Comment on devient (presque) malhonnête. (23)

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Que faire ? Je suis dans le cirage noir. Lui raconter un bobard ? Ça ne marchera pas cette fois. Et Etienne ? Pour Etienne, je soutiendrai mordicus que ce n'était pas lui. Que c'était un type de la bande au vieux qu'il veut couvrir. Jouer les cons ? Ça je saurai faire. J'ai tellement vu d'élèves exceller dans cet exercice que j'ai mon comptant de leçons sur le sujet. Le mieux serait de plaider coupable. Je prépare quelques billets, mon salaire. Je planque les autres sous une latte de plancher bloquée par la vieille armoire. Je dirais qu'une famille est arrivée pour le "bed and breakfast" Que dans la nuit le père s'est senti mal. Qu'ils m'ont demandé de les conduire jusqu'à la frontière parce qu'ils devaient passer en Belgique. Ils ont téléphoné pour se faire escorter une fois là-bas. Moi, j'ai pas cherché à comprendre. Juste à rendre service. Le père était asthmatique, ou cardiaque, mais son malaise ne les inquiétait pas. C'était juste que personne, à part lui, n'avait le permis. Leur contact en Belgique ne connaissait pas notre bled et n'avait pas de carte de France.

 Voilà ! Rien que d'ordinaire. Tout dépendra de l'humeur du gros René, ou des ordres de sa hiérarchie. Minuit trente, les infos sont terminées. Je me couche. Demain est un autre jour.

(Dimanche midi), j'ai pas dormi, ou si peu. A cinq heures j'ai enfilé ma vieille robe de chambre, celle qu'Odile m'avait offerte pour mes quarante ans. J'ai chaussé mes charentaises à carreaux. Je me suis mis à ma bécane. La fin de semaine tournait dans ma tête comme les papillons de nuit autour d'un réverbère. Il fallait que je note tout, avant que ça s'évapore, que ça se disperse, que ça se perde dans mes neurones. Il est midi, pendant sept heures, j'ai noirci de l'écran à tout va. Je n'ai pas eu, ni le temps, ni l'idée, de téléphoner à Etienne pour prendre de ses nouvelles. Comme on dit par chez nous. J'ai un petit creux, j'ai pas envie d'un repas complet. Je me prépare un sandwich que je pose à côté du clavier. Entre deux bouchées mon cerveau recommence à fonctionner autrement qu'en puisant dans la mémoire. Et, comme d'habitude, je m'aperçois qu'il y a des zones d'ombres dans le discourt du grand. Cette fuite à travers la campagne me semble de plus en plus bizarre. Il faudra que je demande à Etienne ce qu'il a vu. S'il a vu quelque chose de suspect, du genre pandores ou assimilés. Le dimanche après-midi on peut visiter les hospitalisés. J'en ai mare de taper sur cette machine, un peu d'air me fera le plus grand bien. Je vais en profiter pour essayer un des billets de cent euros. Pour voir. Pas chez Jojo, à la station service, je vais faire le plein. Parce que dans la zone d'ombre, il y a la valise de billets. C'est trop beau pour être vrai. Ils sont trop nombreux pour être vrais. Si je me fais pincer, je dirai que je suis la reine des poires. Que le vieux m'a payé en monnaie de singe. Dans le fond, derrière mes neurones crédules, il reste un petit espace de lucidité. Je demande une chose, pour le grand comme pour moi, avoir tort. Que les billets soient des authentiques. Que lui et moi, et Etienne, on se tire indemne de ce mauvais cauchemar. Je vous le dis en confidence, la truanderie c'est un métier, une affaire de spécialistes. Le grand, il veut péter plus haut que son cul, comme disait le paternel quand il parlait de ses concurrents un peu trop agressifs. J'arrive pas à imaginer que le vieux gangster s'est fait avoir comme un débutant, par, justement, un débutant. La côte du grand redescend dans mon estime. Bon, je suis crevé. J'arrête…

Mardi, mes aïeux, c'est la cata ! Dimanche après-midi, j'ai pris ma bagnole pour aller voir Etienne à l'hôpital. En passant, je fais le plein à la grande station service de la nationale, à la sortie d'Hirson. J'arrive à la caisse, le type m'annonce la somme, je lui tends le billet de cent. Il le prend, le tournicote dans tous les sens, le palpe, l'ausculte, regarde à travers dans la lumière du néon qui le surplombe, enfin il le repose à plat sur le comptoir en le lissant à la manière d'une repasseuse qui fignole une chemise. "Il a l'air bon." Je fais l'étonné. "Pourquoi vous dites ça ?" – "La banque m'en a refusé un, hier après-midi, quand j'ai été porté la recette." – "Et vous ne l'aviez pas remarqué en le prenant ?" – "Non. C'est un jeune qui a fait le plein d'une 4 L qui me l'a refilé. Malheureusement j'ai pas pris le numéro de sa voiture. Pourquoi je me serai méfié ?" – "Vous avez perdu cent euros ?" – "Non, la maison est assurée. Moi je suis juste gérant." – "Vous en en avez fait quoi, du billet ?" – "Ben, c'est le service juridique qui s'en occupe. J'ai juste fourni le portrait du jeune type et qu'il roulait en 4 L."

Et voilà ! Le collet se referme sur mon cou comme sur celui d'un lapin insouciant. J'allais dire d'un lapin con. En l'occurrence, ce n'est pas le lapin, brave bête, qui est con, mais moi. Je pouvais pas reprendre mon billet. J'ai bien essayé. Ça n'a pas marché. "Si ça vous pose problème, je peux vous donner ma carte." – "Non, non, j'ai confiance. Vous n'avez pas la tête d'un gangster." Qu'il répond en rigolant. N'empêche, il regarde les cent euros d'un œil plus que méfiant. Je n'ai jamais eu à rencontrer une situation pareille de toute ma longue vie, je panique. Intérieurement. Je bloque. Mon cerveau se met en stand-by. J'attends la mort comme un oiseau dans la gueule du chat. Je suis mou de partout. J'ai les bras plus lourds que des altères. Mes mains sont incapables de bouger le moindre doigt. Je suis positivement out.

Le gars me rend la monnaie. Tel un zombi, je remonte dans ma voiture. Je démarre par réflexe. C'est en pilote automatique que je roule jusqu'à l'hosto.

En entrant dans la chambre d'Etienne, je vois tout de suite que quelque chose ne va pas. Ce qui ne va pas, c'est Etienne. Il me regarde d'un œil terne, comme sans me voir. Je n'ai jamais été doué pour engager la conversation. Pour dire les mots qu'il faut. "Tu sors quand ?" C'est tout ce que je trouve. "Ils doivent faire des analyses et des tests. Ça va prendre la moitié de la semaine." Son œil s'est un peu éclairé. Il me dit ne plus sentir ses doigts, ni sa main gauche. Il ne sait pas si c'est les cassures, ou la contusion, ou autre chose. Il faut attendre et être patient. Je lui dis que je passerai voir Martine. Des fois qu'elle aurait besoin d'un coup de main. En moi-même, je sais qu'elle refusera mon aide, c'est juste pour continuer la conversation, le contact. Pour lui dire qu'il peut compter sur moi. Pour le réchauffer. Evidemment, je ne lui dis rien du départ du grand, ni de mes doutes quant aux billets de cent euros. Rien non plus sur l'épisode de la station d'essence. Quand il sera sorti d'affaire je lui raconterais tout ça par le menu. Je suis sûr de ne rien oublier. Je note tout ça au fur et à mesure, maintenant,  en tapant ma chronique.

Au début, j'écrivais pour passer le temps, par jeu. Puis, tout c'est carambolé. Mon journal, le retour du grand, le passage des gangsters, la Rolls, l'accident d'Etienne. Et c'est l'accident d'Etienne qui vient de déclencher dans ma tête la prise de conscience de la réalité. Pouce ! On ne joue plus. Il faut revenir au réel. Quitter la cour de récréation. Rentrer en classe. Reprendre ses cahiers. Sauf que je suis seul. Qu'Etienne est out. Pour combien de temps ? Il n'est plus disponible pour m'aider à faire mes devoirs, pour me souffler.

Je vais passer chez le paternel, mais je n'attends pas d'aide de sa part. Il était de bon conseil, avant… Depuis, il a sérieusement vieilli. Il ne s'intéresse plus qu'aux poissons qu'il piège dans le ruisseau, et à son petit-fils, le grand. Le reste, c'est comme la télé. Ça passe devant ses yeux, ça le distrait. Il oubli, une image chasse l'autre. Il ne hiérarchise plus. La dernière fois que je lui en ai demandé un, de conseil, remonte à des lustres. Quand Odile s'est fait la malle. Et je n'en ai pas tenu compte. Je ne saurai jamais s'il était bon, si j'aurais mieux fait de le suivre.

Quand la voiture s'est arrêtée, j'étais dans la cour de ma ferme. Je n'ai pas vu le trajet. J'étais pas à la conduite. J'étais dans la chambre d'Etienne, j'étais devant la valise pleine d'euros, j'étais en face du gros René…Partout, sauf au volant.  

Il était trop tard pour aller chez le paternel. Son polard du dimanche soir était commencé. Il aime pas qu'on lui téléphone à cette heure, alors le déranger, l'obliger à se lever pour ouvrir… Je ne m'en sentais pas le courage. J'ai allumé la télé. J'ai pris l'action en marche. Ils en étaient à tirer dans tous les coins. Une vraie merde inintéressante. J'ai zappé mais les images que le poste proposait ne m'accrochaient pas. J'ai éteint la télé. J'ai mis un blues sur la platine et je me suis endormi sur le canapé.

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