pouvait bien faire un effort elle aussi. Elle n’était pas là pour l’enfermer. Il fallait qu’elle se raisonne et mette son angoisse dans une boite bien fermée, qu’elle fasse confiance à Hannah. Rose se força à étirer les lèvres le plus naturellement possible et passa une mèche rousse derrière l’oreille d’Hannah.

— Entendu. Si jamais il y a le moindre souci, appelle-moi, la sonnerie me réveillera et j’ai de quoi rester une ou deux heures en plein jour pour venir vous chercher.

Hannah entendit très clairement la tension dans sa voix. Une part d’elle-même appréciait que Rose s’inquiète autant pour elle. Peut-être n’était-elle pas indifférente elle non plus ? L’autre part d’elle-même admirait sa capacité à prendre sur elle. Hannah n’aurait pas forcément su réagir de la même façon à sa place.

Hannah se lança dans une folle entreprise. Elle se mit de bout, se hissa de toute la hauteur de ses pointes de pieds, agrippa furtivement le sweat de Rose et déposa un bref baiser sur sa joue.

— Merci… dit-elle, à peine audible.

Toute rouge, elle fila à la salle de bain le plus désinvolte possible, prétextant qu’elle allait prendre une douche.

Rose voulut la retenir pour qu’elle recommence, mais se ravisa au dernier moment. Elle ne voulait pas gâcher cette bulle de timidité dans laquelle flottait Hannah.


— Je suis encore étonné que Rose te laisse sortir, je ne suis pas rassuré.

— S’il m’arrive quelque chose, elle te croquera tout cru, ce n’est pas grave.

— Elle est végan rappelle toi !

— Alors elle demandera à Oleg !

Basile et Hannah criaient d’un arbre à l’autre, dans un équilibre précaire sur deux petites plateformes de bois. Basile était agrippé à son harnais et louchait sur le vide dans lequel il devait se jeter.

— Allez, saute Basile ! Il y a du monde qui attend derrière !

— Mais j’ai peur ! Y a quand même 12 mètres…

— Eh ! c’est toi qui as voulu faire le parcours noir ! Et vu ta taille il n’y a plus que 10 mètres.

— Très drôle…

Il prit son courage à deux mains et sauta. Grande déception. La poulie à laquelle il était attaché le fit descendre par à coup et il toucha délicatement le sol. Hannah le suivit de près et se jeta sans hésitation dans le vide. Être immortelle débarrassait de quelques peurs superflues.

— Alors c’était pas si terrible ? le taquina Hannah.

Ils continuèrent à discuter pendant qu’ils rendaient le matériel à un des animateurs de l’accrobranche. Hannah remarqua ses oreilles un peu hautes et ses canines trop pointues. Elle jeta un rapide coup d’œil aux autres animateurs… Tous des lycans ! Faisaient-ils partie de la meute dont Rose avait parlé ? Elle se souvint de l’alpha hargneux et pressa Basile pour qu’ils s’en aillent.

Ils s’installèrent au bar à chats qu’ils aimaient beaucoup et sans attendre, une petite boule de poils vint réchauffer les genoux transis de Basile. Il but quelques gorgées de son thé et prit la parole :

— Tu reviendras vite.

— Vraiment ?

— C’est ce que je me dis. Moi non plus je ne veux pas que tu t’en ailles. Mais je suis encore plus inquiet que tu restes ici. Si c’est le meilleur moyen que cette folle ne mette pas le croc sur toi, il faut que tu partes.

Basile soupira et s’enfonça dans le canapé, la mine triste. Un autre chat vint frotter ses moustaches contre ses mains, lui intimant par quelques ronronnements de le caresser. Il appréhendait déjà les mois qui allaient venir. Son enthousiasme glissa dans ses chaussettes. Il remua son thé distraitement. Il aurait tellement voulu être un anhumain lui aussi, et la suivre dans ce périple ! Un petit sourire malicieux naquit au coin de sa bouche. Non, il ne fallait pas qu’il l’accompagne. Quelque chose se tramait entre les deux filles… S’il y avait bien une occasion pour qu’une petite étincelle d’amour s’enflamme, c’était ce départ ! Il s’en serait terriblement voulu d’être la goutte d’eau qui éteindrait ce feu naissant.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi tu souris ?

— Parce que je sens que ce voyage te changera d’une manière que tu n’imagines pas…

Hannah le questionna du regard, mais il resta obstinément muet sans se départir de son sourire agaçant.


Hannah tenait son gros chat contre elle.

— Il est hors de question d’emporter le Sans-visage, répéta Rose.

— Dans ce cas, je reste ici.

— Hannah s’il te plait, soit raisonnable. On ne peut pas transporter un chat à l’autre bout du monde. Pense un peu à lui.

— Mais c’est moi qui le porte, il n’embête personne. Et de toute façon, Andromorphe ne se montre jamais, vous ne risquez pas de vous écharper !

Rose soupira en se pinçant le nez. Elle n’arriverait pas à la raisonner. Hannah avait été conciliante sur tout ce qu’elle lui avait déconseillé d’emporter. Téléphone, ordinateur, tenues trop inconfortables, chaussures pas adéquates, mais elle était intransigeante sur le chat. Rose avait les Métamorphes en horreur. Elle sentait leur regard narquois et méprisant sur elle.

— Tu as déjà beaucoup de choses à porter.

— Je sais, mais ce n’est pas comme si j’allais me fatiguer.

— Non, mais ça va te ralentir.

— Je te garantis que non, je vais le glisser dans mon sac avant.

Rose devait se rendre à l’évidence, il était inutile de continuer la discussion. Le Sans-visage venait avec elles.

— Très bien… Mais au premier mot, je le débarque.

— D’accord !

Hannah savait très bien que Rose plaisantait, elle le voyait dans ces yeux qui souriaient. Elle s’en alla vers la chambre en parlant niaisement à l’animal d’une voix aigüe et tira la langue de manière tout à fait puérile. Rose réprima un sourire, elle ne voulait pas attiser la satisfaction de sa victoire.

Rose avait passé toute la soirée à planifier le départ. Elle avait listé ce dont elles avaient besoin, préparé et organisé les sacs. Il y avait en tout quatre énormes sacs de camping desquels pendait quelques ustensiles de cuisine pour Hannah et son duvet à elle spécial « Vamp-ing ».

Rose était allée faire trois courses au Plasma’store pour acheter de quoi se nourrir sur l’ile. Les poches de sang avec anticoagulants étaient infectes, mais permettaient de ne pas les garder au frais.

— Quand est-ce que nous partons ?

Rose leva le nez de son inventaire.

— Tu m’as dit que ta vitesse atteignait les 60 km/h ?

— Oui, mais pas chargée comme un bœuf.

— C’est toi qui veux prendre ton chat… ironisa Rose moqueuse.

— Ah ne recommence pas ! Mais tu sais, je pense qu’en… buvant du sang on peut améliorer ça.

— Comment ça ?

Hannah lui expliqua ce qui s’était réellement passé la soirée après les examens.

— Ça change tout. Pourquoi n’as-tu rien dit ? Installe-toi à table, je vais te laisser la poche que je me suis prise pour le voyage.

— Euh, et toi alors ?

— Ne t’en fais pas, je ne me nourris pas toujours les jours, je faisais une exception ce soir.

— Ah bon…

Hannah appréhendait. Même si les quelques gouttes qu’elle avait avalées ne lui avaient pas déplu d’un point de vue du gout, elle trouvait assez répugnant de se nourrir d’une poche entière ! Elle ne voulut pas passer pour une mijaurée et ne fit aucune réflexion. Elle regarda Rose s’activer dans la cuisine tout en rêvassant. Ses longs cheveux étaient relevés à la hâte découvrant sa nuque soyeuse qui plongeait dans un sweat trop grand. Hannah avait envie d’y faire courir ses doigts. Elle se mordit la lèvre pour revenir à la réalité, Rose était trop inaccessible, il fallait qu’elle arrête de fantasmer !

— Tient, goute-moi ça !

Rose posa devant elle un verre à pied à large bord contenant une crème pourpre décorée de grains de café. Intriguée, Hannah porta une première cuillère à sa bouche. La texture soyeuse était agréable et le gout très étonnant. Elle percevait nettement la saveur métallique du fer, mais elle était rehaussée d’une note de café et de rhum.

— Et moi qui croyais que j’allais devoir boire la poche telle quelle… C’est plutôt bon. Qu’est-ce que c’est ?

— La seule recette du restaurant d’Oleg que je suis capable de reproduire ! Son « Tirhémossu ».

— Il faut vraiment arrêter avec ces jeux de mots, rit Hannah.

— Tu lui diras, il ne m’écoute pas.

Hannah la remercia et avala goulument l’étrange dessert. Une fois terminé, elle sentit le changement s’opérer. Comme la première fois, elle fut éblouie par les sources de lumière et assaillie par tous les bruits environnants.

— Ferme les yeux.

— Écoute. Tends l’oreille. L’ambulance qui passe en bas de la rue. La conversation du voisin. La souris qui grignote le mur au 4e. Tu les entends ?

— Oui… c’est un tel brouhaha, c’est assourdissant.

— D’accord. Maintenant, concentre-toi sur la souris et juste sur la souris. Le reste tu ne veux pas l’entendre.

— Ah ça y est j’ai compris. C’est comme travailler avec de la musique. Mais c’est pas possible rester toujours concentré comme ça.

— C’est juste au début, après on s’y habitue. Maintenant, ouvre les yeux doucement et attends que ta rétine s’habitue à sa nouvelle perception.

Hannah s’y habitua peu à peu. Ce flot d’information très précis lui donnait mal au crâne, mais elle arrivait à le juguler.

— À présent, le déplacement. Tu ne vas pas le maitriser en une soirée, mais ce sera suffisant pour courir derrière moi. Imagine que tu joues dans un film au ralenti et que tu dois exagérer ta lenteur. Tu devrais réussir à ne pas bouger trop vite.

Hannah se leva avec précaution et se retrouva à deux doigts de heurter la porte de la chambre.

— C’est un bon début ! s’amusa Rose.


Hannah courrait derrière Rose depuis deux bonnes heures déjà. Le vent fouettait son visage. Ses pieds effleuraient le sol. Elle volait presque. La sensation était grisante.

Rose suivait une trajectoire anarchique. Des cercles, des retours en arrière, des slaloms. Les pister devait être impossible. Malgré tout, elle avançait droit vers la Russie. Elle espérait perdre leur odeur dans la neige.

— Faisons une pause, la nuit touche à sa fin.

— Tu as raison, cet océan de neige est le meilleur endroit pour planter notre tente ! railla Hannah.

— Désolée, on ne peut pas risquer de laisser notre odeur dans un hôtel…

— Tu ne crois pas que tu en fais un peu trop quand même ? Le vent dissipe notre odeur, il n’y a pas un vampire capable de suivre cette trace !

— Détrompe-toi ! Des vampires entrainés ou des lycans domestiqués par les services secrets repèreraient immédiatement ma manœuvre pour brouiller notre piste… Et puis tu as une odeur marquée.

Hannah grimaça.

— Je pue ?

— Non au contraire ! Tu as une odeur très attirante.

Cette fois-ci, Hannah rougit, elle ne savait plus où regarder.

— Où sommes-nous ? demanda-t-elle pour changer de sujet.

— À quelques centaines de kilomètres après Moscou. Demain soir, nous traverserons la Sibérie, j’aimerais atteindre l’océan avant le levé du jour.

— Combien de temps de course ?

— Un peu moins d’une dizaine d’heures si tu ne traines pas, répondit Rose en lui lançant une chiquenaude sur le nez.

— Comment ça je traine ? Tu vas voir si je traine !

Hannah défit son paquetage et monta la tante en moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire.

— Oh, c’est très bien que tu t’en sois chargée, je suis épuisée… Je n’ai plus 20 ans, je n’avais pas fait autant de kilomètres depuis des années.

Rose se glissa dans son duvet noir et le ferma jusqu’au cou.

— Bonne journée Hannah.

— Dors bien.

Rose lui rendit son sourire et s’enferma pour la journée. Hannah rentra les sacs de camping et ferma la toile de tente. Elle libéra son pauvre chat qui vint s’enrouler autour d’elle en miaulant de mécontentement.

— Chut, mon gros, Rose va râler après.

— Elle m’appréciera.

Hannah sursauta, elle ne s’attendait pas à voir débarquer Andromorphe.

— Que va-t-il se passer maintenant ?

Aucune réponse. Le Sans-visage était déjà reparti et Andropause ronronnait entre ses jambes.

Hannah tenta de s’endormir, mais le sommeil la fuyait comme un insomniaque. Elle n’éprouvait aucune fatigue. Elle entrouvrit la tente et glissa sa tête au-dehors. Elle resta ainsi toute la journée, à écouter, entrainant son ouïe à distinguer les bruits les plus fins. Sa vue incroyable lui permit d’observer des animaux lointains fendant la neige. Le paysage était splendide. Les arbres étaient comme des centaines de petites montagnes aux cimes enneigées, étouffant les bruits comme du coton. Le calme de ce tapis poudreux était apaisant.

Elle profita du silence pour réfléchir à Rose. Elle ne la comprenait pas très bien. Ses marques d’attention dénotaient avec sa réserve et laissaient Hannah perplexe. Dans son discours, Rose ne se comportait absolument pas comme quelqu’un qui tisse des liens, et pourtant ses gestes disaient le contraire. La manière qu’elle avait de lui attraper le menton ou de remettre ses cheveux derrière l’oreille. C’était étrange non ? Si Basile faisait ça à une fille, cela en disait long sur ces intentions. Devait-elle y voir quelque chose de plus ? Rose lui faisait-elle des avances à sa manière ? Non ! Hannah se faisait des idées ! Elle plongea la main dans la neige pour se rafraichir l’esprit et la retira vivement. Son contact avait provoqué une décharge électrique qui lui traversa la paume. Le réflexe fut plus lié à de la surprise qu’à de la douleur. Hannah approcha sa main à nouveau et toucha la surface poudreuse du bout des doigts. Elle sentit immédiatement quelque chose les traverser. C’était un flux pulsatile, comme si la neige avait un cœur.

La sensation était semblable à celle du vent sur sa peau la veille. Plus elle maintenait le contact plus le flux grandissait, montant lentement vers son épaule. Elle se sentait bien. Étrangement apaisée. Le flux répondait une chaleur agréable à travers ses muscles. Lorsqu’il atteignit son visage, l’image d’un homme s’imposa brusquement à elle. Il ouvrit tout aussi brusquement les yeux. Effrayée Hannah rompit le contact et ramena sa main dans le duvet. Elle referma la tante et se rallongea.

Elle resta en position fœtale jusqu’à ce que Rose se réveille. Elle ne pouvait s’ôter de l’esprit le visage de l’homme. Elle lui aurait donné la cinquantaine, la peau hâlée, les cheveux longs et noirs grisonnants aux tempes. Il lui faisait penser à un indien d’Amérique. Son regard sombre avait paru étonner. Qui était cet homme ? Que s’était-il passé ?

Lorsque Rose émergea, elle trouva Hannah caressant son chat, les yeux perdus dans la contemplation de la toile de tente.

— Tu as dormi ?

— Non, je n’avais pas sommeil. Je ne ressens aucune fatigue.

— Tu ne dois pas avoir besoin de dormir lorsque tu bois du plasma. Le temps n’était pas trop long ?

— Non, j’ai observé les animaux.

Hannah n’osa pas lui parler de sa vision, elle avait peur que Rose la prenne pour une folle.

Avant de repartir, Rose partagea une poche de sang entre elles deux. Hannah grimaça, mais elle n’avait pas trop le choix si elle voulait terminer le voyage.


La nuit fut longue et monotone. Elles effrayèrent sur leur passage quelques rennes et entendirent le bruissement d’ailes de hiboux polaires. Elles échangèrent peu de mots, chacune concentrée sur sa course. Toutes deux savaient qu’elles couraient au-devant de mois difficiles et interminables.

Lorsque le jour effrita la nuit, elles avaient atteint le bord du monde. Devant elles s’étendait une eau sombre à perte de vue. Elles montèrent leur campement pour la journée et encore une fois Hannah resta éveillée jusqu’à la nuit suivante. Elle s’amusa d’abord dans la neige, la sculptant au gré de son imagination, mais l’ennui la rattrapa rapidement. Elle avait hâte d’arriver à destination. Hâte d’évacuer toute cette hémoglobine qui la rendait hyperactive.

— Encore une nuit et nous y sommes, l’informa Rose en rangeant la tante.

— Comment comptes-tu traverser l’océan ?

— Ne t’inquiète pas pour ça, à la vitesse à laquelle nous courrons, c’est comme poser le pied sur du sable.

— Vraiment ? Dieu était un vampire alors ?

Rose rit discrètement.

— C’est mesquin. Mais peut-être, qui sait ?

— L’ile est trop loin pour tout faire en une nuit ?

— Oui. Même si nous sommes en hiver et que les nuits sont longues, cela ne suffira pas. À l’instar du sable, courir sur l’eau fatigue plus et ralentit considérablement. Nous nous arrêterons sur l’ile d’Unalaska, dans l’archipel des Aléoutiennes.

Hannah la regarda avec de grands yeux.

— Ce sont une série d’iles qui relient l’Alaska à la Russie.

— Comment tu connais ça toi ?

— J’ai énormément voyagé.

Deux nuits éreintantes, même pour Hannah. Courir sur l’eau n’était pas aussi simple que Rose l’avait fait entendre. À aucun moment relâcher sa concentration. Il fallait faire attention à garder une allure et une enjambée constante pour éviter de s’enfoncer dans l’eau et finir par y plonger totalement.

Terre en vue. Hannah puisa dans ses dernières ressources et redoubla d’allure, distançant largement Rose qui n’avait pas voulu reprendre de quoi se nourrir.

Elle posa ses pieds douloureux sur la plage. Enfin ! Les effets du plasma commençaient à se dissiper et elle se sentait vidée de toute énergie. Son sac ventral la tirait vers le bas et elle avait tout le mal du monde à résister à la graviter.

— Courage, encore quelques mètres, il y a un petit chemin qui serpente dans la roche, expliqua Rose, essoufflée. Normalement, nous devrions y trouver une maison au bout.

— Normalement…

Rose mit un peu de temps à trouver le sentier, car les lieux avaient changé depuis son dernier passage, mais la maison était bien là. Engloutie sous la végétation, mais là. Rose poussa la porte rongée par les intempéries et entra.

L’intérieur sentait bon le bois sec. La pièce principale cosy donnait envie de s’effondrer sur le canapé et de se pelotonner contre les coussins. Un escalier menait à une mezzanine où un lit tendait amoureusement ses bras vers elles.

— À qui est cette maison ? Où sommes-nous ? Et comment tous ces meubles sont arrivés ici ?

— Tu ne t’épuises donc jamais ? rit Rose malgré la fatigue. C’est Oleg et moi qui avons construit cette maison. Nous sommes sur une ile quelque part au nord d’Hawaii.

— Hawaii ? Et dis-moi, ça n’aurait pas été plus simple de passer par les États-Unis ?

— Mon duvet et la tente ne m’auraient pas protégé du soleil texan. Et notre trace aurait été plus facile à suivre. Bon, je te propose d’aller au lit, moi je ne tiens plus debout.

Hannah acquiesça, heureuse de ressentir un peu de fatigue. Décidément, elle n’aurait jamais cru que cela aurait pu lui manquer un jour !

Ni l’une ni l’autre n’eut le courage de chercher les draps enfouis dans l’un des quatre sacs de voyage. Elles s’engouffrèrent donc dans leur duvet, endormies avant d’avoir touché le matelas.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Ethan Carpenter ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0