Chapitre 1 - Le choc

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Une pluie drue. Un vent violent. Des rues inondées. Le bruit d’une course frénétique. Se faufiler à travers les gouttes. Vite. Bondir entre les flaques. Un chemin boueux. Mal goudronné. Une voiture. Une gerbe d’eau. Aspergée, trempée, aveuglée. Le camion. La force de l’impact. Heurter le sol. Brisée. Morte sur le coup.


« Hello darkness my old friend

I've come to talk with you again

Because a vision softly creeping... »

Une main cadavérique se faufila à tâtons hors de la couette et éteignit l’alarme. Un grognement perça l’obscurité de la chambre. Le froissement des draps d’un corps qui se retourne. Elle finit par glisser une jambe hors du lit. Il était difficile de s’extirper de la chaleur de l’édredon. Elle releva les volets et se laissa retomber sur le lit, le regard perdu dans l’océan de lumières de la ville. La nuit était tombée, noire et froide.

Elle fit claquer sa langue. Elle avait soif, c’était douloureux. Le bout de ses doigts picotait et sa gorge la brulait. Depuis combien de jours n’avait-elle rien avalé ? Deux ? Trois ? Peut-être même une semaine ?

Elle resta plantée devant son frigo. Vide. Tant pis, ce serait pour une prochaine fois. Elle avait déjà jeuné plus longtemps que ça.

18 h 30. Il était temps de partir. Ce soir, elle prendrait la moto. Même si elle n’avait qu’une vingtaine de minutes de marche, elle voulait entendre le ronronnement du moteur qui se réveille. Elle enfila sa protection dorsale, sauta dans ses bottes et attrapa sa veste favorite. Le cuir était devenu si souple qu’elle avait la sensation d’enfiler une seconde peau. Lavage de dents, un coup de brosse et elle était partie.

Elle fit vrombir le moteur et décolla sur les chapeaux de roues. Les pneus crissèrent sur le sol glissant du parking. L’écho de l’engin furieux fit frissonner la peine-ombre du sous-sol désert. Dehors, le vent froid la sortit de la torpeur du sommeil. Elle gara sa moto près du bâtiment décrépit de médecine légale. Une quantité effroyable de formalités administratives, qu’elle avait sciemment ignorées, l’attendaient.

La serrure du cagibi qui lui servait de bureau était grippée, encore. À force de s’acharner, la clé manqua de se casser. La porte finit par céder. La pièce était petite, sale, poussiéreuse et mal agencée. Elle batailla pour atteindre son fauteuil miteux et soupira. La pile de dossiers posée devant elle était beaucoup trop haute. Des r à rédiger, à signer, des expertises à faire, des courriers à lire. Elle était coincée là pour des heures. Enfin… ses morts pouvaient bien l’attendre, ils n’allaient pas se sauver.

Le noir complet. Où qu’elle regarde, elle ne voyait qu’un noir opaque, oppressant, glacial. Elle avait froid. Elle était gelée même. Et Nue ! Comme un ver ! Elle se redressa, heurta une surface métallique. À droite, à gauche. Son souffle était court. Où était-elle ? Où était-elle ! Elle avait froid. Était-elle enterrée ? Sa gorge se serra. L’air ne rentrait plus. Non, NON ! Impossible ! Comment pouvait-on encore enterrer les gens vivants ! Elle ferma les yeux, se recentra sur sa respiration. Elle avait froid. Ne pas paniquer. Elle avait froid. Inspirer, expirer. Elle avait froid. Elle ouvrit les yeux : la morgue ! Un tiroir de morgue ! Elle tambourina de toute ses forces. Hurla, s’époumona. Rien. Seul le silence de mort lui répondit. Elle attendit. Des minutes, des heures, engourdie par le temps, immobile.

Les roulements du tiroir crissèrent. Sortie brutalement de sa torpeur, elle hurla :

- JE SUIS EN VIE !!

La médecin légiste en resta coite.

- Si je m’attendais à ça.

Elle posa sur son corps nu des yeux bleus, infinis. Un regard insondable. Le silence étira les secondes. L’une comme l’autre ne savait pas quoi se dire. Puis, frappée par l’évidence, la médecin déclara :

- Je vais te chercher de quoi te couvrir.

Elle disparut le temps d’un battement de cils. Impossible. La jeune fille allongée cligna encore, la médecin était de retour. Immobile. La fatigue devait lui jouer des tours…

- Tiens, enfile ça. C’est un blanc d’hôpital.

Elle n’avait pas rêvé.

- Mais… Co-comment… ? bredouilla-t-elle éberluée. Vous ne semblez même pas avoir bougé, pourtant vous êtes allée chercher le pyjama ?

La médecin ne lui répondit pas. Elle lui tendait la tenue sans la lâcher des yeux. Toujours aussi bleus, toujours aussi profonds. La jeune fille était comme hypnotisée. Elle ne pouvait se soustraire à ce regard pesant. Elle avait la sensation d’être guettée par un animal sauvage à la fois majestueux et dangereux.

- Merci…

Elle attrapa les vêtements et les enfila lentement, de peur de réveiller la bête au moindre bruit. Une fois habillée, elle se retrouva face à la légiste qui ne disait toujours rien. La jeune fille sentit l’angoisse enserrer ses poumons. Elle n’avait pas l’habitude de s’effrayer d’une rencontre insolite, mais cette femme l’inquiétait. La pâleur extrême de sa peau donnait l’impression que la vie l’avait quittée. Son silence et son air impassible n’avaient rien de rassurant. Qu’attendait-elle ?

- Rose.

La médecin fit un pas lent et mesuré vers elle et lui tendit la main. Il y eut un moment de flottement, puis a jeune fille se décida à la serrer. La main de Rose était incroyablement soyeuse, comme une statue de marbre polie, mais plus froide encore. Rose, elle, se raidit au contact avec celle de la jeune fille, chaude dans la sienne. Pourquoi son frigo avait-il dû être vide précisément ce soir-là ? Sa gorge s’enflamma. Mauvais concours de circonstances.

- Hannah…

La jeune fille avait répondu distraitement, concentrée sur l’étrangeté de cette peau souple et sans défauts. Son contact était agréable, réconfortant. Sa peur s’effrita. À travers cette simple poignée de main, Hannah sentit une énergie douce la parcourir. Elle n’avait rien à craindre de cette femme. Rose ne lui ferait aucun mal. Elle ne savait pas pourquoi, mais elle en était persuadée.

- Suis-moi.

Les deux mots ne résonnèrent pas comme un ordre. Ils laissaient un gout moelleux qui incitait à lui emboiter le pas. Hannah hésita encore une seconde. C’était de la folie. Ne rabâchait-on pas aux enfants de ne pas suivre un inconnu ? Mais sa curiosité incorrigible lui grignotait l’esprit. Cette médecin légiste qui ne s’inquiétait aucunement de trouver un de ses patients vivants lui donnait envie d’en savoir plus. Elle avait mille questions qui se bousculaient derrière ses lèvres. Et puis merde ! C’était une médecin, elle ne risquait rien non ? Hannah fit un pied de nez à sa peur et lui emboita le pas.

Le couloir était lugubre, la peinture fripée. Un silence inquiétant flottait dans le bâtiment désert. Hannah n’entendait que ses propres pas. S’il n’y avait pas eu la silhouette de Rose devant elle, elle se serait crue seule. Dehors, la nuit était noire. La nuit ?

- Quelle heure est-il ? hasarda-t-elle.

Sa voix raisonna dans l’ombre. Elle ne vit pas le faible sourire de Rose devant elle.

- 3 h 20.

Hannah se frotta l’oreille, elle croyait avoir mal entendu. Que diable faisait-elle ici à une heure pareille ? Les légistes ne travaillent pas de nuit. Elle avançait de surprises en étonnements.

- Que faites-vous à la morgue à une heure aussi tardive ?

- Je suis comme ça, je suis une enfant de la nuit.

Étrange Rose. Froide et mystérieuse.

- Vous ne travaillez que de nuit ? C’est possible ça ?

- Je préfère que tu me tutoies si ça ne te dérange pas. J’ai l’impression de prendre 30 ans. Entre, nous serons mieux ici.

Hannah fronça le nez, Rose avait habilement évité sa question. La pièce dans laquelle elle entra était une petite salle de consultation. En son centre trônait une table d’examen que Rose désigna du doigt pendant qu’elle ôtait sa blouse. Elle laissa entrevoir une silhouette mince moulée par un jean sombre et d’élégantes bottes montantes.

- Comment te sens-tu ?

Hannah décrocha prestement ses yeux des hanches de la femme et ramena son attention sur son visage fermé qui sondait son âme. Encore et toujours ce bleu polaire. Ces yeux si clairs qu’on aurait pu les croire aveugles. Hannah mit du temps à répondre, noyée dans cette eau glaciale. Elle n’arrivait pas à rassembler ses pensées, ses mots la fuyaient comme une enfant. Qu’est-ce qui lui prenait ? Ce n’était pas son genre.

- Quelle est la dernière chose dont tu te souviens ? l’aida Rose

- Le camion !

La réponse fusa. Oui, le camion. Le Klaxon. La pluie. Le sang dilué sur le pavé. Et la douleur…

- J’ai renversé un camion.

Soubresaut de la paupière, coin de lèvre qui s’étire. Hannah avait détendu l’atmosphère. Rose souriait peut-être. La pièce semblait moins glaciale.

- Et le camion va bien ?

Hannah sourit malgré elle, contente que Rose surenchérisse sur sa plaisanterie.

- Pas aussi bien que moi c’est certain ! Je n’imagine pas les frais de réparation.

Hannah était lancée. Son angoisse oubliée, elle redevenait affable et espiègle comme à son habitude.

- Donc tu te sens bien.

- À merveille ! Si l’on fait abstraction du fait que je me sois réveillée dans une morgue. Aurait-on besoin de croquemorts à nouveau ?

Rose sourit franchement cette fois-ci. La bonne humeur d’Hannah était contagieuse. Elle contempla ses yeux rieurs aux couleurs du printemps, ses fossettes qui creusaient ses joues lorsqu’elle souriait, sa tignasse rougeoyante qui encadrait un visage pâle éclaboussé de taches de rousseurs. Une beauté simple qui accrochait le regard.

- Un croquemort n’aurait pas servi à grand-chose. Tu étais belle et bien morte. J’ai le compte rendu des urgentistes et ton certificat de décès.

Cette dernière phrase lui fit l’effet d’une gifle. Morte. Jusqu’ici, Hannah n’avait fait que le supposer, se disant qu’ils avaient pu se tromper avec une profonde léthargie. D’accord, elle s’était réveillée dans une morgue, mais elle était indemne de toute égratignure. Enfin ! On ne ressuscitait pas comme ça !

- Que dit le CR ? demanda Hannah très sérieusement.

Rose pinça discrètement ses lèvres, étonnée.

- Étudiante en médecine ?

Hannah hocha la tête. Elles échangèrent un sourire entendu, signifiant plus que ce que tous les mots pouvaient transmettre.

- « Patiente de 23 ans, accident de la voie publique à haute cinétique, polytraumatisée. À l’arrivée du SMUR sur les lieux de l’accident, constatation par le médecin d’état de mort clinique. Aucune manœuvre réanimatoire intentée (15 minutes de no flow). Au scanner on retrouve en fenêtre osseuse 37 fractures dont deux crâniennes, une faciale classée Le-Fort II, une bi-isthmique de C2 et une trifocale du bassin, une luxation du rachis cervical entrainant un cisaillement de la moelle épinière… »

- Ah, quand même… l’interrompit Hannah. Je n’ai pas fait les choses à moitié ! Et, en tant que médecin légiste, comment expliquer que je sois passée d’un puzzle à ça ?

Elle agita ses mains, désignant son corps intact.

Rose haussa les épaules, une ride soucieuse plissant son front.

- Cela fait 10 ans que je suis médecin légiste. Jamais un cadavre ne m’a hurlé qu’il était en vie.

Dix ans ? Hannah recalcula plusieurs fois. Incompatible. La jeune femme devant elle n’avait pas 40 ans. Pas de ridules, ni aux yeux ni à la bouche. Une peau parfaitement lisse. La peau du cou ne ment jamais.

- Dix ans c’est un peu exagéré, tu ne sembles pas avoir plus de 28 ans non ? Et encore, je te donnerais mon âge.

Rose haussa brièvement les épaules. Au lieu de répondre, elle se leva du bureau et s’approcha.

- Je peux ?

Étrange Rose. Secrète et insaisissable.

- Euh… Oui… oui bien sûr, bredouilla Hannah prise au dépourvu.

Rose releva délicatement le teeshirt, se pencha au-dessus d’Hannah et glissa son stéthoscope sous le vêtement. Un effluve exquis s’en dégagea. Un brasier s’alluma en elle, son estomac criait famine. Elle serra les dents.

Les yeux clos, elle écouta le cœur d’Hannah. Il était lent, trop lent, à peine perceptible. Une basse sourde qui rythmait un slow langoureux. Le bruit de ses poumons, lui aussi, n’était qu’un murmure lointain et profond.

- Alors ?

- Tu ne te sens pas essoufflée ?

- Du tout, pourquoi ?

- Bradycardie sévère, ton cœur est à moins de 5 battements par minute et ta fréquence respiratoire est de l’ordre de 8/9 par minutes, pour une normale entre 16 et 20.

- En clair, je suis au stade prémortem d’un patient en réanimation acharnée !

- Stricto sensu, oui.

- Ça non plus, tu ne l’expliques pas, j’imagine.

- Non, et ça m’intrigue. Il faudrait que je te fasse d’autres examens pour avoir une vue plus large sur la question.

- Quel genre d’examens ?

- Une prise de sang pour commencer, puis des tests au niveau moléculaire.

- Tu sais faire ça toi ?

- Oui, j’ai fait une formation complémentaire.

Rose tendit le bras vers le meuble à sa droite qui contenait l’attirail nécessaire. Un garrot, quelques tubes, une aiguille. Hannah n’eut pas le temps d’appréhender que Rose l’eût déjà piqué.

- Attends-moi là. Je vais analyser ça au labo, une heure tout au plus. Ça ira ?

- C’est comme tu le dis : les morts ne se réveillent pas ! Je ne risque rien ici.

Rose, un sourire en coin, fila. Hannah resta là, ses pensées pour seule compagnie.

Elle se rallongea et écouta le silence. « Morte », le mot résonnait. Aujourd’hui, son cœur avait cessé de battre. Les preuves étaient sous ses yeux. Pourtant elle se sentait plus en vie que jamais ! Cinq battements par minute. Cent à l’heure. Physiologiquement impossible.

Les minutes se succédaient lentement. Son esprit s’envola, flottant vers sa grand-mère, cette vieille dame bourrue et chaleureuse. Cette femme qu’elle avait redécouverte, qui l’avait accueillie à bras ouverts lorsqu’elle n’avait plus de famille, plus de foyer.

Les yeux d’Hannah se voilèrent. Sa mère lui manquait, son visage, sa voix, sa chaleur. Hannah pleurait à chaudes larmes. Elle ramena ses jambes contre sa poitrine.

Ce jour restera gravé dans sa mémoire, imprimé sur sa rétine pour l’éternité. La mort, encore, portant le visage de son père cette fois-ci. Elle se souvenait de son regard fou, halluciné. De ses mains vissées, serrant de plus en plus fort le cou de sa mère. Sa figure à elle, rouge, congestionnée. Elle se souvenait de ses lèvres murmurant une supplique silencieuse, de son corps se débattant vainement. Puis l’abandon.

Les sanglots secouèrent les épaules d’Hannah.

Elle revoyait sa mère étendue, sans vie, ses yeux vides tournés vers elle. Inexpressifs, éteints. Elle était morte et ne se réveillerait pas. Et Hannah entendait toujours le hurlement. Ce vagissement poussé par son père, la douleur infinie qu’il contenait. Son père n’avait pas voulu, elle le savait, depuis que sa grand-mère lui avait tout expliqué. Ce n’était pas lui, les voix dans sa tête le harcelaient. Hannah avait décidé de ne plus lui en vouloir, la schizophrénie lui avait déjà pris sa mère, elle ne lui volerait pas son père.

Hannah essuya ses joues inondées. Ce geste, elle ne l’avait pas fait depuis le décès de sa grand-mère il y a 5 ans.

Elle se sentait mieux. Lasse et vidée, mais sereine. Une nouvelle page se tournait, un avenir incertain et mystérieux, mais aussi alléchant s’offrait à elle. Elle s’était agrippée à la vie si farouchement qu’elle en avait défié la mort !

Et puis qui était cette Rose ? Elle était si calme et méthodique. Elle savait forcément quelque chose. Son comportement n’avait rien de normal. Hannah essaierait d’en savoir plus lorsqu’elle reviendrait.

Rose tenait contre elle la fiole de sang, la main crispée sur le flacon. Sa bouche était sèche, ses jambes flageolantes. Elle ouvrit la porte du laboratoire, ses doigts tremblaient en attrapant la poignée. Le souffle court, elle tituba jusqu’aux automates. Elle déboucha le tube. Une explosion de saveurs, un bouquet de fleurs métalliques, puissantes, enivrantes, suaves. Le parfum lui emplit les narines, la tête lui tourna. Elle serra les dents, versa le contenu dans la machine, gardant quelques gouttes, et la referma vivement, haletante, mais soulagée. L’arôme s’était dissipé. Elle attrapa deux lamelles de verre, s’installa à une paillasse et glissa la goutte de sang sous l’objectif. Ce qu’elle observa la sidéra. Il ne se passait rien. Il n’y avait pas ce flux continuel entre les globules rouges, les cellules étaient mortes. Elle augmenta le grossissement, toujours rien. Leur aspect semblait habituel pourtant. Elle grossit encore et remarqua d’imperceptibles mouvements. Elle ne savait pas dire si Hannah était morte ou vive. Quelque part entre les deux. Fascinant ! Cela ne correspondait à rien de ce qu’elle connaissait.

L’automate sonna, elle attendait les résultats avec impatience. Elle parcourut rapidement le compte-rendu des yeux. Sans surprises, des valeurs dans les limites de la normale. À n’y rien comprendre. Des investigations plus poussées s’imposaient. Elle rangea furtivement son plan de travail et rejoignit Hannah.

- Un bilan ordinaire.

Rose tendit la feuille à Hannah.

- Tu n’as pas l’air satisfaite.

- Je suis perplexe. Ton sang est à première vue fait de cellules mortes.

Hannah écarquilla les yeux. Elle ne comprenait pas bien ce qu’elle venait d’entendre.

- Qu’entends-tu par-là ?

- Je ne sais pas. Il faudrait que je fasse d’autres tests. Cela me prendrait plus de temps qu’une nuit, je ne peux pas aller plus vite que les automates. En attendant, tu ferais mieux de rentrer chez toi te reposer. Ton corps en a surement besoin.

- Non. Je veux savoir ce qui se passe. Je sens bien que tu as une idée derrière la tête. Pourquoi tu ne réagis pas ? Je viens quand même de ressusciter ! Il n’y a rien qui t’étonne là-dedans ?

- Non.

Hannah allait lancer les quelques arguments qu’elle avait préparés, mais la réponse la coupa dans son élan.

- Quoi non… ? Ça ne t’étonne pas… ?

- Si, mais pas de la manière à laquelle tu pourrais t’attendre.

- Que veux-tu dire… murmura Hannah dont l’inquiétude refaisait surface.

Rose soupira. Ce qu’elle s’apprêtait à dire n’allait pas être bien reçu.

- Apparemment, tu es une Anhumaine et tu ne le sais pas.

- Une QUOI ? s’étrangla Hannah.

Rose regarda sa montre. 4 h 46. Nouveau soupir.

- Je vais essayer de te donner l’explication la plus claire possible. Je vais te raconter mon histoire. Ce que je vais te dire, tu ne vas pas vouloir le croire, mais écoute-moi jusqu’au bout. Je répondrai à tes questions une fois que j’aurai fini. Entendu ?

Hannah secoua vivement la tête. Elle allait enfin avoir le fin mot de l’histoire !

- Je suis née en 1893, commença Rose.

Hannah manqua de s’étouffer. Rose fronça les sourcils, la dissuadant d’intervenir.

- Theodora Jacobson, fille d’un riche bourgeois anglais, c’est là mon premier nom. Mon véritable nom. À cette époque, ma vie était facile. J’étais insouciante, mes seules préoccupations étaient la lecture et l’amour.

Le regard lointain, Rose n’était plus dans la pièce. Elle voyageait au cœur de ses souvenirs, un sourire étirant peu à peu ses lèvres. Elle vibrait différemment, son austérité se dissipait.

- J’avais 22 ans. J’étais rebelle et fougueuse. Mon père désespérait de me voir mariée un jour.

Hannah se surprit à contempler Rose. La beauté de son visage parfait. Les traits fins d’une poupée de porcelaine. Le teint éclatant comme neige au soleil, tâché de deux lèvres rouge grenat. Hannah était hypnotisée par ces lèvres, charnues et veloutées. Elle secoua la tête, elle avait perdu le fil.

- … filais en douce le soir pour retrouver la seule personne que j’aimais. Nous nous retrouvions près d’un étang boisé, passant nos nuits à discuter. Rêvant d’un avenir impossible. La bourgeoisie et la noblesse ne se mélangeaient pas à l’époque. Un soir, personne ne vint, le soir d’après non plus. Désespérée, je me rendis à son château, mais je ne vis que le majordome qui m’expliqua que mon être si cher à mes yeux ne désirait plus me voir.

Rose s’arrêta. Un sourire triste, la tête basse, ailleurs.

- Quelle folie… murmura-t-elle pour elle-même. Je ne le savais pas encore, mais cette folie signa ma perte. Son père, indigné par notre relation contre nature, lui avait ordonné de ne plus me revoir ou il me ferait tuer. Ma venue au château fit entrer son père dans une colère terrible.

“Un soir, je reçus un mot nous donnant rendez-vous à l’endroit habituel. Je ne sais pas quelles menaces il proféra pour que le mot fût écrit de sa main, mais je tombai dans le panneau. Ce soir-là, je me fis belle, mon père s’amusa de tout le temps que je passai devant le miroir !

« Seulement, au bord du lac ce n’était pas une, mais deux personnes qui m’attendaient et lorsque je compris, il était trop tard…

Elle serra la table sur laquelle elle était assise. Son visage se durcit. Elle cracha presque ses mots. Rose avait oublié Hannah, elle revivait cette nuit terrible, froide et sanglante.

- Ces deux hommes me frappèrent encore et encore. Ils s’acharnèrent sur mon corps déjà brisé avec toute la bestialité dont ils étaient capables. Ils riaient. Je me souviens de leur rire gras. J’étais impuissante, une marionnette entre leurs mains. Je hurlais, les suppliant d’arrêter. L’un d’eux finit par sortir une arme à feu et me tira dans le ventre, ce qui mit fin à mon calvaire.

Brusquement, Rose revint à elle. Elle plongea son regard de pluie dans les yeux attentifs d’Hannah.

- Tu es morte sur le coup toi, tu ne sais pas ce que c’est que l’agonie, s’éteindre peu à peu. Lorsque j’ai ouvert les yeux, j’étais ensevelie. J’avais de la terre dans la bouche, dans le nez, j’étais affolée ! J’ai gratté. De toutes mes forces. Je suis remontée à la surface et j’ai inspiré ma première goulée d’air que mes poumons en feu réclamaient. Un homme m’y attendait. Il était grand, large d’épaules, le visage sévère et anguleux. Sa peau cireuse luisait sous la lumière de la lune. Cet homme est celui qui m’a transformé, qui a fait de moi celle que je suis aujourd’hui. Sur la forme du moins, le fond a changé maintes fois avec le temps.

“Aujourd’hui, je suis une enfant de la nuit. Je n’ai pas senti sur ma peau un rayon de soleil depuis 104 ans. Je suis une vampire.

Hannah ne répondit rien. Elle était à la fois effrayée et émerveillée. Une vampire… Cela paraissait irréel, et pourtant… Sa peau si blanche, si froide. Son travail de nuit à la morgue. Cette histoire semblait criante de vérité.

- Une vampire… ?

Rose hocha la tête, silencieuse. Cette nuit-là sa vie d’humaine s’était achevée et cette première bouffée d’air était venue emplir des poumons morts pour l’éternité. Ce n’était pas ses poumons qui l’avaient brulé, c’était la soif. Une soif si vive, si aliénante…

- Oui. As-tu peur ?

- Pourquoi aurais-je peur ? Le mal serait déjà fait si tu avais voulu me nuire, répondit Hannah sans réfléchir.

Son insouciance amusa Rose. Sa soif irrésistible, une volonté de nuire ? Non, un simple instinct, souvent insurmontable.

- Quel âge as-tu ?

- 22 ans. 22 ans depuis 104 ans.

- Heureusement, tu es majeure !

Rose éclata de rire. Elle n’y avait jamais pensé !

- Je n’ai eu que des faux papiers depuis ma transformation, ça n’a jamais été un problème.

- Certes, mais il faut bien que ton visage fasse assez vieux pour rester crédible !

- Insinues-tu que je suis vieille ?

Son regard s’assombrit, son visage se durcit. Hannah eut un doute sur le ton sérieux ou moqueur de la question. Était-elle susceptible ?

- Mais je t’en prie, reprends tu m’avais demandé de ne pas t’interrompre, reprends ton histoire ! répondit Hannah, pirouette espiègle afin d’éviter la question.

Rose leva les yeux au ciel, gentiment exaspérée. Cette jeune fille était curieuse, pas le moins du monde interloquée par son annonce. Et elle qui avait voulu prendre des pincettes pour lui amener le sujet.

- Pour répondre à ta remarque sur l’âge, les enfants ou adolescents vampires sont rares. Leur tempérament joueur ou rebelle les rend imprévisibles et difficiles à éduquer. Enfin, passons. Ce qui est important pour le moment, c’est la raison pour laquelle je t’ai raconté mon histoire. Ce n’est pas faute d’avoir essayé de nous montrer, mais il s’est avéré préférable de faire croire à l’humain que nous n’existions pas.

- Nous ?

- Je ne parle pas seulement des vampires, mais de tous les Anhumains, les lycanthropes, les Sans-visages, les Mageresses et surement d’autres créatures dont je ne connais pas l’existence, comme toi. Car tu es une Anhumaine, j’en suis persuadée. Tu es morte, Hannah, et pourtant te voici devant moi.

Rose trouva Hannah étrangement muette.

- Tu me suis ?

- Oui, mais pourquoi serais-je une espèce que tu ne connais pas ? Ce sont les vampires qui ressuscitent non ?

- Oui et non. Tu le saurais si tu étais une vampire. Tu aurais été mordu, puis enterrée et ton géniteur se serait présenté à ta renaissance. Plus important encore, ton cœur bat. Pas le mien. Cependant, comme tu le dis, il n’y a que les vampires qui ressuscitent. C’est pourquoi je veux faire d’autres tests, pour savoir qui tu es.

Hannah restait sans voix. Joie, peur, étonnement, satisfaction, soulagement, incrédulité, scepticisme ? Une mosaïque, non, un fouillis de sentiments la submergeait. Peu à peu, un sentiment se détacha, l’enthousiasme. Rose avait ouvert une porte, une perspective nouvelle, un monde à explorer. Se redécouvrir, un arbre sans racines, un livre sans titre.

- Penses-tu que j’ai un pouvoir particulier ?

La question étonna Rose. Après tout ce qu’elle venait d’entendre, elle choisissait cette question ?

- À toi de le découvrir. Les tests que je compte faire nous apprendront seulement comment ton corps fonctionne, mais pour le reste, nous nageons en eaux inconnues.

Nous ? Hannah ne s’attendait pas à ce que Rose veuille rester de la partie. C’était inattendu, mais cela la rassurait. La jeune femme avait beau avoir une allure effrayante et austère, Hannah sentait une bienveillance émaner d’elle.

- Ceci dit, nous avons tous des facultés et des vulnérabilités, je ne vois pas pourquoi tu ferais exception.

- Quelles sont les vôtres, vous les vampires ? L’ail ?

- C’est indigeste pour tout le monde.

- Un pieu de bois dans le cœur ?

- Qui n’en mourrait pas ?

- Ce ne sont pas des réponses !

- Ne révèle jamais tes points faibles. Retiens cette maxime. Mais pour ce qui est de nos capacités…

Hannah cligna des yeux. Envolée ! Elle n’avait pas rêvé tout à l’heure. Hannah sourit, émerveillée.

- … beaucoup de légendes sont vraies ! souffla Rose à son oreille.

Hannah se retourna, Rose avait à nouveau disparu. Un simple courant d’air. Elle frissonna, électrisée.

- Fantastique ! Tu en as d’autres des comme ça ?

- Voyons, je ne vais pas te dévoiler tous mes secrets cette nuit.

Elle réapparut, assise sur le bureau. Immobile, inchangée. Formidable !

- Et bien. Maintenant que j’ai répondu à tes questions, dis-moi comment je peux te joindre dès que j’ai tes résultats. Quant à toi, si tu as le moindre problème concernant ta nouvelle condition, appelle-moi à ce numéro, je t’aiderai.

Hannah prit le papier. Devait-elle n’appeler que la nuit ? Son doigt resta suspendu dans les airs, Rose s’était volatilisée.

Hannah resta seule, la tête pleine de rêves et de féérie. Elle se laissa retomber sur la table d’examen soupirant longuement, l’esprit en ébullition. Quelle nuit ! Anhumaine. Elle était une Anhumaine. Qu’est-ce que cela pouvait bien dire ? Elle ne se sentait pas différente d’hier. Elle n’était pas humaine alors ? L’avait-elle été un jour ? Pourquoi maintenant ? Serait-ce sa mort qui aurait déclenché tout ça ? Elle frissonna. De plaisir, de froid ou de peur, elle ne saurait le dire. Peut-être un peu des trois.

Elle s’ébroua, il était temps de rentrer. Hannah sauta de la table, débordante d’énergie, le pas léger, la démarche leste, elle rentra à son appartement. Elle voulait retrouver la chaleur de son foyer. Son gros chat, son plaid à poils, une tasse bien chaude et disparaitre dans son canapé trop grand pour elle. Elle avait hâte.

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